« Je dirige un groupe travaillant sur la déficience mentale. Si cela vous intéresse, prenez un rendez-vous et nous en discuterons » m’avez-vous lancé lors de la soutenance de ma note de recherche de maîtrise. Vous faisiez partie du jury.
Ce que vous ne saviez pas c’est que cette proposition était une aubaine pour moi. Elle était un allègement dans la mesure où elle me dispensait d’entreprendre des longues et aléatoires démarches dans la quête d’un directeur de recherche pour le DEA.
Le rendez-vous pris vous m’avez interrogée sur mon thème de travail, sur mes perspectives d’avenir puis vous m’avez présenté ce groupe de recherche sur la déficience mentale. Vous m’avez parlé de son fonctionnement et les objectifs qu’il s’était assigné. C’est ainsi que j’y ai été intégrée.
Lors d’une première rencontre, et après avoir pris connaissance de l’ensemble des membres du groupe, vous m’avez informée de l’organisation des rencontres et du travail en cours : vous prépariez un recueil d’articles traitant de la déficience mentale mais en y apportant un regard critique. Ainsi, de réunion en réunion, chaque membre du groupe détaillait l’avancée de ses travaux autant sur le plan individuel que groupal. Des échanges d’opinions et des discussions se succédaient favorisant de ce fait la progression de la recherche.
Travaillant pour ma part sur la passivité du sujet déficient mental, en utilisant la médiation picturale comme méthode de recueil de données, je tentais de démontrer à travers ma clinique que la déficience mentale confrontait à des modalités psychiques variables. Et dans le cas qu’il m’était donné d’étudier, j’émettais l’hypothèse selon laquelle la déficience mentale renvoyait à une double polarité : passivité-agitation. Pour étayer cette hypothèse je basais mes arguments non seulement sur les observations faites sur le sujet étudié pendant l’activité picturale mais également sur les modalités expressives de ce dernier, à savoir : le geste, la trace et l’œuvre. Je mettais ainsi en lien l’histoire du sujet, ses conduites et ses productions.
Pour approfondir mes analyses, je m’inspirais aussi des recherches entreprises par le groupe et m’enrichissais des échanges qui s’établissaient lors de ces rencontres.
Cette position, bien que passive parce que mettant en exergue la dimension de l’écoute, manifestait une forme d’activité dans la mesure où elle faisait émerger en moi des interrogations, des questionnements quant au contenu de mon travail, des démarches entreprises, la méthodologie, les théories avancées… Progressivement, j’apportais des éléments nouveaux, et avec votre précieux étayage, des améliorations.
Notre collaboration aura duré deux ans (1999-2001), avec des contacts plus soutenus pendant la première année. Cette période aura été brève, hélas, mais enrichissante. Ce rapprochement aura permis de révéler votre personnalité que je n’aurais pu déceler durant les cours d’amphithéâtre. Je garderai de ce contact essentiellement les apports dans les domaines intellectuel et relationnel, précieux atouts pour la poursuite de mon activité.
Dans le domaine intellectuel d’abord, la diversité de vos connaissances, vos nombreuses publications, vos enseignements et les différents groupes de travail que vous dirigiez m’ont ouvert de nombreux horizons. Vous avez su, en votre qualité de directeur de recherche, m’encourager à prendre des initiatives dans le cadre de mes recherches, à oser, moi qui par essence n’ai jamais su le faire. Vous avez su révéler, par moi-même, mon potentiel en m’offrant les voies et moyens pour l’exploiter. J’aurais sûrement fait mieux si cette angoisse perpétuelle de ne pouvoir être à la hauteur ne me paralysait. N’empêche que cette valorisation narcissique m’a permis de donner le meilleur de moi-même, à m’investir dans cette recherche qui était empreinte de doutes, d’incertitudes, de balbutiements et pour laquelle j’éprouvais de réelles difficultés à avancer.
Le choix de la passivité comme sujet de recherche n’était pas fortuit. Il témoignait de l’état psychique dans lequel je me trouvais en réalité. Même si cette passivité n’est pas identifiable à la « passivité de mort » telle que la conçoit D. Ribas (1999)1 et qui conduirait à l’anéantissement, il n’empêche qu’elle a constitué, et constitue à certains moments encore, une entrave à mes entreprises. J’ai tout de même réussi à la surpasser à une période où j’ai senti naître en moi une motivation et une certaine confiance. J’ai pu être productive. Cette motivation, je vous la devais parce que vous avez cru en moi ; parce que vous avez su m’encourager. D’ailleurs de tous les résultats universitaires obtenus (notamment à l’Université Lumière Lyon 2) ceux de DEA auront été les plus remarquables.
Sur le plan relationnel vous avez démontré qu’on pouvait être professionnel et faire preuve de beaucoup de sensibilité face à la souffrance et la détresse de l’autre. Cet autre que j’étais, car originaire du Gabon, je me retrouvais dans un pays qui n’était pas le mien. J’étais « étrangère » dans un lieu « étranger », ou dirais-je plutôt « étrange », car j’avais du mal à trouver mes repères aussi bien sur le plan universitaire que social.
« L’étranger n’est pas commode. Il n’est jamais sans risques » avez-vous dit. Mais ces risques vous les avez pris en acceptant de diriger mes recherches.
Une question me vient cependant à l’esprit : étais-je vraiment une étrangère ? D’une certaine manière oui, car aucun individu ne se dévoile jamais dans sa totalité. Une très grande partie de sa personnalité demeure latente. D’un autre côté, je répondrai par la négative surtout si cette altérité doit être liée à mes origines. Je sais par exemple que vous avez exploré d’autres contrées dont notamment l’Afrique. Vous avez donc été au contact d’autres civilisations, vous avez côtoyé d’autres peuples. Comme moi, vous avez été « étranger » dans un lieu qui vous était inconnu et « étrange. » Cette expérience commune a sûrement favorisé nos échanges puisqu’il nous est arrivé de parler de mon pays dont vous aviez une connaissance, de son fonctionnement, de sa situation économique, sociale et surtout politique. Discuter de ces aspects me réconfortait dans l’idée que mes racines étaient encore fortement ancrées en moi et ravivait une nostalgie interne.
Vous avez également fait preuve de vos qualités humaines à une période où j’en avais besoin. Vos précieux conseils ont su me sortir des situations délicates, ce que je n’aurai pu faire toute seule. Si actuellement ma situation s’est quelque peu améliorée, c’est en partie grâce à votre aide. Vous avez su me tendre la main quand cela était nécessaire. Ces qualités sont rares de nos jours sachant que nous vivons dans un monde où prévalent de plus en plus individualisme et égoïsme. C’est le règne du « chacun pour soi » et « chacun porte sa croix. » Ce qui n’a pas été votre cas.
J’aurais aimé en dire davantage mais ces quelques mots traduisent les affects que j’ai ressentis lors de nos échanges. Des affects qui relèvent peut-être encore de l’idéalisation, mais c’est de cette manière que je les ai vécus. Les travestir et les transformer aurait été me mentir à moi-même et trahir votre mémoire. Travailler avec vous aura été une expérience enrichissante, mais vous avoir comme directeur de recherche aura été la meilleure des récompenses. Merci.