Écritures de la psychose ou La folie d’écrire

DOI : 10.35562/canalpsy.1136

p. 2-5

Texte

Canal Psy : Comment est né cet ouvrage, à partir de quelles préoccupations et aussi quels projets et objectifs ?

Bernard Cadoux1 : L’ouvrage est né d’une part de ma pratique de psychologue clinicien qui est très ancienne, ainsi que de mon intérêt pour l’écriture en général et pour l’écriture de certains patients psychotiques. Et d’autre part, du soutien théorique au CRPPC puisque je m’étais inscrit en troisième cycle. Mon projet de DEA est un peu la fondation ou l’infrastructure de mon livre. J’ai soutenu ce DEA en 1996 avec Bernard Chouvier, et j’ai fait lire ce DEA à un éditeur, Aubier, qui a été intéressé par le sujet. Ce dernier m’a donné un an pour transformer ce mémoire de 75 pages en livre. C’est le défi qu’on m’a proposé et que j’ai essayé de relever. C’était pour moi inattendu d’avoir cette proposition !

Canal Psy : Quelles sont les questions que vous vous êtes posées avant de réaliser cet ouvrage ?

Bernard Cadoux : Pour revenir au point de départ clinique, ma première interrogation a porté sur la fonction psychique que pouvait avoir l’écriture pour ces patients psychotiques, minoritaires il est vrai, qui se mettent spontanément à écrire sans que ce soit lié forcément à un niveau culturel : si certains ont un niveau d’études supérieures, comme un des cas que je présente, la plupart ont connu l’échec scolaire. Et donc, à un certain moment de leur existence, ces patients s’emparaient de l’écriture apparemment pour tenter de traiter quelque chose. Mon hypothèse était celle-ci : envisager l’écriture comme un traitement possible (c’était mon titre de DEA) de la psychose, pour paraphraser Lacan. Je suis donc parti de là : en particulier deux cas de patients que j’ai rencontrés et suivis et deux autres avec lesquels j’ai travaillé dans un cadre psychothérapique.

Puis, j’ai prolongé ma réflexion de la manière suivante : que font les psychotiques qui n’écrivent pas, puisque seule une minorité écrit ? Donc mon autre hypothèse a été de dire : les psychotiques poussent leurs thérapeutes à écrire. À partir de là j’ai essayé en particulier de reprendre, relire, réélaborer un certain nombre de notes de psychothérapies ou d’entretiens psychologiques que j’avais eus pendant plusieurs années avec certains patients pour essayer de voir quelle fonction avait pu avoir ces notes pour moi et pour eux. Ce fut le deuxième aspect de ma réflexion.

Le troisième porte sur un autre espace clinique, de groupe : un atelier d’écriture. Cela parce que dans le lieu où je travaille nous avions monté un atelier d’écriture avec un écrivain public et cela a constitué un lieu de réflexions et de recherches très anciennes, en particulier sur l’articulation entre groupe et écriture singulière, écriture en groupe. Ce fut le troisième terrain clinique de ma réflexion.

En dernier lieu, j’ai décidé de me pencher sur trois écrivains, trois écrivains que j’ai considérés comme psychotiques (pour Artaud et Rodanski, il n’y a aucun doute, pour Pessoa, on peut avoir plus de doutes). J’ai essayé de comprendre ce que suscitait en moi leur lecture car j’avais le sentiment parfois de les utiliser de façon indirecte dans ma clinique comme si les lire me permettait d’organiser un certain nombre de vécus chaotiques provoqués par la rencontre avec la psychose ; et puis ils sont tous trois de formidables théoriciens de la psychose. Leurs œuvres de façon différente donnent forme au processus psychotique. J’ai toujours en mémoire, par exemple, un patient très peu bavard et assez peu capable de parler disant en particulier à propos de Rodanski (puisque Rodanski est un ancien patient de Saint-Jean-de-Dieu) : « Ce que ce monsieur dit, c’est ce que je ressens ». Il y avait dans sa manière d’exprimer la catastrophe psychique quelque chose d’immédiatement perceptible aussi bien par le patient que par les soignants. Donc mon objectif était moins de faire une psychobiographie des trois auteurs en question que de voir comment ces trois auteurs pouvaient éclairer le travail clinique.

Canal Psy : Comment finalement leur lecture, que ce soit du côté du thérapeute ou du patient psychotique, allait mettre en lien…

Bernard Cadoux : Voilà, mettait en forme des choses qu’on arrivait mal soi-même à se figurer. Je dis toujours aux étudiants : pour comprendre quelque chose à la psychose, il faut d’abord lire Antonin Artaud. Non pas qu’il faille se dispenser des théoriciens mais je pense que si on lit Artaud, on est plongé radicalement dans une mise en forme verbale des processus psychotiques et aussi des mécanismes par lesquels quelqu’un peut tenter de s’en protéger.

Canal Psy : C’est finalement là que se rejoignent les questions de traitement et d’écriture. Peut-on parler d’autotraitement ?

Bernard Cadoux : C’était la question de départ, effectivement, de parler d’autothérapie ou de quelque chose comme ça. En même temps, une hypothèse comme celle-ci semble être battue en brèche par le fait que l’on voit certains patients aller de plus en plus mal lorsqu’ils se mettent à écrire. C’est ce qui m’a amené à réfléchir à la question de l’interlocuteur, de l’adresse. Or, c’est implicitement compris dans l’écriture puisque s’il existe une médiation qui fait d’emblée une place à l’autre, même si c’est une place réduite, c’est bien l’écriture. L’écriture est un code que l’on partage avec les autres, même si les psychotiques souvent, font exploser ce code, parfois ils s’y raccrochent. Je pense qu’il y a toujours en perspective et dans le fond de l’horizon du psychotique écrivant, la quête d’un interlocuteur possible. Et c’est, je crois, le pari qu’a à faire le thérapeute, que de s’envisager comme cet interlocuteur possible.

Par rapport à cette question d’autothérapie, il y a aussi le fait que l’écriture vient inscrire une différence radicale par rapport à la parole. Il y a déjà dans le travail de l’écriture quelque chose qui permet de se déprendre un peu de la violence pulsionnelle qui passe directement par la voix. Et dans tous les travaux d’écriture on voit une tentative de mise à distance, de détour, de surplomb par rapport à l’envahissement par la voix. L’écriture est une sorte de construction qui vient faire barrage, soit à l’effondrement, soit à la jouissance et on le voit particulièrement avec les auteurs psychotiques célèbres comme Schreber ou comme Wolfson : il y a une véritable construction à travers l’écriture pour échapper aux voix, aux voix maternelles pour Wolfson. L’écriture constitue une sorte d’échafaudage par-dessus le gouffre. C’est ce qui peut expliquer que quelqu’un se saisisse de l’écriture.

Canal Psy : De l’écriture et du geste d’écrire.

Bernard Cadoux : Voilà, par rapport à cette question de l’interlocuteur, l’hypothèse que j’avais faite c’est que le papier lui-même constitue, sinon un interlocuteur, du moins du non-moi, une sorte de premier autre. Premier autre dans la matière même, dans l’objet papier. Il est d’ailleurs souvent extrêmement mis à mal par les psychotiques : déchiré, chiffonné, griffé…

Canal Psy : Brûlé ?

Bernard Cadoux : Brûlé ! On voit ça chez Artaud : ses documents sont brûlés, percés, pliés… C’est une manière de tester la résistance de l’objet, de constituer un objet d’arrière-plan, un fond sur lequel on puisse prendre appui. Cela engage la dimension motrice de l’écriture : dans le geste même il y a quelque chose de constitutif, bien en deçà de la signification. Et ce quelque chose est du côté du sens, non pas du sens-signification mais du sens-direction. Le geste d’écrire (le geste de gribouiller aussi), est l’inscription d’un premier rythme, d’un aller et d’un retour possible. Et ainsi l’écriture vient constituer une sorte de premier espace par ce jeu d’éloignement et de rapprochement. Elle constitue aussi une sorte de temporalité archaïque rythmique qui est en deçà du sens. Alors là, c’est un peu ramener l’écriture au début du dessin chez l’enfant. Il y a quelque chose des premières rythmicités enfantines qui reste dans l’écriture et qu’on retrouve particulièrement dans certains textes de psychotiques avec des rayures, des ratures…

Canal Psy : Et peut-être aussi dans le rythme donné par le style, ce qui ferait un double rythme ?

Bernard Cadoux : Il y a en effet ce premier rythme très archaïque, venant du stylo, de la plume et puis il y a ce que le style personnel va reprendre des questions de la rythmicité et de la construction d’un espace, d’une temporalité narrative.

Canal Psy : Comment l’écriture peut-elle être une méthodologie pour les psychologues qui sont confrontés à des patients psychotiques ?

Bernard Cadoux : Partant de l’hypothèse : le psychotique pousse le thérapeute à écrire, j’ai donc envisagé toutes les formes d’écritures de la plus archaïque à la plus sophistiquée (c’est pour ça que mon titre est au pluriel). Ainsi, la première distance que le thérapeute peut prendre avec l’expérience de la rencontre, c’est tout de suite après, en prenant des notes, en fixant un certain nombre d’émotions, de pensées qui l’ont traversé, en les jetant sur le papier. Le premier niveau d’élaboration c’est le moment en somme où on se prend soi-même déjà comme interlocuteur, comme lecteur : à partir du moment où je note, quand je reviens à mes notes et que je les relis, je ne suis plus tout à fait le même que lorsque je les ai écrites. Il y a une sorte de clivage fonctionnel entre le moment de l’expérience et l’après-coup de l’expérience, l’après coup étant constitué par la prise de notes. C’est vrai aussi que lorsqu’on prend des notes après un entretien, on est rarement complètement tout seul : on est relié à des interlocuteurs potentiels : soit un groupe de supervision, soit des interlocuteurs institutionnels de travail, soit un superviseur individuel. Il y a toujours quelqu’un à l’orée des notes, c’est le premier niveau.

Ensuite, le cadre du CRPPC permet de ressaisir sa pratique à un autre niveau et de s’engager avec l’aide des pères et des pairs dans une autre écriture plus théorisante que celle-ci. On éprouve alors à quel point l’écriture clinique s’organise à la façon d’un mille-feuilles. Chaque couche se constitue à partir de différents interlocuteurs rencontrés et des « retours » qu’ils nous font. Ils nous aident à élaborer des choses qui dans le texte qu’on a fait sont restées indicibles, non pensées. Ce sont les autres qui vont nous aider à passer à une autre forme d’écriture du texte, à penser quelque chose que l’on n’a pas pu penser soi-même dans la première écriture ni même parfois dans la seconde.

Canal Psy : Vous parlez de première et seconde écritures. Y a-t-il systématiquement une prise de notes, une première écriture ?

Bernard Cadoux : En fait, je suis parti de quelques patients pour lesquels j’avais pris énormément de notes sans pour autant avoir un projet ultérieur et je me suis rendu compte qu’ils m’avaient amené contre transférentiellement à écrire un peu comme eux pour me protéger de « l’intoxication psychotique ». C’est un mouvement défensif, de « survie » pourrait-on dire, qui entraîne une écriture très obsessionnelle par laquelle on voudrait retenir tout ce qui a été vécu. Ça donne des notes parfois peu utilisables ou qu’il est indispensable de retravailler secondairement dans un autre cadre. Alors on saisit leur dimension « rétorsive » vis-à-vis du patient. Et quand on fait l’expérience d’une supervision, on voit au-delà de leur aspect « première nécessité » comment elles risquent d’empêcher le déploiement de la pensée. Là encore, c’est l’interlocuteur qui ouvre l’écriture comme scène psychique sur laquelle la rêverie associative peut se déployer. Sinon, l’écriture reste très objectivante et empêche la rêverie.

Canal Psy : Quels sont les apports fondamentaux de votre travail, qu’avez-vous particulièrement désiré mettre en lumière ?

Bernard Cadoux : En prenant appui en particulier sur les travaux de Jean Guillaumin, j’ai tenté de montrer comment en particulier pour le psychotique l’écriture pouvait avoir des effets de suppléance par rapport à la faillite du « raconter maternel ». J’espère avoir aussi sensibilisé les cliniciens aux fonctions élaboratives de leur propre écriture dans la rencontre clinique. Écrire ouvre un espace qu’on ne pourrait peut-être pas ouvrir autrement, une scène sur laquelle la pensée, en appui sur la matérialité du geste, se remet en mouvement.

Une autre partie de mon travail, largement redevable à René Kaës est la réflexion que j’ai menée à partir de l’atelier d’écriture sur la pratique, l’utilisation de l’écriture comme médiation dans un groupe thérapeutique. Les pratiques d’ateliers d’écriture sont foisonnantes dans tous les domaines, mais il y a eu peu de réflexion clinique sur la fonction du groupe d’écriture dans l’espace du soin ou de la psychothérapie.

Canal Psy : Et aussi peut-être sur l’écriture de groupe ?

Bernard Cadoux : C’est vrai que nous avons commencé comme la plupart des ateliers d’écriture, c’est à dire en fonctionnant sur un modèle de l’écriture individuelle en groupe. Le terme même d’atelier indique d’ailleurs sur le plan du dispositif quelque chose d’ouvert où les gens viennent, ne viennent pas… Donc où les phénomènes de groupe sont peu pris en compte et ne sont pas réellement un objet de travail. Puis, nous avons essayé de mettre en place à l’hôpital de jour un groupe thérapeutique à partir de l’écriture. À partir de là, si la fonction de l’écriture est restée importante, la fonction du groupe l’est devenue aussi. J’aurais tendance à parler désormais de groupe d’écriture plutôt que d’atelier. Le groupe est semi-fermé : il y a toujours le même nombre de participants potentiels que l’on suit souvent plus d’un an.

Ce qui paraît particulièrement intéressant, c’est l’articulation entre l’écriture en groupe et l’écriture singulière : on voit comment quelqu’un va constituer sa propre écriture en prenant appui sur les autres, sur ce qui « est déjà là » également et comment à un autre moment il va rejeter parfois violemment l’écriture collective pour instaurer sa propre position subjective. Il y a une oscillation incessante du collectif au singulier qui est constitutive de la symbolisation au niveau groupal. Maintenant on travaille beaucoup sur ce mouvement : offrir la possibilité d’écrire collectivement sans en faire une imposition, laisser circuler les patients de l’écriture à plusieurs sous forme d’une chaîne associative, à l’écriture solitaire. Dans une même séance on a certains participants qui travaillent ensemble, et d’autres seuls. Cela va dépendre de l’évolution personnelle de chacun ou de la phase du processus groupal dans laquelle on se trouve. Et ce sont ces liens entre le travail individuel et groupal qui m’intéressent particulièrement.

Canal Psy : On peut aussi rajouter à l’individuel et au groupal le grand groupe culturel, surtout quand dans l’atelier d’écriture, les patients utilisent des écrits d’auteurs qu’ils recopient, s’approprient…

Bernard Cadoux : Oui, car l’écriture est un objet culturel, un objet de relation entre les participants, mais aussi entre le groupe et l’extérieur car il se réfère à des normes communes (le dictionnaire) et à un fonds commun (la littérature) ce qui fait que les patients prennent parfois des livres dans la bibliothèque du service ou parfois en apportent de chez eux. Ça devient un matériau commun qui fournit une première forme à la « matière psychique » qui va venir se figurer ensuite dans le travail de l’écriture. Ça donne des situations émouvantes comme cette patiente qui après en avoir parlé et hésité six mois a apporté lors d’une séance son unique livre (que lui avait offert son père !).

La proposition d’écriture que nous faisons ne sollicite pas la dimension de l’écriture biographique, on ne travaille pas du tout de ce côté-là. On travaille sur la fantasmatique groupale. Donc, on est beaucoup plus sur le versant de l’imaginaire, de la fiction, des écrits inventés même si, évidemment, on peut croiser ces écrits avec la vie personnelle de chacun. C’est important de le préciser car d’autres d’ateliers d’écriture fonctionnent sur le récit de vie et c’est une autre proposition de travail.

Canal Psy : Comment situez-vous cet ouvrage dans le champ des recherches en Psychologie Clinique ?

Bernard Cadoux : Ce livre est né pour une part importante de ce « lieu de fomentation » qu’est le CRPPC, on ne s’étonnera pas d’y trouver certaines références de base et un mode de pensée très marqué par les questions du transitionnel et du groupe : cela explique pour une part mon « impasse » sur Lacan, ce qui m’a été reproché par certains, Lacan ayant beaucoup réfléchi à ce rapport de l’écriture et de la psychose. Ce qui fait que mon livre est aussi un peu décalé par rapport à la collection de chez Aubier qui a une orientation plus lacannienne.

Pour élargir mon propos, je dirai que ma réflexion sur le groupe d’écriture peut, peut-être, fournir quelques repères théorico-cliniques pour la mise en place d’autres groupes d’expression thérapeutique, utilisant d’autres médiations.

Ce livre doit beaucoup aussi à certaines complicités avec d’autres professionnels qui travaillent à l’articulation de l’Art et de la thérapie en particulier Jean-Pierre Klein et la revue Art et thérapie, Jean Broustra et Guy Lafargue et les Ateliers de l’Art cru à Bordeaux, Claude Sternis à Paris, Jacques Stitelmann et l’Atelier à Genève, l’Association Création et Soins à Lyon.

Canal Psy : Comment voyez-vous l’évolution future de vos recherches ?

Bernard Cadoux : J’aimerais porter ma réflexion plus précisément sur l’articulation du récit de groupe avec l’écriture singulière mais aussi l’élargir aux autres groupes thérapeutiques utilisant des médiations artistiques. Une dernière précision qui me tient à cœur : je n’étais pas content de mon titre, l’éditeur n’était pas ravi non plus. Le titre m’est venu plusieurs mois après : La folie d’écrire. Ce titre me semble plus pertinent, il épouse davantage mon propos. La folie est à entendre comme emportement obligé, comme construction, pour surseoir à la catastrophe psychique et « passer outre ».

Notes

1 Bernard Cadoux est psychologue clinicien. Bernard Cadoux, 1999, Écritures de la psychose, Paris, Aubier, Collection Psychanalyse, 238 p.

Citer cet article

Référence papier

« Écritures de la psychose ou La folie d’écrire », Canal Psy, 48 | 2001, 2-5.

Référence électronique

« Écritures de la psychose ou La folie d’écrire », Canal Psy [En ligne], 48 | 2001, mis en ligne le 03 juin 2021, consulté le 24 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1136

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