Misanthropies contemporaines

Essai pour une psychopathologie de la modernité

DOI : 10.35562/canalpsy.1035

p. 11-13

Texte

La haine misanthropique de l’autre peut être pensée comme une haine nécessaire dont l’enjeu serait le droit d’exister, de désirer, voire d’aimer… Une haine essentielle même dont l’amour d’objet est à la fois négation et tentative d’accomplissement et qui, plus qu’un simple contraire de l’amour, qu’une négation de l’amour, vient faire de la mort le double sombre de l’amour. Recours (paradoxal) des pulsions de vie comme moyen de préserver l’investissement objectal, la haine misanthropique intervient là où chez d’autres, le désir et l’amour l’emportent. Elle cherche à combler le défaut de symbolisation du manque, du vide et de l’absence ; là où sans haine il n’y aurait rien, un rien inconciliable, déstructurant. De fait, on peut déjà comprendre la haine misanthropique de l’homme, haine proclamée de l’autre, comme une haine plus intime de soi, de son propre inachèvement, de sa propre béance. Comprendre donc cette haine comme l’expression dernière d’une vaste inquiétude narcissique venant mettre le désir en déroute dans une tentative qui, si elle tient du paradoxe, protège une personnalité figée dans l’illusion narcissique d’une toute-puissance individuelle.

Alceste, personnage de Molière (1666), fait dans cette étude, l’objet d’une position mythique, emblématique, pensé comme figure paradigmatique, traversant les siècles. En se rappelant qu’Aristote avait fait de la catharsis le pivot de sa conception de la tragédie, la fonction tragique consistant à « purifier » les passions mauvaises par leur mise en scène, on peut reconnaître Alceste comme le sujet de cette passion tragique, promis à un destin lui faisant aborder des zones de souffrances ordinairement inaccessibles à chacun (cf. Lacan). Une étude clinique de la personnalité et des comportements d’Alceste permet donc, au-delà de sa « folie singulière », d’explorer une modalité psychique suffisamment exemplaire pour prétendre à la généralisation, dans une pensée qui transfigure certaines singularités en nécessités (cf. Mémoire de Maîtrise de psychologie et psychopathologie cliniques sous la direction de Jean Ménéchal, « La misanthropie ; double sombre de l’amour »).

La misanthropie d’Alceste témoigne d’une tragédie du désir et de l’identité : l’irréductibilité d’Alceste, sa lutte pour une cause qui lui est devenue vitale (la vérité, la « transparence des coeurs »), son recours au retrait et son acceptation de l’exil dont il se fait la victime volontaire, fonde toute une éthique du désir, mise en scène dans une tragédie du « pur désir ». Car si Alceste renonce au désir, c’est pour en faire un pur désir, ici conçu comme « non-désir » : désir de l’Un, lié à la puissance du refus, au choix du retrait et de la mort.

Convoquant sur un mode unaire la figure misanthropique de celui qui désigne l’amour comme une haine, la Mort prend ici le visage de la Vie. Mort du désir avant tout, quand seule l’impasse en fut transmise, venant faire de la mort « en-soi » et « pour-soi » la seule preuve de la vie, et de l’altérité une donnée abstraite qui devra, à jamais, demeurer en deçà des conditions mêmes du désir. Le misanthrope se trouve donc décrit comme un être marqué par la volonté de tuer en lui le désir (désir de l’autre conçu comme négation du désir de l’Un) et la misanthropie comme solution psychique à l’impossibilité d’accomplir pleinement le désir.

Désigner la figure misanthropique de celui qui fait de l’amour une haine, c’est aussi révéler le paradoxe du lien et de l’intersubjectivité : en quête du manque, de ce qui demeure absent, l’altérité pose des problèmes que l’Un ne poserait pas. La haine misanthropique de l’homme, qui fait vivre l’altérité comme un en-trop, un excès inconciliable, permet, sur le modèle du paradoxe, de nier le manque tout en le réalisant à la fois.

Dans ce mouvement où le manque devient fondateur, enfermant le misanthrope dans la tragédie unaire, le désir est donc devenu désir de rien. L’affirmation de présence qui se heurte, pour le misanthrope, à la présence de l’autre, réduit l’altérité au choix narcissique du même, contraint au retrait et le force à adopter une stratégie unaire où, ayant tout donné, et tout risqué aussi, il se garde finalement comme double de l’autre, tenant ainsi l’objet à l’écart par la violence de la rupture de l’Un et de l’autre.

La misanthropie, dans sa psychopathologie, met donc en scène les logiques paradoxales de la haine : s’il faut bien sûr penser la misanthropie par rapport aux questions originelles de l’absence et du manque, il faut aussi la penser comme effet de la présence intrusive de l’autre. Car le misanthrope révèle le défaut de complémentarité de l’Un et de l’autre en faisant de l’altérité, de l’intersubjectivité, un en-trop qui déborde le sujet sous forme de haine et difflue sur l’environnement.

L’aménagement misanthropique de la personnalité peut donc être pensé comme une forme de révolte, d’opposition massive de l’Un à l’autre, en quête d’un idéal perdu dont la dépression donne la mesure et dont le retrait, dans sa forme unaire, décrit la tyrannie.

Les cliniques du paradoxe et de la déliaison, des pathologies du narcissisme aux formes pathologiques de la désintrication somatopsychique, témoignent des efforts de liaison paradoxale de la stratégie misanthropique, et de ses aléas.

Dans une perspective élargie, la fragilité narcissique caractérisant le misanthrope et la solution dépressive envisagée ici comme stratégie défensive, n’en font-elles pas un contemporain ? Les processus de rejet, d’exclusion, de désaffection, sont aujourd’hui des processus d’actualité. Haine des étrangers, des juifs, des femmes, des intellectuels, haine de l’autre en général ou en particulier, le choix de la haine intervient ici comme le moyen d’affronter l’impensable altérité, sans y renoncer complètement : dans la différence radicale.

Alceste, le misanthrope de Molière, présente cette figure de la haine pensée comme incompatibilité mais aussi comme résistance qui intervient dans la perspective psychopathologique d’une « misanthropie contemporaine » (cf. Mémoire de DEA sous la direction de Jean Ménéchal, « L’Alceste moderne ou les figures contemporaines du misanthrope »).

« Toute recherche, écrit Freud, est le produit de l’urgence de vie ». Ce projet de recherche en psychopathologie s’inscrit dans un registre de préoccupation concernant l’évolution de pathologies psychiques narcissiques qui, dans un souci d’élargissement du champ classique de la psychopathologie, pose la question de l’influence de notre système « socio-politico-économico-culturel » sur ces formes de crise intimes, dont la misanthropie témoigne en faisant de l’identité une identité à soi, posée sans relation à l’altérité d’un autre moi.

Car si la misanthropie donne, en effet, une représentation de l’unaire envisagé comme négation du désir de l’autre au profit du désir de l’Un, on voit combien les figures contemporaines de cet amour meurtri ne manquent pas dans une société que l’on peut qualifier de misanthropique suivant une pensée qui, bien souvent, fait de l’autre l’adversaire, celui qu’il s’agit de vaincre ou de soumettre au profit de l’Un.

Dans cette perspective, sans doute serait-il possible de reconnaître l’individualisme si souvent dénoncé dans nos sociétés, comme cette dimension unaire de la subjectivité qui, dans un processus de réduction de l’altérité et dans cette clinique du paradoxe et de l’unaire, vient faire de l’amour un exil en réalisant le désir de l’Un comme négation du désir de l’autre. Dans ces conditions, la clinique des pathologies du narcissisme ne risque-t-elle pas de se voir grossir dans un contexte social réduisant de plus en plus l’importance des bases de structurations familiales œdipiennes, allant jusqu’à faire de l’identité une individualité et de l’individualisme, le gage de la réussite sociale ?

Dans ces cliniques du paradoxe, on peut donc dire que la pluralité, en inscrivant l’homme dans la dimension groupale, l’en prive à la fois. Dans un souci clinique, on peut donc problématiser l’organisation démocratique de nos sociétés qui pose simultanément, dans la logique plurielle de l’intersubjectivité, inscription sociale et « déprivation psychique », déprivation venant de plus en plus souvent contraindre l’homme au choix de l’unaire comme le montrent les cliniques du narcissisme et toutes les situations où le Moi cherche en lui-même sa propre satisfaction.

Aujourd’hui en effet, la relation d’altérité perd de sa dimension d’étrangeté, d’inconnu. Tout singulier doit se référer à un collectif. Celui qui ignore cette logique de la pluralité pour entretenir celle du singulier ou de l’intime devient le dissident d’un système politique, économique et culturel qui invite au confinement des identités, des sensibilités, des désirs et des idéaux individuels. L’autre devient même : l’autre est comme Moi, mêmes aspirations, mêmes idées, mêmes désirs, mêmes plaisirs ; réduisant ainsi la relation d’objet à une intersubjectivité désubjectivée au profit d’un narcissisme grandiose, et faisant de la haine le double sombre de l’amour. Cet idéal de transparence fourvoie l’homme dans l’illusion d’être à lui-même son propre idéal. L’homogénéisation contemporaine de l’identité, son contingencement à un idéal social qui se voudrait universel et tout-puissant risque de réduire l’identité à un conglomérat informe où le sujet se perd.

Le misanthrope incarne cette indifférenciation et la dénonce à la fois : l’autre doit pouvoir devenir autre pour que je sache qui je suis moi. Le choix misanthropique, dépressif et narcissique, intervient finalement et fatalement, comme dénonciation et résistance. Le choix du même se fait sans complaisance, mais avec rage et douleur dans le retrait narcissique dont la haine est un précurseur.

Le paradoxe de « l’individualisme démocratique » vient, en abolissant les distances, effacer les différences constitutives de l’individualité. Ici, c’est le règne du « chacun pour soi » qui, sur fond d’exclusion, fonde la cohérence groupale. Mais comment concevoir l’unité démocratique à partir d’une société faite d’atomes individuels ? Certes, la contradiction n’est sans doute pas insurmontable entre le souci de soi et la reconnaissance du tout qui fonde l’intersubjectivité, sans voir dans cette volonté d’identification plurielle, de reconnaissance et d’inscription dans le groupe, une dissolution de l’individuel différencié dans un tout commun. Mais l’individualisme moderne fait de l’indépendance de l’individu par rapport au corps collectif et de l’autonomie comme faculté de choisir en toute indépendance les modalités de son existence particulière, les deux valeurs clefs de son déploiement. Or, la volonté d’indépendance et d’auto-suffisance, portée à l’extrême, renvoit, à n’en pas douter, au destin misanthropique de celui qui, finalement et fatalement, ne voyant plus dans la vie sociale et ses contraintes le lieu de son accomplissement, l’abandonne au profit du Moi singulier et du retrait narcissique.

Néanmoins l’illusion persiste qui fait parler « d’individualisme démocratique » comme d’une manière de préserver l’égalité des droits pour tous les hommes, alors qu’en fait, de cette manière, l’individualisme met en échec la logique subjectivante, en pensant l’autre comme un autre même, par peur de discerner l’autre dans le même.

Car qu’est-ce que l’individualiste sinon celui qui, sur le modèle misanthropique, ramène sans cesse l’autre au même, sans communication possible avec un autre que soi-même, sans rapport avec une altérité brillant de sa différence, prisonnier à soi. Le sujet de l’altérité est au contraire sujet du désir, désir de l’autre, irréductible au même, irréductiblement autre, venant faire de la rupture identificatoire du Moi avec lui-même une ascension.

Si l’on peut parler des dérives de l’individualisme démocratique, c’est donc en référence à cette stratégie misanthropique de dissolution de l’altérité au profit d’une singularité toute-puissante et irréductible. La dimension politique de la misanthropie révèle ainsi la paradoxalité d’une problématique moderne : comment concilier l’immanence à soi, définissant la subjectivité comme indépendance par rapport à une altérité ou à une extériorité radicale, avec une normativité capable de limiter l’individualité au profit des normes communes définissant l’intersubjectivité, et de sauver la démocratie de l’absurdité d’un en-soi singulier et autosuffisant ?

La misanthropie, dont la stratégie unaire révèle et décrit à la fois le paradoxe de l’individualisme démocratique, suggère ainsi la nécessité de repenser, à l’intérieur même du sujet, une limitation de l’individualité, au fondement de l’intersubjectivité.

« Politique intérieure », stratégie intra-psychique, la misanthropie peut aussi être pensée comme « politique humaine », qui s’instaure là où se multiplient les incertitudes de toutes sortes, familiales, professionnelles, culturelles, et politiques, ainsi que le risque d’exclusion. Dans une clinique du paradoxe, et entendue au sens d’une haine s’imposant « pour le bien de tous », la misanthropie sert d’alibi à un individualisme coupable dont chacun se défend de son mieux. Car l’individualisme démocratique réduit l’intérêt au proche, au pour-soi et finalement, suivant le modèle misanthropique du retrait narcissique, à un en-soi autosuffisant et irréductible.

L’Alceste moderne, figure psychopathologique de l’actualité, fait ainsi de la misanthropie une « politique paradoxale » et de la dissidence, un choix politique. Car le misanthrope est un dissident, un révolutionnaire mais sans troupe ou contre ses propres troupes.

Et si l’on a fait de la névrose la contrepartie de la civilisation, les pathologies du narcissisme, ne devront-elles pas être entendues comme le produit d’une culture qui, sous prétexte d’autonomie, fait de l’individualité un individualisme voire, une Un-dividualité, qui a son tour, fait de la quête identitaire une déroute narcissique et du refus, la condition d’accession au Moi ?

Comme le remarque si justement J.P. Sorg (1993), « nous sommes tous étrangers les uns pour les autres, selon le point de vue ». Chacun effectivement, est autre pour l’autre. Nous sommes tous l’autre, l’étranger de quelqu’un. Mais le misanthrope souffre de cet écart, de cette différence qu’il cherche à réduire. Exclu malgré lui, il rejette l’altérité et se retire. « J’aurai aimé les hommes en dépit d’eux-mêmes » disait Rousseau, suivant la logique misanthropique de l’unaire.

Le couple l’Un-l’autre, à l’origine de l’identité, est exclu par le misanthrope de sorte qu’il n’y ait plus ni identité, ni altérité, ou plutôt une identité en creux définie par une altérité absente.

Nier les différences demeure la première manière de ne pas en souffrir, de s’en défendre. Les dérives de l’individualisme contemporain, sur fond de rejet et d’exclusion, risque de faire de la misanthropie une valeur possible de la modernité et du misanthrope une figure psychopathologique de l’actualité.

Ce projet, dont Jean Ménéchal soutenait avec moi l’argument psychopathologique, lui doit beaucoup ; il l’a valorisé en en respectant toujours la différence et l’engagement. Je l’en remercie, ainsi que de l’attention, de la confiance et de la patience qu’il a toujours eues pour mon travail.

J’ai reçu la nouvelle de la disparition de Jean Ménéchal comme un choc. Pourtant nous le savions malade et nous avions vu progresser l’épuisement sur ses traits. Nous préférions ignorer l’inquiétude, en étudiants gâtés qui voulaient profiter au maximum de sa rigueur intellectuelle, de sa grande culture, de ses conseils éclairants et de son infatigable soutien, même lorsque son absence de complaisance nous semblait excessive.

J’ai moi-même récriminé plus d’une fois quand je trouvais ses objurgations injustes. Elles ne l’étaient pas, tout au plus étaient-elles incompatibles, à mes yeux, avec mes autres activités, autant de bonnes raisons de risquer de verser dans la paresse.

Jean Ménéchal n’a jamais faibli dans son rôle de professeur tutélaire. On pouvait lui reprocher sa distance, elle n’était sans doute que le masque d’une réserve, même d’une timidité ou encore d’une exigence vis-à-vis de lui-même, qui lui faisait craindre de ne pas encore faire tout ce qui était en sa responsabilité.

Il considérait probablement celle-ci comme illimitée : combien de conseils, d’exhortations nous a-t-il prodigués à propos de la qualité d’une bibliographie, de la précision d’une problématique, de l’adéquation des hypothèses et jusqu’à nos échéances de travail.

Ses mots résonnent encore dans ma tête quand il y a quelques mois il m’a ainsi reproché de ne pas m’engager – et je pouvais entendre ce mot à différents sens – sur un prochain dossier, vis-à-vis d’un prochain jury.

Je voudrais surtout ne jamais oublier la profondeur de ses choix à propos de l’implication politique de la psychologie, de la hauteur de ses exigences quant à la déontologie de la profession, de la largeur de ses vues qui englobaient l’homme dans la société et la culture en considérant avec le même intérêt l’art, l’organisation politique ou la souffrance singulière des cas cliniques qu’il nous dévoilait si fortement.

Je me souviendrai de Jean Ménéchal comme d’un homme de grandes dimensions, un maître, aux yeux duquel on souhaite ne jamais démériter.

Je garde en mémoire le dernier regroupement auquel j’ai participé où il nous avait incités à nous retrouver sans lui pour une première partie de séance. Il n’a pas pu nous rejoindre ensuite mais je crois pouvoir dire que nous avons travaillé, ce jour-là, malgré tout, et que nous continuerons de travailler, avec le sentiment de sa présence.

Bibliographie

Dufour D.-R. 1996, Folie et démocratie. Essai sur la forme unaire, Paris, Gallimard.

Guicharnaud J. 1963, Molière, une aventure théâtrale, Paris, PUF.

Guyomard P. 1994, La jouissance du tragique. Antigone, Lacan et le désir de l’analyste, Paris, Aubier.

McDougall J. 1994, Théâtre du Je, Paris, Gallimard.

Molière 1666, Le misanthrope ou l’atrabilaire amoureux, Classiques Hachette, 1992.

Renaut A. 1989, L’ère de l’individu, Paris, Gallimard.

Sibony D. 1994, La haine du désir, Éd. Christian Bourgois.

Citer cet article

Référence papier

Laurence Bastianelli, « Misanthropies contemporaines », Canal Psy, 53 | 2002, 11-13.

Référence électronique

Laurence Bastianelli, « Misanthropies contemporaines », Canal Psy [En ligne], 53 | 2002, mis en ligne le 03 novembre 2020, consulté le 03 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1035

Auteur

Laurence Bastianelli

Psychologue, projet de thèse en psychopathologie

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