Homosexualité primaire et sexualité féminine

DOI : 10.35562/canalpsy.1033

p. 6-10

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Présenter un travail qui est en train d’être élaboré n’est pas une tâche facile. Cela nécessite de m’inscrire dans un processus psychique « d’historisation », embrassant cette écriture en mouvance, mais aussi cette écriture déjà écrite qui a laissé ses traces dans le passé et qui ne cesse de reprendre sens dans l’après-coup. Situant ma pensée dans ce mouvement dynamique, j’aimerais reprendre mes réflexions sur la genèse du féminin, en me centrant sur les enjeux psychosexuels traversant l’homosexualité primaire. Ce qui me permettra de repenser la clinique des femmes victimes de violences conjugales et de proposer quelques pistes hypothétiques concernant la place de la relation violente qui s’installe dans le couple dans le maintien de l’identité sexuelle de ces femmes.

Homosexualité primaire : rencontre avec le féminin

La notion d’homosexualité primaire concerne la relation première du bébé à sa mère. Pour P. Denis (1982), elle est « […] l’élaboration psychique de l’ensemble des échanges érotiques entre la mère et l’enfant, vécus et élaborés dans le temps psychique qui va de l’identification primaire au moment où la reconnaissance de la différence des sexes entraîne un remaniement radical. » D’autres auteurs comme A. Fréjaville (1984), E. Kestemberg (1984), J. Godfrind (2001) affirment son importance en tant que moment fondateur de l’identité sexuelle et en l’occurrence de la sexualité féminine ; thèse que je partage, tant du point de vue théorique que clinique. Le concept d’homosexualité primaire me semble être effectivement le plus heuristique et adéquat pour rendre compte des éléments qui dans la relation première mère-fille marquent le destin psychosexuel de cette dernière.

Deux moments principaux traversent la relation mère-fille, au sein de l’homosexualité primaire : la défusion du couple mère-enfant, suscitant la création d’un espace psychique au sein duquel la sexualité émerge ; et la séduction sexuelle maternelle qui peut ressurgir au sein même de cet espace psychique. La mère devient une mère messagère d’attente qui va rythmer ses absences et retours, offrant ainsi des moyens psychiques à sa fille de s’organiser, via la satisfaction hallucinatoire du désir et l’auto-érotisme pour affronter les effets désintégrants de l’absence maternelle et faire le deuil de l’illusion des retrouvailles et de complétude avec l’objet du désir. Cela suppose que la mère supporte de se détacher de l’enfant, lui donnant le droit de se séparer du corps maternel et de prendre en lui son image et qu’elle lui offre une qualité d’amour indispensable à l’organisation d’un narcissisme solide. Ce qui conduit à la mise en place d’un auto-érotisme structurant, permettant l’équilibre entre l’attente de satisfaction, le plaisir tiré de cette attente et l’excitation sexuelle qui en résulte.

L’enfant peut ainsi supporter la séparation d’avec la mère et se livrer pendant son absence à une activité auto-érotique, ayant comme support l’ébauche d’un objet introjecté. Il peut ainsi passer d’une passivité qui risquerait de devenir mortifère, l’enfermant dans une soumission aliénante à l’objet maternel à une activité psychique et faire l’expérience d’une passivité « malléable » qui peut se transformer en activité, ou encore mieux en une active « passivité ». Ce qui autorise dans le même mouvement la mise en place du masochisme originaire, lequel peut s’étayer sur un auto-érotisme objectal.

Le masochisme originaire peut ainsi ressurgir et ouvrir la voie au féminin. Car en rendant supportable l’excitation via son érotisation, il permet la liaison entre la douleur née de l’effraction du moi par le sexuel de l’adulte et de la perte discontinu de l’objet et l’excitation sexuelle issue de cette séduction, autorisant ainsi le moi à s’ouvrir et à se soumettre à l’afflux d’excitations et à en jouir passivement, sans désorganisation narcissique. La passivité se trouve alors investie par le moi de la fille, étant dorénavant capable d’accueillir l’excitation, permettant à celle-ci de s’identifier au désir de la mère pour le père et à sa capacité de recevoir l’autre en elle. Ce qui cependant n’est possible que grâce à la triangulation primaire qui constitue le soubassement de la fantasmatique originaire.

L’Œdipe originaire

Avec l’homosexualité primaire le couple mère-enfant entre dans une phase relationnelle marquée par la défusion et la séduction sexuelle. La fille affrontée à l’absence maternelle, découvre qu’elle n’est pas la mère, que la mère a un Autre et qu’elle perd ainsi la mère. Le « non-mère » (C. Le Guen, 1974) fait ainsi irruption, venant signifier cette perte et suscitant par sa présence même le désir que l’enfant éprouve pour sa mère. Il devient alors le représentant de ce manque, la cause de l’insatisfaction et interdit la mère, en la désignant comme absente.

L’apparition du « non-mère » qui n’a d’existence que dans la mesure où son irruption provoque la découverte de la perte de perception d’objet – le « non-mère » est consubstantiel à la mère – suscite donc une triangulation précoce (mère/non-mère/enfant), sous-tendue par un fantasme de destruction, selon lequel le « non-mère » qui n’est cependant pas encore le père, a détruit la mère. Ce fantasme se trouve renforcé par l’image d’un couple parental intriqué (image du couple consubstantiel mère/non-mère) perçue dans l’angoisse.

Afin que l’enfant puisse sortir de cette représentation mortifère, il est nécessaire qu’il y ait une certaine répétition d’expériences rassurantes pour qu’il s’aperçoive que la disparition de la mère est suivie de sa réapparition. L’enfant pourra ainsi dans un deuxième temps investir le « non-mère » en tant qu’objet disposant la mère, ce qui est l’aboutissement des jeux avec la mère, grâce auxquels l’enfant apprend la permanence de celle-ci au-delà de ses départs.

Jeu de la bobine et scène primitive

L’enfant grâce au jeu de la bobine peut investir le « non-mère » qui devient alors le père. En effet, celui-ci de par ce jeu entre dans un processus psychique qui vise à maîtriser la mère et son absence, en la manipulant et le non-mère, en devenant celui-ci. Dans ce jeu il y ainsi trois personnages : l’enfant qui joue, la mère représentée par la bobine et le non-mère qui fait partir la mère et dont l’enfant tient le rôle. Le non-mère n’étant plus ainsi une pure négativité qui déclenche de l’angoisse, peut être introjecté et investi en tant qu’objet que l’on peut avoir en soi et être en lui.

La mère et le non-mère sont ainsi introjectés et la fille peut s’identifier au non-mère, qui est devenu dorénavant le père, mais aussi et surtout à la mère, disposée désormais par le père, ainsi qu’aux liens que la mère entretien avec le père. La fantasmatique originaire, en l’occurrence le fantasme de la scène primitive peut alors ressurgir, permettant à la fille de se représenter ce qu’elle n’a jamais vu, à savoir le père et la mère absents. Cette première peut alors sortir d’une image mortifère et destructrice d’un couple parentale intriqué et s’identifier au désir de la mère pour le père (identification hystérique primaire).

D’autant plus que l’enfant via le jeu de la bobine procède à une double symbolisation : il est la mère mais pas qu’elle ; d’abord rejeté par elle, puis il la retrouve dans la jubilation. L’enfant répétant ainsi comme jeu une expérience d’abord vécue dans la douleur, il peut accéder au plaisir de retrouvailles, au plaisir sadique qui jette et au plaisir masochiste qui revêt le départ de la mère. Il y a ainsi intégration du couple sadomasochiste, intégration d’une passivité qui peut se lier aux représentations qui convoquent l’autre, se fondant sur la garantie de l’existence de cet autre.

En guise de conclusion – l’homosexualité secondaire

L’homosexualité primaire constitue donc le moment de rencontre avec le féminin, le moment fondateur de l’identité sexuelle, reposant sur un fantasme partagé entre la mère et la fille, dans le cadre de la fantasmatique de la scène primitive. Fantasme qui témoigne d’une véritable introjection de l’érotisme de l’adulte, devenant porteur de l’auto-érotisme secondaire objectal et conduisant la fille à s’identifier à une mère désirante et à prendre sa place dans le fantasme, acceptant la passivité à l’égard de l’autre, l’empreinte d’autrui en elle.

Mais cette identification à une mère sexuelle et génitale ne peut se faire et s’élaborer que grâce à l’homosexualité secondaire qui signe l’accès à une féminité épanouie de par le potentiel identificatoire qu’elle déclenche. Avec l’homosexualité secondaire la dyade mère-fille entre dans l’organisation œdipienne et la mère désormais investie en tant qu’objet total, est appréhendée dans sa dimension de femme sexuée. La fantasmatique originaire s’intégrant dans une économie plus génitalisée conduit à l’élaboration d’un désir réceptif, découplé du sadisme. Le masochisme érotique féminin deuxième modalité de liaison d’excitations peut ainsi s’organiser, conduisant la fille au désir d’être pénétrée par le pénis du père.

La relation homosexuelle en l’occurrence primaire occupe ainsi une place déterminante dans l’organisation fantasmatique de la femme, dans les mouvements identificatoires qui fondent son identité sexuée et dans l’accès à une sexualité qui s’exprime via la jouissance et le plaisir d’être femme. Toute perturbation de cette relation pèse donc sur le destin du féminin, ce que j’essaierai de montrer par la suite, à travers la clinique des femmes victimes de violences conjugales.

A la recherche de la ficelle – La clinique des femmes victimes de violences conjugales

Elle s’appelle Iris, elle a quarante ans ; je l’ai vue quatre fois dans le cadre de ma recherche. Victime de violences conjugales, elle a tenté de partir du foyer conjugal plusieurs fois. Elle avait même entamé une procédure de divorce, divorce qui était prononcé mais qu’elle avait en quelque sorte annulé, en allant habiter à côté de son ex-mari, ce qui a suscité une reprise de la vie conjugale et des violences.

La répétition caractérise donc d’emblée l’histoire d’Iris ; répétition marquée par des séparations impossibles, déclenchant chez elle une symptomatologie dépressive, signée en l’occurrence par deux tentatives de suicide par absorption médicamenteuse. Mais, s’il s’agit d’un « automatisme de répétition » (R. Roussillon, 2001) quel pan de son histoire non « romancé », Iris est-elle en train de répéter, via ces séparations impossibles ? Cette répétition ne témoigne-t-elle pas de l’impact d’un « trauma de base », d’un trauma primaire perdu dans l’historisation du sujet, ne laissant ainsi que des traces d’une « mémoire sans mémoire », « d’une mémoire blanche », infiltrée par des affects bruts, de traces mnésiques perceptives, de passages à l’acte, effets induits de ce trauma ?

Ayant ces questionnements présents en moi, j’ai proposé à Iris un premier entretien qu’elle a accepté volontairement. Iris a adopté d’emblée une position passive, passivisante, face à moi, en position du chercheur. Malgré mes efforts de m’extraire de cette modalité relationnelle passive-active, question-réponse, en essayant de lui renvoyer sans cesse la parole, l’invitant ainsi à adopter une position plus active et élaborative Iris ne pouvait, en s’étayant sur mes interventions d’entrer dans un mode plus associatif. Sans question, un silence insupportable s’établissait, menaçant l’éclatement du cadre. Afin de nous protéger de ce silence qui risquerait de devenir trop effracteur, je reprenais chaque fois le relais, en reformulant ma question précédente, essayant ainsi d’aller plus loin dans son élaboration.

Je continuais donc à mener l’entretien sur un mode plutôt de question-réponse, pensant qu’à travers mon attitude plus active, j’arriverais à contenir l’excitation. Cependant au fil de l’entretien, il m’était de plus en plus difficile de tenir cette position que je vivais, au niveau de la relation transféro-contre-transférentielle comme une intrusion. En effet, au niveau de mon contretransfert toute question adressée à Iris prenait une valeur effractrice et je vivais mes interventions comme le coup de butoir d’un pénis sadique (pénétrer, effracter avec « mes questions-bâtons ») susceptible de déchirer, voire de tuer Iris. Le fantasme d’une scène primitive violente et mortifère s’est alors imposé à moi, ce qui m’a conduite à vouloir sortir de cette position active et à adopter une position plus passive et silencieuse.

J’avoue dans l’après-coup que ce basculement d’une attitude active à une attitude plus passivisante n’a pas pu jouer la fonction contenante et pare-excitatrice que j’y attendais. Au contraire, il a fait éclater toute contention psychique du contenant de l’appareil à penser, non seulement d’Iris, mais aussi du mien. Iris et moi, nous sommes précipitées dans un corps à corps passivisé, traversé par des affects bruts et envahissants, par des angoisses désorganisantes. J’étais dans l’impossibilité de nommer les affects, de faire des liens, me trouvant ainsi dans la position d’une mère défaillante dans sa fonction pare-excitatrice et contenante ; mais aussi dans celle de l’enfant envahi par des excitations, par des éléments bruts non transformables et intégrables psychiquement.

Le terme de « désaide » psychique vient sous ma plume pour qualifier ce corps à corps que je vivais avec Iris ; désaide psychique qui m’a précipitée dans un état de non-mémoire, si j’ose dire, infiltré par des traces non représentatives, par des affects bruts, par des angoisses innommables. En effet après notre rencontre, je me suis trouvée dans l’impossibilité de prendre des notes et de ramener les traces de cet entretien comme si dans mon processus contre-transférentiel, le mécanisme de refoulement avait effacé toute trace de cette rencontre. Seuls des affects bruts et des sentiments de vide étaient présents en moi. De plus je suis sortie de l’entretien avec une angoisse de mort pétrifiante, pensant que notre rencontre était mortifère pour elle et que ma propre passivité l’avait tuée.

Est-ce que ce moment que j’ai décrit peut être conceptualisé comme l’émergence d’un moment de détresse fondamentale, d’un psychisme démuni avec ses angoisses, résurgence des vécus d’effraction, d’effondrement, d’a-pensées ?

Est-ce que le silence du début de l’entretien nous renvoyait à une passivité aliénante à une mère défaillante dans sa fonction contenante, à des retrouvailles avec une mère dans une rencontre impensée, porteuse de mort psychique ? Est-ce que, en érigeant mes « questions-bâtons », j’ai essayé de boucher/remplir/répondre à ce trou traumatique associé à cette rencontre impensée ?

Est-ce que mon angoisse de mort est liée à une fantasmatique originaire mortifère ou plutôt à une relation primaire mortifère pour Iris, d’où l’irreprésentable ? Avant de reprendre ces interrogations auxquelles je n’ai pas forcement de réponses, j’aimerais retracer le deuxième entretien avec Iris qui me permettra de mieux esquisser son histoire.

Le Cendrillon

Notre deuxième rencontre a eu lieu 15 jours après. Entre temps les vacances de Noël ont eu lieu et je ne l’avais pas revue. Iris a commencé l’entretien en me parlant d’un événement institutionnel qui a eu lieu pendant les vacances. Avant son arrivée au centre d’hébergement, elle sortait avec un homme, ce qu’elle avait caché à l’institution. Mais il y a quelques jours, la directrice l’a appris, par l’intermédiaire d’une stagiaire qui l’a surprise dans la rue avec cet homme. Iris était ainsi convoquée par la directrice qui lui a rappelée les règles de l’institution, notamment le fait que c’était interdit aux hommes de rester la nuit dans les appartements.

Iris étonnée, mais en même temps rassurée de voir que sa relation avec cet homme n’avait pas entraîné de ma part des jugements et des interdictions, elle s’est sentie autorisée de me parler de lui, en sollicitant sans cesse mes conseils. Elle m’a ainsi mise d’emblée dans la position d’une mère bienveillante charger de l’écouter, la conseiller, l’aider dans son affirmation de femme génitale et l’autoriser à avoir un ami. Un ami qu’elle présente comme « son prince charmant » qui lui a redonné le sourire et qui l’a arrachée de sa vie malheureuse.

Iris s’étayant sur cette figure narcissique du prince charmant, a pu parler de son histoire. De son passé, je dirai peu de choses. Issue d’une famille nombreuse – elle est la sixième d’une fratrie de douze enfants – elle a passé son enfance en Algérie. Elle présente une mère aimante, mais absente et passive ; une mère soumise au père, n’ayant d’existence que pour assouvir les désirs de ce dernier et pour enfanter, ce qui, pour Iris, était honteux : « elle ne faisait qu’accoucher et abandonner ses enfants à leur sort, il fallait qu’elle arrête à moi ». Iris assistait aux accouchements de sa mère ce qui, pour elle, était une expérience assez traumatisante, infiltrée par des traces mnésiques perceptives, notamment celles d’éclatement du ventre. Elle associe ces accouchements à la disparition de sa mère qui est morte « de quelque chose dans le ventre », quand Iris avait 15 ans. Dans sa fantasmatique la passivité, l’ouverture à l’autre, le coït, l’enfantement peuvent endommager/faire éclater le ventre, ce creux féminin, support d’attributs symboliques de la femme. Nous voyons là se profiler le fantasme d’un maternel-féminin mortifère, le fantasme d’une scène primitive archaïque, où le pénis de l’homme, du père, est vécu comme destructeur.

Son père s’est marié après la mort de sa conjointe avec une femme beaucoup plus jeune que lui, ce qu’Iris n’a jamais accepté. « Mon père n’était plus avec moi, elle me l’a volé, elle m’a chassée de la maison ». Iris ne pouvant supporter et gérer narcissiquement la rivalité œdipienne avec cette femme, elle est partie en France chez une tante pour faire des études, étant selon elle la seule capable d’aller à l’université. Cependant, elle n’a pas pu poursuivre son projet, car sa tante l’a empêchée. « Elle m’a menti, elle m’avait enfermée chez elle et elle m’utilisait comme une esclave pour faire le ménage » ; « elle m’a obligée de me marier avec un homme beaucoup plus âgé que moi. J’étais comme le cendrillon, esclave chez ma tante, esclave après chez moi. J’étais là pour servir mon mari, assouvir ses désirs, faire des enfants et servir ma belle-mère ».

Je ne dirai pas plus sur Iris que j’ai revue plusieurs fois, suite à sa demande. À travers cette brève présentation, je voulais seulement pointer quelques éléments cliniques qui m’ont amenée à penser la place de la relation homosexuelle primaire dans la psychogenèse de la sexualité féminine et en l’occurrence les carences de cette relation qui pèsent sur le destin du féminin.

Hypothèse du trauma de la mère morte

Si j’ai mis l’accent sur les enjeux transféro-contre-transférentiels traversant mes entretiens avec Iris, c’est parce que ce sont eux qui m’ont conduite vers la piste hypothétique d’un trauma de base, intervenant dans la première relation mère-fille. En effet la rupture de l’équilibre économique caractérisant ma première rencontre avec Iris et signant l’irruption de manifestations désymbolisées, peut être conceptualisée comme la reproduction des vicissitudes de la relation primaire à l’objet, comme la résurgence d’une rencontre impensée avec une mère défaillante, une mère qui enfante et qui abandonne ses enfants, une mère morte, tuée par le père dans une scène primitive violente et mortifère. Le trauma de la mère morte (A. Green, 1983) pèse ici de tout son poids, signant selon moi le naufrage du féminin.

Ce trauma suscite la perte d’un objet dispensateur d’amour et donc la perte de la possibilité de satisfaire le besoin d’être aimé. Ce qui déclenche dans le même mouvement la perte de représentation d’objet, paralysant l’activité auto-érotique et donc la satisfaction hallucinatoire du désir, première étape de différenciation moi-autre. D’autant plus qu’une mère morte est une mère muette, empêchant l’énonciation de tout message organisateur de l’excitation.

La mère hyper excitante du fait même de son absence et inapte à qualifier les échanges sensoriels et verbaux ne parvient donc pas à contenir et à lier l’excitation. Cette dernière ne peut ainsi se psychiser en pulsion, barrant l’accès aux voies du refoulement impliquant un jeu de représentations constituées et permettant l’extinction de l’excitation.

Le fonctionnement auto-érotique, étant déterminé par l’équilibre des investissements précoces et de la qualité relationnelle ne peut ainsi se constituer. D’un autoérotisme structurant et structuré nous passons à un auto-érotisme mortifère et désobjectalisant, sans capacité de liaison et de libidinalisation, enfermant l’enfant à une quête incessante d’excitation pour pallier aux carences et aux excès d’apport de l’objet et lutter contre la dépression et l’abandon. La pulsion se dégrade en acte, témoignant la défaillance de l’activité autoérotique à lier, différer et rendre acceptable l’excitation pour le psychisme en organisant un masochisme originaire de bonne qualité. La voie auto-érotique étant ainsi déstructurée fixe la fille dans une passivité aliénante à la mère, barrant l’accès à la passivité introjective, à la place de laquelle se développe une passivité de mort refusant toute excitation, tout lien objectal, toute empreinte d’autrui en soi. La triangulation précoce étant sous-tendue par l’intériorisation d’un investissement maternel mortifère s’organise sous le sceau de la pulsion de mort.

De plus, l’enfant ne pouvant intégrer la permanence de l’objet maternel, via le jeu et accéder au paradoxe fondamental de l’objet détruit/re-trouvé, à travers le jeu de la bobine, élabore le fantasme d’une scène primitive mortifère, sous-tendue par l’image d’un couple parental non différencié. Le non-mère n’étant pas investi comme objet demeure l’Autre qui tue/détruit la mère dans une lutte sadique-anale, au sein de laquelle mère et non-mère sont intriqués. Ce qui enferme le sujet dans une réalité appréhendée comme une scène primitive terrifiante qui risque de l’aspirer et de l’engloutir dans un magma mortifère.

Le trauma de la mère morte entravant l’intégration de la violence prégénitale fait ainsi éclater la structure même de la fantasmatique originaire. Ce qui prédomine alors est une scène primitive violente, un fantasme de séduction mortifère (toute séduction est ressentie comme effraction qui risque de devenir mortelle et une angoisse de perte qui ne se limite pas à celle de castration.

Formation d’une imago maternelle sadique – anale

Si le trauma de la mère morte fixe la femme au sein d’une relation homosexuelle primaire, quels moyens psychiques peut-elle mettre en œuvre pour s’extraire de cette relation aliénante à la mère ? Il m’est difficile à ce niveau de ma recherche de répondre à cette question. Cependant en m’étayant principalement sur le cas d’Iris, j’aimerais proposer deux pistes hypothétiques sur lesquelles je travaille actuellement. Tout d’abord celle concernant la formation d’une imago maternelle sadique-anale.

Lors de ma première rencontre avec Iris, c’est ma position passive qui a suscité l’éclatement du cadre, alors que ma position plus active, voire intrusive arrivait à contenir l’excitation. Quant au deuxième entretien, cette fois-ci « les questions-bâtons » étaient logées du côté de la Directrice, sur laquelle Iris a projeté la figure d’une mère archaïque et toute-puissante qui veut tout contrôler et maîtriser, l’empêchant d’acquérir une autonomie porteuse de féminité qui passe par la différenciation d’avec la mère en même temps que par l’appropriation de ses attributs. Figure qui se répète d’ailleurs avec la tante, la nouvelle femme du père et la belle-mère. Et c’est grâce au maintien dans la réalité perceptive de cette imago maternelle, qu’Iris peut supporter ma propre passivité et établir avec moi une relation de confiance, me mettant dans la position d’une mère plutôt bienveillante qui va l’accompagner et la conseiller dans son affirmation de femme génitale.

Cette imago que je retrouve dans la majorité de mes entretiens avec ces femmes joue selon moi un double rôle dans le fonctionnement psychique de celles-ci : tout d’abord, sa formation représente pour elles une tentative d’entretenir l’illusion d’un lien avec la mère, qu’elles peuvent dans le même mouvement attaquer, pour se différencier d’elle. Ce qui renforce cependant leur fixation au sein de l’homosexualité primaire, empêchant toute identification à une mère génitale et désirante, toute rivalité avec une mère œdipienne.

Le versant mélancolique du fantasme de séduction

La deuxième hypothèse sur laquelle je travaille actuellement concerne plus la dynamique sous-jacente de la relation violente qui s’installe dans le couple. Ainsi selon mon hypothèse, ces femmes à travers ce mode relationnel violent mettent en acte « le versant mélancolique du fantasme de séduction » (C. Chabert, 1999) qui peut se résumer ainsi : « J’ai séduit activement mon père ».

Le rôle de ce fantasme me semble être multiple : tout d’abord, celui-ci répond à la nécessité psychique de ces femmes de maintenir dans la réalité perceptive, faute d’une représentation interne, un objet externe vivant et stimulant, qui devient cependant trop stimulant, nécessitant sa destruction. De plus, la mise en acte de ce fantasme représente pour elles une tentative désespérée de subjectiver un rapport impossible à vivre, celui avec la mère.

Comme je l’ai déjà mentionné, le trauma de la mère morte fait éclater la structure même de la fantasmatique originaire. Ce qui prédomine, c’est une scène primitive sous-tendue par l’image d’un couple parental intriqué et mortifère. Et le fantasme d’une scène de séduction située hors de la scène originaire et dominée par la violence prégénitale.

Ce qui est renforcé par une non différenciation entre la mère, le non-mère et l’enfant. Le non-mère ne pouvant être investi en tant qu’objet reste dans l’inconscient l’étranger qui tue la mère à chaque apparition. Mais le non-mère étant consubstantiel à la mère demeure intriqué à celle-ci, ne pouvant devenir le père. Cette non différenciation est renforcée par l’identification inconsciente de la fille à la mère morte – la fille devient la mère par défaut de l’avoir –, suscitée par le trauma de la mère morte.

La version mélancolique du fantasme de séduction est ainsi sous-tendue par tout un jeu fantasmatique prégénital : je séduis activement mon père équivaut aussi fantasmatiquement pour la femme à une destruction du père. Mais ce sadisme mortifère est dans le même mouvement dirigé contre la mère, mais aussi contre la femme, étant donné que le père n’est pas différencié de la mère et que la fille -par identification primaire- est aussi la mère.

Donc la mise en acte de ce fantasme de séduction via lequel la femme attaque sadiquement la mère, étant dans le même mouvement par retournement sur sa personne propre attaquée sadiquement par celle-ci représente peut-être une tentative pour la femme d’organiser psychiquement le couplage sadomasochiste. D’ailleurs nous pouvons faire un parallélisme avec le jeu de la bobine, marquée par le plaisir sadique qui jette (jeter/attaquer la mère) et le plaisir masochiste qui revêt la forme douloureuse d’un départ répété (être jetée/attaquée).

La femme essaie peut-être ainsi de rejouer dans une scène réelle le jeu de la bobine, dans une tentative désespérée le paradoxe fondamental de l’objet détruit/retrouvé et de relancer les auto-érotismes, lui permettant de contenir les excitations et de remettre en jeu la passivité et le masochisme, établissant des liens entre la libido et la pulsion de mort. Elle pourrait ainsi investir le père – celui-ci ne serait plus l’étranger qui tue la mère – et sortir de sa fixation mortifère à la mère morte, via l’élaboration d’une fantasmatique originaire, en l’occurrence d’une scène primitive génitalisée, l’autorisant à s’identifier au désir de la mère pour le père. Ce qui demeure cependant impossible, car la mère morte étant enkystée dans la psyché de la femme ne cesse de la menacer d’annihilation.

Épilogue

En guise de conclusion, nous aimerions rendre hommage à M. J. Ménéchal qui nous a accompagné avec rigueur, force et patience pendant de longues années de réflexion et de recherche qu’il a partagées avec nous. Ce texte représente pour nous une façon certes insuffisante de lui témoigner de notre respect. M. J. Ménéchal était pour nous un grand professeur et scientifique, mais aussi et surtout un homme doté de grandes qualités humaines qui respectait profondément la pensée propre de chacun. Sa disparition récente ne nous a malheureusement pas permis de terminer notre recherche avec lui. Cependant, achever ce travail représente aussi pour nous une manière de garder sa mémoire et son enseignement présents en nous et de lui témoigner de notre reconnaissance.

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Eleni Kanellopoulou, « Homosexualité primaire et sexualité féminine », Canal Psy, 53 | 2002, 6-10.

Electronic reference

Eleni Kanellopoulou, « Homosexualité primaire et sexualité féminine », Canal Psy [Online], 53 | 2002, Online since 23 juin 2021, connection on 03 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1033

Author

Eleni Kanellopoulou

Psychologue clinicienne, doctorante en 3e année de psychologie clinique

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CC BY 4.0