Introduction
Nous présentons ici une réflexion critique complémentaire sur la réception du Siècle d’Or à l’époque contemporaine, à partir d’une (ré)écriture intitulée Sueños (2017), de José Luis Collado mise en scène par Gerardo Vera.
Cette étude, portant cette fois sur une (ré)écriture théâtrale des Sueños de Quevedo au xxie siècle, commence par une série de données contextuelles, qui permettent ensuite d’inscrire la réception de l’œuvre dans la critique théâtrale, avant d’approfondir dans un troisième temps la question des procédés de la mise en scène en vue d’une proposition d’herméneutique de l’œuvre de Collado et Vera.
Le fil directeur de mon propos sera ici le dialogue transgénérique et transséculaire qui constitue le cadre artistique des Sueños de José Luis Collado et de ceux de Francisco de Quevedo. Sont ici convoqués, concernant l’hypotexte de Quevedo, les procédés classiques de l’analyse de textes quévédiens, tels que l’autocitation, l’hétérocitation, ou encore la question de la « circonstancialité » si caractéristique de l’œuvre philosophique et fictionnelle de Quevedo. Cet arsenal scientifique se double, à destination de l’hypertexte de Collado, des concepts théâtraux, avec notamment la question du dispositif scénographique autour duquel s’enchevêtrent les processus poétiques de dramatisation des textes de Quevedo adaptés par Collado et mis en scène par Vera. Concernant le volet herméneutique, il s’agira ici de porter un regard tout particulier sur les procédés d’actualisation politique mis en œuvre par le dramaturge madrilène.
Le contexte
José Luis Collado (1973 – …) est un journaliste et écrivain qui s’est fait connaître dans le domaine théâtral du fait de nombreuses adaptations et traductions, parmi les plus récentes, El curioso incidente del perro a medianoche (2018) – un roman de 2003 du Britannique Mark Haddon (The Curious Incident of the Dog in the Night-Time) –, Macbeth (2020) – une tragédie située entre 1599 et 1606 de William Shakespeare –, El idiota (2021) – un roman de Fiodor Dostoïevski écrit entre 1868 et 1869 (L’Idiot) – ou encore Para acabar con Eddy Bellegueule (2021) – un roman de 2014 du Français Édouard Louis (En finir avec Eddy Bellegueule).
La mise en scène de la (ré)écriture théâtrale des Sueños de Quevedo a été réalisée par Gerardo Vera et coproduite par la Compañía Nacional de Teatro Clásico, et les compagnies La Llave Maestra et Traspasos Kultur. Il est ici livré au spectateur une réflexion sur la société, pressentie comme corrompue, à l’époque de Quevedo. À ce propos, José Luis Collado déclare que :
[…] c’est ainsi que vivait Quevedo, un contemporain de Velázquez, également peintre de l’effondrement de l’Espagne. Nous avons essayé de refléter tout cela à partir de son œuvre la plus personnelle, ses Sueños, chronique douloureuse et lucide d’une Espagne en proie à la corruption des monarchies absolues de Philippe III et Philippe IV, victime de l’oisiveté et de l’ignorance, où la philosophie était esclave de la théologie. Une époque, aussi, où tout sentait la corruption1. (Collado, cité par Sagayo, 2017, n. p.)
Pour atteindre cet objectif, cependant, Collado avait auparavant pensé à un autre texte de Quevedo, puisque :
L’idée de départ de Vera était de dépeindre le déclin de l’empire espagnol […]. Ils ont commencé à travailler avec El Buscón mais se sont vite rendu compte que ce texte ne leur convenait pas : la jeunesse de Pablos, sa picaresque intemporelle, ne correspondaient pas à l’âge d’Echanove. Alors Vera redoubla d’efforts et entreprit Los sueños[…]2. (Ojeda, 2017, n. p.)
L’œuvre est ainsi présentée comme une lecture libre du palimpseste quévédien, sous la direction de Gerardo Vera, également responsable de la scénographie avec Alejandro Andújar, Juan Echanove étant l’acteur qui représente Quevedo sur scène. Les contenus vidéo ont été réalisés par Álvaro Luna, la musique par Luis Delgado, les costumes par Alejandro Andújar et l’éclairage par Juan Gómez Cornejo.
La réception relevant de la critique théâtrale
Les critiques du monde culturel soulignent unanimement la dimension visuelle des textes de Quevedo, qu’ils rattachent à la peinture de son temps, mais également à des périodes artistiques ultérieures sur lesquelles les textes de l’auteur auriséculaire semblent avoir eu une influence : « D’un verbe précis, le poète peint une grande fresque humoristique de l’Espagne impériale, qui n’a d’égal que les Caprichos et les peintures noires de Goya. » (Vallejo, 2017, n. p.)3.
Cependant, pour le critique de théâtre Vallejo, l’adaptation de Collado perd la dimension visuelle du texte-même de Quevedo, qui se retrouve noyée dans une mise en scène où les procédés scéniques contemporains nuisent au potentiel stylistique de Quevedo : « N’aurait-il pas été plus efficace de mettre l’accent sur le mot que de l’illustrer, de réciter les textes plutôt que de les représenter, d’incarner ce qui a été dit plus opportun que d’incarner celui qui l’a dit ? » (Vallejo, 2017, n. p.)4.
Vallejo regrette, en outre, la fusion faite par Collado des Sueños avec d’autres textes de Quevedo, tels que la Epístola satírica a don Gaspar de Guzmán, La hora de todos y la fortuna con seso, voir d’autres auteurs tels que Diego de Torres Villarroel avec les Visiones y visitas de Torres con don Francisco de Quevedo, ainsi que des sonnets de poésie amoureuse, entre autres. L’approche du critique Álvarez Domínguez semble tout aussi perplexe et réservée, en raison de l’élaboration d’un cadre excessivement minutieux :
[…] dans la version de José Luis […] il y a la place pour l’allégorie, la poésie, la chronique existentielle et la critique sociale dans le même spectacle […]. Le rythme narratif peut parfois devenir déroutant, tant de va-et-vient de plans, de réalités, de références et de dates peuvent faire que le spectateur ne sait pas d’où il vient et où il va […] ; souvent avec des actions parallèles sur scène et dans la salle […]. Ce que le spectateur qui assiste à ces Sueños trouvera est un spectacle […] dans lequel il n’est pas toujours facile de suivre l’histoire. Malgré tout, il faut saluer le courage d’avoir fait d’un texte qui n’a pas facilité les choses au premier abord un spectacle de théâtre de premier ordre : il sera cryptique ; mais il est plein du charme de l’indéchiffrable. (Álvarez Domínguez, 2017, n. p.)5
Pour ma part, je ne parlerai pas de « confusion », ni de « difficulté à suivre le fil », mais, au contraire, d’une (ré)écriture qui recrée fidèlement le baroque de l’hypotexte, alors qu’en même temps, toute une série de ressources scénographiques aident le spectateur à suivre la finalité théâtrale tout en respectant et en éveillant sa capacité d’imagination. Ce point de vue est également partagé par le critique Marcos Ordóñez, qui salue une création transmédiale et transhistorique, c’est-à-dire « une sorte de portrait expressionniste, aux tons changeants et aux sauts continus dans le temps. Le spectacle a une volonté ambitieuse de spectacle total, de musique magnifiquement choisie » (Ordóñez, 2017, n. p.)6.
Concernant les dialogues entre les temporalités mises en scène, Vera précise que « Maintenant, en ce moment d’indignité morale, ce sont ces grands maîtres qui doivent éclairer le chemin pour nous. Tout est aussi bousculé que dans la décadence du xviie siècle7. » et que ses textes tiendraient du « voyage vers le futur où le moment baroque est encore reconnaissable8 » (Vera cité dans La Vanguardia, 2017).
D’ailleurs, le contenu politique et social des Sueños de Quevedo ne laisse aucune place au doute et, en raison des références classiques et philosophiques dans lesquelles il est enraciné, il atteint une forme d’atemporalité ou, en d’autres termes, de discours philosophique. Les relations entre Quevedo et le cardinal-duc de Lerma (1553-1625) sont connues grâce à différents textes, notamment, le poème encomiastique « Elogio al duque de Lerma », une « Canción pindárica » qui, comme indiqué dans le texte-même, remonte à « Cuando vivía Valido feliz del Señor Rey Don Felipe III ». Beaucoup moins bienveillants, cependant, étaient les vers du comte de Villamediana, où l’auteur dénonce les transactions délictueuses de Lerma et, par conséquent, les tentatives faites par le duc d’Uceda pour succéder à son père le cardinal-duc. Dans ces vers, Villamediana célèbre le temps « Cuando el Rey desterró al Duque de Lerma Cardenal » :
Dio bramido de león
disimulado cordero,
y al son del bramido fiero
se asustó todo ladrón.
El primero es Calderón,
que dicen que ha de volar
con Josafá de Tovar,
rabí, por las uñas Caco,
y otro no menor bellaco,
compañero en el hurtar.
También Perico de Tapia,
que de miedo huele mal,
y el señor doctor Bonal
con su mujer Doña Rapia.
Toda garruña prosapia
teme calabozo y grillos;
de medrosos, amarillos
andan ladrones a pares:
que de tan nuevos solares
se menean los ladrillos. (Villamediana, 1990, p. 979-981)
Pour des motifs similaires, Quevedo a adressé aux politiques qui faisaient partie du cercle du cardinal-duc des propos au contenu et au ton tout aussi critiques et négatifs. Quevedo condamne ainsi dans les Grandes Anales de quince días « la opulencia de sus casas », faisant référence au même « Perico de Tapia » de Villamediana, auquel Quevedo ajoute un autre mis en cause : Jorge de Tovar.
Comme on peut le voir, en particulier avec le texte des Grandes Anales de quince días, Quevedo entretient un rapport ambigu avec le pouvoir en général et avec certains hommes politiques particulièrement. La méfiance de Quevedo à l’égard du monde politique dépasse le simple contexte circonstanciel (Ettinghausen, 1995, p. 225-259), puisque, dans le Discurso de todos los diablos o infierno enmendado, l’auteur condamne à l’enfer toutes les valeurs de l’Antiquité :
Llegó a él Lucifer y, dando un trueno que hizo temblar todo el infierno, le dijo:
¿Quién eres, alma, aún aquí presumida?
Yo soy–le respondió–el gran Julio César; y después que se desbarató y mezcló tu reino, di con Bruto y Casio, los que me mataron a puñaladas con pretexto de la libertad, siendo persuasión de la envidia y codicia propia. Estos perros, el uno hijo y el otro confidente. No aborrecieron estos infames el imperio, sino el emperador; matáronme porque fundé la monarquía; no la derribaron, antes apresuradamente ellos instituyeron la sucesión de ella. Mayor delito fue quitarme a mí la vida que quitar yo el dominio a los letrados, pues yo quedé emperador y ellos traidores; yo fui adorado del pueblo en muriendo, y ellos fueron justiciados en matándome.
Perros–decía la grande alma de Julio César–, ¿estaba mejor el gobierno en muchos senadores que lo supieron perder, que en un capitán que lo mereció ganar? ¿Es más digno de corona quien preside en la calumnia y es docto en la acusación, que el soldado gloria de su patria y miedo de los enemigos? ¿Es más digno de imperio el que sabe leyes, que el que las defiende? Éste merece hacerlas, y los otros estudiarlas. ¿Libertad es obedecer la discordia de muchos, y servidumbre atender el dominio de uno? ¿A muchas codicias y ambiciones juntas llamáis padres, y al valor de uno tiranía? ¡Cuánta más gloria será al pueblo romano haber tenido un hijo que la hizo señora del mundo, que unos padres que la hicieron con guerras civiles madrastra de sus hijos! Malditos, mirad cuál era el gobierno de los senadores que, habiendo gustado el pueblo de la invención de la monarquía, quisieron antes Nerones, Tiberios, Calígulas y Heliogábalos que leyes y senadores. (Quevedo, 2012 [1650], p. 144-145)
L’idéologie politique de Quevedo et, en particulier, sa vision de ce que devrait être le Valido, s’exprime très clairement au moins dans deux ouvrages théoriques que sont Política de Dios y Gobierno de Cristo (Quevedo, 1977 [1626-1655]) d’une part, et le Discurso de las Privanzas (Quevedo, 2000 [1606]) d’autre part. Dans ces deux ouvrages, en raison de la circonstancialité9 de la publication, il est fait allusion respectivement au cardinal-duc de Lerma et au comte-duc d’Olivarès. En ce qui concerne Lerma et les propos de Quevedo à son endroit, Antonio Feros rappelle que :
Ces paroles, écrites par l’un des auteurs espagnols les plus distingués et les plus influents du xviie siècle, Francisco de Quevedo, représentent peut-être l’opinion la plus critique et la plus populaire de toutes celles exprimées contre Philippe III (1598-1621). Les critiques de Quevedo s’étendirent également au favori du roi, Francisco Gómez de Sandoval y Rojas, mieux connu sous le nom de duc de Lerma, et à ses alliés et courtisans, que Quevedo considérait tous comme des politiciens corrompus et ineptes. Mais, plutôt que d’exprimer une critique personnelle, les mots de Quevedo doivent être compris dans une perspective plus globale et donc plus transcendante ; à son époque, l’importance d’une période, d’un règne ou d’une monarchie était établie en valorisant le caractère et les actions des individus qui étaient en charge de la gouvernance de la communauté. Compte tenu de ce critère, l’opinion de Quevedo sur Philippe III, Lerma et leurs alliés a été vraiment dévastatrice. Sa dénonciation d’un roi qui n’a jamais régné et de ses plus proches collaborateurs a fait que le règne de Philippe III occupait une place marginale sans aucune signification historique, le privant sans contexte de la moindre possibilité d’être comparé au règne « extraordinaire » de son père Philippe II. (Feros, 2002, p. 17)10
Quevedo se méfie de la politique et des politiciens, en particulier dans le cas de Lerma. Mais dans quelle mesure Quevedo entretenait-il une relation bien plus complexe avec un autre Valido, le comte-duc d’Olivarès ?
Les relations entre Quevedo et le comte-duc, Valido du roi Philippe IV, sont difficiles à établir. D’ailleurs, le « Rey Planeta » a bien dû apprécier Quevedo pendant un temps, dans la mesure où il l’avait gratifié du poste honorifique de secrétaire du roi. Quevedo avait bien écrit une série de textes dans lesquels il loue à la fois le roi et son Valido : El Chitón de las tarabillas (Quevedo, 1998 [1630]) et Cómo ha de ser el privado (Quevedo, 2011 [1627], p. 125-242), notamment.
Certes, d’un point de vue totalement opposé, nous devons rappeler l’attaque féroce de Quevedo contre Olivarès en personne, à qui il adresse une redoutable satire dans La hora de todos y La fortuna con seso (Quevedo, 2012 [1650], p. 187-288). En fait, les marranes de l’île des Monopantos sont dirigés par un certain « Pragas Chincollos », également appelé Gaspar Conchillos dans une version textuelle antérieure. Le fait est que le passage de Conchillos – dans la version manuscrite – à Chincollos – dans le texte imprimé – témoigne d’une allusion certainement antijuive faite par Quevedo aux origines d’Olivarès. Dans sa note 43, James Iffland rappelle que :
Les éditeurs expliquent que le grand-père du comte-duc, don Pedro, premier comte d’Olivares, avait épousé doña Francisca de Ribera Niño : elle cachait, sous le prestigieux patronyme maternel, l’origine plébéienne de son père, don Lope Conchillos, éminent juriste promu pour ses mérites au rang de secrétaire de Charles VI. […]. De plus, les Conchillo étaient célèbres pour leur ascendance de converso. (Iffland, 2010, p. 181, note 43)11
Ainsi, par le biais de son narrateur, Quevedo dépeint un peuple juif tel une populace « disimulada », pleine de « malicia » et « hipócrita » :
En Salónique, ciudad de Levante, que, escondida en el último seno del golfo a que da nombre, yace en el dominio del emperador de Constantinopla, hoy llamada Estambol, convocados en aquella sinagoga los judíos de toda Europa por Rabbi Saadías, y Rabbi Isaac Abarbaniel, y Rabbi Salomón, y Rabbi Nissin, se juntaron: por la sinagoga de Venecia, Rabbi Samuel y Rabbi Maimón ; por la de Raguza, Rabbi Aben Ezra; por la de Constantinopla, Rabbi Jacob ; por la de Roma, Rabbi Chamaniel ; por la de Ligorna, Rabbi Gersomi; por la de Ruán, Rabbi Gabirol, por la de Orán, Rabbi Asepha; por la de Praga, Rabbi Mosche; por la de Viena; Rabbi Berchai; por la de Amsterdán, Rabbi Meir Armahah; por los hebreos disimulados, y que negocian de rebozo con traje y lengua de cristianos, Rabbi David Bar Nachman, y, con ellos, los Monopantos, gente en república, habitadora de unas islas que entre el mar Negro y la Moscovia, confines de la Tartaria, se defienden sagaces de tan feroces vecindades, más con el ingenio que con las armas y fortificaciones. Son hombres de cuadruplicada malicia, de perfecta hipocresía, de extremada disimulación, de tan equívoca apariencia, que todas las leyes y naciones los tienen por suyos. La negociación les multiplica caras y los manda los semblantes, y el interés los remuda las almas. Gobiérnalos un príncipe a quien llaman Pragas Chincollos. (Quevedo, 2012 [1650], p. 261)
En fait, les relations entre Quevedo et le pouvoir politique étaient ambiguës, et peuvent être classées en deux périodes qui sont, d’abord, la décennie 1621-1632 et, ensuite, le tournant des années 1633 (Execración contra los Judíos, Quevedo, 1996 [1633]) et 1635 (rédaction de La hora de todos y La fortuna con seso). En effet, d’après Antonio Carreira :
Il y a une période de complicité qui va de 1621 à 1632, lorsque Quevedo accepte le poste honorifique de secrétaire du roi. Elle correspond, précisément, la défense de la politique financière du favori, avec El chitón de las tarabillas (1630), l’ambitieuse comédie Cómo ha de ser el privado (1629 ?) et le roman Fiesta de toros literal y alegórica (Fiesta de toros literal y alegórica) (éd. Blecua, no 752), qui porte aux nues Olivares […]. Puis vient le tournant, avec La isla de los Monopantos, intégrée à La hora de todos, et composée vers 1635, selon ses éditeurs. À cela s’ajoute l’Exécration contra los Judíos, datée de 1633, signe d’une opposition plus idéologique que politique, puisqu’elle a pour prétexte les pamphlets parus la même année à Madrid contre la loi du Christ et en faveur de celle de Moïse. (Carreira, 2016, p. 432)12
La manière dont Collado, pour sa part, s’inspire dans sa satire post-moderne du texte auriséculaire de Quevedo, mérite une attention particulière, notamment, dans la relation qui s’établit entre le baroque et le post-baroque ou, en d’autres termes, dans la manière dont la modernité de Quevedo est considérée comme une sorte de référence afin comprendre notre post-modernité13. Paul Ricoeur analyse précisément cette relation entre temps et récit. Plus exactement, en ce qui concerne le lien entre l’intrigue et le récit historique, le philosophe français souligne la dimension historique qui, de toute évidence, fait partie intégrante du récit (Ricœur, 1983). Le temps « réel » – ou mimèsis I – est pour ainsi dire inséré dans l’histoire, matérialisé sous forme d’événements, de dates, de lieux, de personnages, etc. D’une certaine manière, tous ces éléments de mimèsis ancrent l’histoire dans le réel, ou, plus précisément, introduisent une part d’historiographie dans la fiction. Surgit ainsi un axe paradigmatique dans le récit, qui l’imprègne d’une logique chronologique :
En tant que relevant de l’ordre paradigmatique, tous les termes relatifs à l’action sont synchroniques, en ce sens que les relations d’intersignification qui existent entre fins, moyens, agents, circonstances et le reste, sont parfaitement réversibles. En revanche, l’ordre syntagmatique du discours implique le caractère irréductiblement diachronique de toute histoire racontée. Même si cette diachronie n’empêche pas la lecture à rebours du récit caractéristique comme nous le verrons de l’acte de reraconter, cette lecture remontant de la fin vers le commencement de l’histoire n’abolit pas la diachronie fondamentale du récit. Nous en tirerons plus tard les conséquences quand nous discuterons les tentatives structuralistes de dériver la logique du récit de modèles foncièrement a‑chroniques. Bornons-nous pour l’instant à dire que, comprendre ce qu’est un récit, c’est maîtriser les règles qui gouvernent son ordre syntagmatique. En conséquence, l’intelligence narrative ne se borne pas à présupposer une familiarité avec le réseau conceptuel constitutif de la sémantique de l’action. Elle requiert en outre une familiarité avec les règles de composition qui gouvernent l’ordre diachronique de l’histoire. L’intrigue, entendue au sens large qui a été le nôtre dans le chapitre précédent, à savoir l’agencement des faits (et donc l’enchaînement des phrases d’action) dans l’action totale constitutive de l’histoire racontée, est l’équivalent littéraire de l’ordre syntagmatique que le récit introduit dans le champ pratique. (Ricœur, 1983, p. 111-112)
Cette logique diachronique repose sur un système de référents culturels relevant d’un contexte historique défini, qui insère par là-même le récit dans une échelle spécifique de valeurs socioculturelles :
On passe ainsi sans difficulté, sous le titre commun de médiation symbolique, de l’idée de signification immanente à celle de règle, prise au sens de règle de description, puis à celle de norme, qui équivaut à l’idée de règle prise au sens prescriptif du terme. En fonction des normes immanentes à une culture, les actions peuvent être estimées ou appréciées, c’est-à-dire jugées selon une échelle de préférence morale. Elles reçoivent ainsi une valeur relative, qui fait dire que telle action vaut mieux14 que telle autre. Ces degrés de valeur, attribués d’abord aux actions, peuvent être étendus aux agents eux-mêmes, qui sont tenus pour bons, mauvais, meilleurs ou pires. Nous rejoignons ainsi, par le biais de l’anthropologie culturelle, quelques-unes des présuppositions « éthiques » de la Poétique d’Aristote, que je puis ainsi rattacher au niveau de mimèsis I. La Poétique ne suppose pas seulement des « agissants », mais des caractères dotés de qualités éthiques qui les font nobles ou vils. Si la tragédie peut les représenter « meilleurs » et la comédie « pires » que les hommes actuels, c’est que la compréhension pratique que les auteurs partagent avec leur auditoire comporte nécessairement une évaluation des caractères et de leur action en termes de bien et de mal. Il n’est pas d’action qui ne suscite, si peu que ce soit, approbation ou réprobation, en fonction d’une hiérarchie de valeurs […]. (Ricœur, 1983, p. 116)
Cependant, la configuration dans le récit de fiction démontre que cette matière historique n’impose pas – exclusivement – une logique diachronique et paradigmatique, puisque, comme le démontre le philosophe français, le récit se caractérise également par sa fonction structurante, c’est-à-dire que, bien qu’il absorbe des éléments réels dans la fiction, il les réorganise selon sa propre logique. Le récit déconstruit alors la chronologie de mimèsis I, pour la réorganiser plus tard dans mimèsis II, le texte cessant ainsi d’obéir à une logique seulement diachronique pour investir également une logique achronique – ou atemporelle – et syntagmatique :
Ce que nous appelons ici expérience fictive du temps est seulement l’aspect temporel d’une expérience virtuelle de l’être au monde proposée par le texte. C’est de cette façon que l’œuvre littéraire, échappant à sa propre clôture, se rapporte à…, se dirige vers…, bref est au sujet de… En deçà de la réception du texte par le lecteur et de l’intersection entre cette expérience fictive et l’expérience vive du lecteur, le monde de l’œuvre constitue ce que j’appellerai une transcendance immanente au texte […]. Pour illustrer mon propos, j’ai choisi trois œuvres : Mrs. Dalloway de Virginia Wolff, Der Zauberberg de Thomas Mann, À la recherche du temps perdu de Marcel Proust […] ces trois œuvres ont en commun d’explorer, aux confins de l’expérience fondamentale de concordance discordante, la relation du temps à l’éternité, qui, déjà, chez Augustin, offrit une grande variété d’aspects. La littérature, ici encore, procède par variations imaginatives. Chacune des trois œuvres considérées, s’affranchissant ainsi des aspects les plus linéaires du temps, peut en revanche explorer les niveaux hiérarchiques qui font la profondeur de l’expérience temporelle. Ce sont ainsi des temporalités plus ou moins tendues que détecte le récit de fiction, offrant chaque fois une figure différente de la recollection, de l’éternité dans le temps ou hors du temps et, ajouterai-je, du rapport secret de celle-ci avec la mort. (Ricœur, 1984, p. 191-192)
En outre, la question de la temporalité implique des questions de réception, notamment la fonction du lecteur ou, pour d’autres œuvres d’art, du spectateur. Dans cette perspective, le temps raconté induit toute une perspective philosophique fondée sur des problèmes phénoménologiques (Ricœur, 1985) ou, plus largement, philosophiques. Ricœur aborde dans cette phase les questions de temporalité à partir d’une problématique transcendantale, considérant que, par essence, la fonction du récit induit dans toute forme d’œuvre une dimension intemporelle – mimèsis III – qui dépasse l’aspect historique – mimèsis I. Le philosophe français rappelle la nuance qu’Aristote avait déjà faite entre le mouvement et le temps. Le mouvement – c’est-à-dire le changement – implique la temporalité, mais pas l’inverse :
Que le temps pourtant ne soit pas le mouvement, Aristote l’a dit avant Augustin : le changement (le mouvement) est chaque fois dans la chose changeante (mue), alors que le temps est partout et en tous également ; le changement peut être lent ou rapide, alors que le temps ne peut comporter la vitesse sous peine de devoir être défini par lui-même, la vitesse impliquant le temps. (Ricœur, 1985, p. 26)
Par ailleurs, la question de la réception dépasse à son tour celles du mouvement et du changement. La problématique de la réception relève en effet du propos aïonique, pour reprendre le terme deleuzien, dans la mesure où elle pose la question de la relation non plus entre le temps et l’histoire, mais entre le récepteur et l’histoire, une approche anthropologique et philosophique qui ouvre une forme de continuum qui, à son tour, fonde la « transcendance immanente au texte » évoquée par Ricœur. Cette thèse du philosophe français doit beaucoup à Martin Heidegger (Heidegger, 2002 [1927]) et, plus précisément, à l’essai intitulé Être et temps, dans lequel apparaît le concept d’Innerzeitigkeit, que Ricœur traduit par « intratemporalité » ou « être-dans-temps-temps ». Cette intratemporalité permet de distinguer, d’une part, une lecture diachronique et, d’autre part, une représentation abstraite, puisque, selon Ricœur, « Le bénéfice de l’analyse de l’intra-temporalité est ailleurs : il réside dans la rupture que cette analyse opère avec la représentation linéaire du temps, entendue comme simple succession de maintenants » (Ricœur, 1983, p. 124). Le lien entre la temporalité et sa réception anthropologique transfère ainsi la diachronie existentielle et paradigmatique vers un territoire essentialiste et philosophique. Par conséquent, « Dans cette dialectique, le temps est entièrement désubstantialisé. Les mots futur, passé, présent disparaissent, et le temps lui-même figure comme unité éclatée de ces trois extases temporelles » (Ricoeur, 1983, p. 120). Nous le voyons, la double lecture temporelle de la philosophie de Ricœur permet d’éclairer l’intuition théâtrale de Collado confirmée par Vera, selon qui Francisco de Quevedo « éclair[e] [notre] chemin15 » dans la mesure où ses textes tiendraient du « voyage vers le futur16 » (Vera cité dans La Vanguardia, 2017).
Pour sa part, Ordóñez souligne la fonction centrale que joue la scénographie dans la pièce écrite par Collado, dont les jeux de lumière, allant du blanc dans les séquences agréables jusqu’à l’obscurité dans les séquences satiriques, préfigurent le dernier souffle de Quevedo : « Après l’omniprésence du blanc viennent les ténèbres pour teindre les vêtements et le lit du poète, qui meurt chimériquement dans les bras d’Aminta17 » (Ordóñez, 2017, n. p.) Il convient de noter qu’Aminta, d’origine napolitaine, rappelle également le séjour de Quevedo en Italie auprès de son ami et mécène le duc d’Osuna, la présence d’Aminta ayant essentiellement pour but d’insérer dans la pièce une partie de la poésie amoureuse de Quevedo.
Figure 1
Sueños, José Luis Collado (libre adaptation de Los sueños de Quevedo), mise en scène par Gerardo Vera, 2017, Compañía Nacional de Teatro Clásico/La Llave Maestra/Traspasos Kultur. Photographie : Javier Naval.
Crédits : Compañía Nacional de Teatro Clásico
Figure 2
Sueños, José Luis Collado (libre adaptation de Los sueños de Quevedo), mise en scène de Gerardo Vera, 2017, Compañía Nacional de Teatro Clásico/La Llave Maestra/Traspasos Kultur.
Crédits : Compañía Nacional de Teatro Clásico.
Source : Capture d’écran issue de la présentation vidéo du Festival Internacional de Teatro Clásico de Almagro https://youtu.be/pcBFvsDcfKo?si=w_AygLN9QuyGRXW6 (1:56).
La stratégie de Collado d’introduire dans sa pièce des textes de Quevedo au-delà des Sueños est fidèle au système d’écriture que pratiquait l’auteur auriséculaire. Ainsi, le système d’autocitations intra et extratextuelles, agrège au propos des Sueños non seulement le versant amoureux de l’œuvre de Quevedo, mais également sa production didactico-morale, philosophique et politique. En ce qui concerne cette pratique de la citation par Quevedo, reprise ici par Collado dans sa pièce, il convient de rappeler les analyses de Santiago Fernández Mosquera, qui a démontré les mécanismes de cette logique quévédienne très ciselée des (ré)écritures et des auto(ré)écritures. Il semble donc essentiel, au moment d’établir l’herméneutique des Sueños de Quevedo, d’avoir une lecture contrastée fondée sur l’ensemble de ses textes satiriques, et au-delà. Sur ce point, Roig Miranda évoque un « Quevedo source de lui-même » (Roig Miranda, 1989), un point confirmé par Santiago Fernández Mosquera qui parle lui de « La hora de la reescritura en Quevedo » (Fernández Mosquera, 2000).
Il est donc parfaitement justifié que Collado présente son projet comme une véritable synthèse de ce que Quevedo a écrit en ne se limitant pas aux seuls Sueños. De ce point de vue, le dramaturge madrilène fait preuve d’une intuition parfaite et d’une bonne connaissance du style et de l’herméneutique des textes de Quevedo, fondés sur l’autocitation de textes moraux, philosophiques ou politiques ainsi que le rappelle également Vera : « Il y a tout Quevedo, sa réflexion sur les pauvres, sur les rois qui, au lieu d’ordonner sommeillent, ou ces favoris qui sont les mites de l’Espagne […]. Quevedo est un monument philosophique et moral. » (Vera, cité dans La Vanguardia, 2017, n. p.)18.
Les acteurs de la pièce partagent également l’idée d’un Quevedo aux multiples facettes, derrière lesquelles domine la considération didactique, morale et philosophique, à l’image de Lucía Quintana, l’Aminta qui fait chavirer le cœur de Quevedo dans la pièce, et qui reprend l’idée de Cuna y sepultura dans laquelle « nacer es empezar a morir » selon les mots de Quevedo dans l’œuvre. En fait, Quevedo est l’auteur d’une vaste production littéraire et théorique. Dans le domaine littéraire, il convient de garder à l’esprit non seulement les œuvres narratives, comme le Buscón ou La hora de todos y la fortuna con seso, par exemple, mais aussi les créations théâtrales à l’image de Cómo ha de ser el privado, ainsi que des textes poétiques tels que « Sabed, vecinas » (Quevedo, 1981, p. 687), une satire contre les femmes que l’on retrouve tout au long des Sueños y Discursos, « Este que veis hinchado como cueros » (Quevedo, 1981, p. 648-649), satire contre les taverniers, « Este mundo es juego de bazas » (Quevedo, 1981, p. 693-695), satire contre les représentants de la justice et de la police, et que l’on retrouve dans les Sueños y Discursos. Les Sueños y Discursos implique donc tout un réseau de références hypotextuelles qui sont souvent aussi importantes que le texte lui-même. En fait, lorsque Quevedo écrit une bourle ou une satire à l’encontre des avocats, des juges, des rois et autres Validos, il ne peut s’empêcher de faire référence à sa Política de Dios y Gobierno de Cristo ou encore au Discurso de las Privanzas, deux œuvres clefs de sa pensée politique.
En plus de cette logique des autocitations d’œuvres fictives et théoriques, il convient d’avoir à l’esprit que l’auteur n’était pas seulement un homme de lettres et un philosophe, mais qu’il exerçait également une charge de nature politique. Philippe IV avait en effet gratifié Quevedo de la charge de secrétaire royal, un rôle certes honorifique, mais qui donnait à l’auteur ses entrées et toute sa légitimité dans la sphère politique de l’époque.
En conséquence, étudier ou (ré)écrire les Sueños présuppose une lecture qui prenne en compte ce système d’écriture autoréférentielle, et cela, à la lumière du contexte politique dans lequel il s’inscrit, lignes directrices que José Luis Collado a clairement suivies dans sa création théâtrale en collaboration avec Gerardo Vera.
L’affaire et sa mise en scène
Sur scène, c’est un Quevedo âgé, fatigué et mourant qui se retrouve dans un lieu indéfinissable, et que chaque spectateur pourra interpréter selon son propre imaginaire. Ce Quevedo, à la fois classique et contemporain, est interprété par Juan Echanove, dans un costume sobre, une « sorte de tunique en lambeaux, et ses lunettes incomparables19 » selon les mots de Liz Perales (Perales, 2017, n. p.). Par le passé, l’acteur a déjà incarné le génie du baroque espagnol dans plusieurs créations comme dans la pièce Inmortal Quevedo, ou dans le film Alatriste.
Ce que la présence d’une infirmière et d’un médecin, deux autres personnages, autorise à interpréter comme étant un sanatorium, constitue le cadre et le motif d’une forme de délire mental dont souffre ici Quevedo, un délire qui s’explique vraisemblablement par ce qui semble être la mort prochaine de Quevedo sur scène. Ces délires sont un biais permettant de révéler au public les « rêves », ou plutôt, les « visions », d’un Quevedo qui s’apprête à traverser le Styx.
La tradition des « enfers », éminemment présente à la fois chez Quevedo et dans la (ré)écriture de Collado, doit également être reliée à la Divine Comédie (1303-1321) de Dante et, plus tôt encore, à l’Énéide de Virgile (29-19 av. J.-C.), deux palimpsestes dans lesquels le dialogue joue un rôle prépondérant. Hérité de l’Antiquité grecque et, plus précisément, des Dialogues des morts (166-167) de Lucien de Samosate, le genre du dialogue survit avec les Colloques (1498-1533) d’Érasme. Ainsi, Lucien de Samosate met en scène divers personnages – allégoriques, fictifs, historiques ou mythologiques – envoyés en enfer, sous la forme d’une série de trente dialogues dont la visée moralisante repose sur les vanités de ce monde. Inspiré par cette tradition, Quevedo inclut le genre du dialogue dans celui des rêves, une découverte hypotextuelle que Collado et Vera transmettent sur scène.
Dans cet attelage d’hypotextes, le genre des danses de la mort a également considérablement nourri les Sueños de Quevedo, tout comme l’œuvre théâtrale de Collado et Vera. Outre leur potentiel théâtral, où toute une série de types humains défilent devant le récepteur, les danses de la mort offrent au narrateur des rêves la possibilité de souligner – à destination du lecteur – la véritable nature de ces condamnés aux enfers : les jeux d’apparences et d’illusions du grand théâtre du monde s’évanouissent, puisqu’ils perdent tout sens dans ce grand théâtre de la mort.
L’on comprend mieux ainsi à quel point Collado a perçu tout le potentiel théâtral de ces genres de l’Antiquité et du Moyen Âge – danses, dialogues, enfer, rêve et vision – constitutifs des Sueños de Quevedo dont il s’inspire. Dans la pièce écrite par Collado et mise en scène par Vera, le personnage de Quevedo livre ainsi au spectateur toute une série d’images dans lesquelles se mêlent de manière irrationnelle sa biographie, l’histoire de l’Espagne sous Philippe III et sous Philippe IV, et des discours satiriques contre la société.
Figure 3
Sueños, José Luis Collado (libre adaptation de Los sueños de Quevedo), mise en scène de Gerardo Vera, 2017, Compañía Nacional de Teatro Clásico/La Llave Maestra/Traspasos Kultur. Photographie : Javier Naval.
Crédits : Compañía Nacional de Teatro Clásico
Le décor prend la forme d’un espace évidé, qui partage avec les costumes et les éclairages une tonalité diaphane, comme un écran vierge sur lequel sont projetées les visions, les danses macabres et autres descentes aux enfers de Quevedo. Le protagoniste, tout comme dans sa poésie amoureuse, traverse le Styx en refusant de laisser sur le rivage les souvenirs de l’être aimé. Alors qu’il rencontre ensuite d’autres personnalités condamnées à l’enfer, Quevedo saisit l’occasion pour les accabler de féroces critiques inspirées de ses Sueños (Álvarez Domínguez, 2017).
Figure 4
Sueños, José Luis Collado (libre adaptation de Los sueños de Quevedo), mise en scène de Gerardo Vera, 2017, Compañía Nacional de Teatro Clásico/La Llave Maestra/Traspasos Kultur. Photographie : Javier Naval.
Crédits : Compañía Nacional de Teatro Clásico
Par endroits, les costumes prennent en compte le chromatisme subtil de la descriptio des textes quévédiens, comme celui de la poésie amoureuse incarnée dans la pièce par Aminta – le rouge –, ainsi que celui des textes satirico-burlesques incarnés dans l’œuvre de Collado par la figure de Envidia – le jaune. Le procédé chromatique chez Quevedo intervient toujours de manière ciblée, et il est régulièrement accompagné d’une portée symbolique :
Mais il faut remarquer, comme trait distinctif de ces visions picturales, le fait que tout ce monde d’apparences, si vif et si contrasté, n’incite pas Quevedo à l’animer de notes de couleur. Ce qui est coloré dans ces scènes et ces figures n’est que ce qui émerge nécessairement des réalités décrites. Parfois la mention d’une couleur est due à une intention expressive dans le but de souligner quelque chose de précisément caractéristique d’un trait humain et psychologique ou de valeur symbolique. (Orozco Díaz, 1982, p. 441)20
Ce recours parcimonieux aux couleurs chez Quevedo s’explique par une prédominance des valeurs, en particulier, dans la gamme des noirs. Dans la poésie amoureuse, en revanche, l’utilisation de la couleur égaye la descriptio, mais la palette demeure modeste et sa fonction est différente de celle des textes satiriques.
Ainsi, la gamme chromatique de Quevedo se limite au jaune, au vert et au rouge. Le jaune et le vert sont rarement utilisés, mais la gamme du rouge est déclinée par Quevedo sous différentes nuances : rouge couleur œillet, rouge couleur lèvres, rouge rubis, rouge sang, etc. Cette gamme de rouges, limitée aux poèmes néo-pétrarquistes, exalte la beauté de la femme aimée. Cependant, lorsque le rouge apparaît dans des œuvres satirico-burlesques telles que le Buscón ou les Sueños, il revêt une fonction moralisatrice visant à dénoncer les faux-semblants et autres vices :
Mais cette vision coloriste hyperbolique est offerte précisément dans une intention ironico-burlesque, pour ensuite la détruire par une description descendante opposée qui révèle la fausseté de l’apparence [...]. La couleur est donc apparue dans l’art descriptif du Quevedo écrivain de prose – et maniée, comme nous l’avons vu, avec un sens pictural du contraste et du mélange – ; mais, précisément, afin de la nier, comme un grand mensonge et une fausse apparence, et la réduire par une parodie violente et dégradante à l’obscurité et à la noirceur. (Orozco Díaz, 1996, p. 441)21
Beatrice Garzelli rejoint cette idée de la valeur moralisante et symbolique de la couleur dans la production satirique de Quevedo. Le rouge associé à Judas, par exemple, n’a pas une valeur descriptive mais bien métaphorique, il ne remplit nullement une fonction visuelle mais symbolique, le rouge est signe de mauvais présage :
Dans le Sueño del infierno, le fort chromatisme culmine dans la couleur rouge, qui indique les mauvais présages, à commencer par certains hypocrites, tailleurs dans la vie, jusqu’à atteindre la figure de Judas, dont le portrait est divisé en micro parties tout au long du Sueño. (Garzelli, 2006, p. 139)22
Le dispositif scénographique met le spectateur face à un espace ouvert, large et vide, comme s’il suggérait la disparition de l’immanent, de la vie. Ce parti pris de la sobriété est renforcé par une atmosphère translucide, obtenue grâce à une lumière diaphane, aussi épurée que l’espace lui-même. Concernant le temps, différents marqueurs historiques renvoyant au xviie et au xxie siècle sont inscrits sur des écrans latéraux fixes, tandis que le panneau central, mobile, descend et remonte comme pour indiquer au spectateur des sortes de bulles atemporelles qui le placent dans l’esprit-même du personnage de Quevedo. Ces différentes images projetées s’inspirent des peintures à l’huile de Jérôme Bosch et de Velázquez, dont Quevedo s’est d’ailleurs inspiré pour la rédaction de ses Sueños.
Figure 5
Sueños, José Luis Collado (libre adaptation de Los sueños de Quevedo), mise en scène de Gerardo Vera, 2017, Compañía Nacional de Teatro Clásico/La Llave Maestra / Traspasos Kultur. Photographie : Javier Naval.
Crédits : Compañía Nacional de Teatro Clásico
Le procédé des danses macabres réemployé dans la scénographie est rythmé par les notes de Bach, de Béla Bartók, de Jed Kurzel, de Monteverdi, de Mozart, ainsi que par des chants arabes qui ajoutent la sensation des sonorités aux effets visuels précédemment évoqués.
Ce dispositif scénographique prévoit, en outre, différents moments d’échange avec le public, en particulier, dans les séquences liées à l’enfer et à la mort, où défilent différents types humains et différentes catégories socioprofessionnelles, comme pour mieux interpeller les différents types de publics, et les aspirer dans le propos scénique.
Conclusion
On peut donc conclure à une (ré)écriture théâtrale complexe, minutieuse et riche, ici proposée au spectateur par Collado en collaboration avec Vera à partir des Sueños de Quevedo.
La complexité stylistique du texte de Quevedo et sa profondeur intellectuelle se retrouvent d’une manière singulièrement pertinente dans la mise en scène imaginée par Collado et réalisée par Vera qui, par certains aspects, a pu perturber un certain récepteur.
Pour autant, le dramaturge fait preuve d’une connaissance profonde – émotionnelle et rationnelle – de l’œuvre de Quevedo, qu’il parvient à actualiser sur scène moyennant une scénographie que je qualifierai de post-moderne, du fait des procédés intermédiaux mis en œuvre. En outre, cette (ré)écriture transmédiale et transséculaire de Collado fait preuve de la dimension philosophique, et donc atemporelle, de la satire quévédienne.