En psychopathologie, la dissociation psychique et l’hallucination du double (héautoscopie) représentent les deux cas de figure paradigmatiques dans lesquelles le thème du double est convoqué. Les approches théoriques psychanalytiques, elles, s’articulent autour de deux axes lorsque l’on parle du double : le narcissisme et le thème du « stade du miroir ». Depuis, le double et ses déclinaisons psychopathologiques sont rattachés au double originel du miroir, l’image spéculaire. En partant de cette idée lacanienne, Winnicott a tenté d’en construire le précurseur hypothétique. Il le situe dans la relation de l’enfant au visage de la mère, lorsque tous deux échangent des regards réciproques et que l’enfant, en regardant le visage maternel, se voit lui-même.
Aujourd’hui, si les références à ce double antérieur au double spéculaire existent, elles n’en sont pas moins éparses car elles n’ont pas été rassemblées dans un corpus théorique précis qui en permettrait une approche conceptuelle satisfaisante. Notre recherche a tenté de donner corps à ce double préspéculaire avec, comme perspective première, la construction d’un modèle théorique rendant compte de l’importance du double dans le développement psychologique de l’enfant, et, entre autres, ce qui concerne la constitution de l’espace psychique.
Le développement qui va suivre va résumer ce travail en ciblant la problématique de l’espace psychique.
Données descriptives
Le visage occupe une place prépondérante dans l’établissement des premières relations entre un enfant et son entourage ainsi que dans l’établissement de la relation d’objet libidinal. Selon Spitz, dès la naissance, lorsque le bébé tète le sein, il « fixe sans discontinuer le visage de sa mère pendant toute la durée de la tétée jusqu’au moment où il s’endort sur place » (Spitz, 1965). Winnicott semble partager ce point de vue. Pour lui, « peut-être un bébé au sein ne regarde-t-il pas le sein. Il est plus vraisemblable qu’il regarde le visage » (Winnicott, 1971). Ce visage qu’il voit constitue alors le précurseur du miroir. Encore indifférencié par rapport à son environnement, ce que le bébé voit quand il regarde le visage maternel, « c’est lui-même. En d’autres termes, la mère regarde le bébé et ce que son visage exprime est en relation directe avec ce qu’elle voit » (Winnicott, ibid.).
Le visage de la mère reflète celui de l’enfant ; grâce à la circularité des échanges expressifs, des multiples interactions, l’enfant a l’illusion d’avoir pour visage ce visage qui le regarde et qui lui répond, lui conférant un premier sentiment d’identité. Le bébé existe dans et par le visage maternel, ce double qui le dote de sa propre image et qui, pour Sami-Ali, constitue l’objet d’identification primaire (1977). La consubstantialité originelle du registre mère-enfant participe ainsi au fait que le visage de l’un se met à exister en référence à celui de l’autre. Ce rapport vers l’autre existe sans toutefois que la distance et la séparation entre le sujet et l’objet ne soient posées. Une certaine forme d’espace intersubjectif (dans ses rapports topologiques) est délimitée par la relation existant entre le sujet et cet objet subjectif, ce que nous allons considérer maintenant.
Du visage maternel à la création de l’espace du double
La relation visage à visage s’inscrit dans un espace intersubjectif primordial que détermine une organisation bidimensionnelle, sans reconnaissance encore d’un dedans et d’un dehors, caractérisée par la relation d’inclusion réciproque : « Être soi-même, c’est être le reflet de l’autre et le miroir qui reflète, de sorte qu’on est à la fois dedans et dehors et que le dedans est le dehors. Relation d’inclusions réciproques où, par la répétition infinie du même, l’espace se convertit en une totalité imaginaire. » (Sami-Ali, 1980.)
Dans l’espace ainsi créé que nous appelons espace du double, le sujet est ce qu’il perçoit. Le visage maternel, précurseur du miroir, réfléchit le soi, « réfléchit ce qui est là pour être vu » écrit Winnicott (1971). Confusion entre celui qui regarde et ce qui est là pour être regardé, tel est selon nous le substrat de cet espace primordial du double. L’espace du double est clos, fermé sur lui-même, créé et développé par le lien perceptif qui unit le sujet à l’objet dans une dynamique d’emboîtement. C’est un espace unaire (en opposition à l’espace binaire, l’espace unaire, selon Dufour [1988, 1996], est un espace où règnent l’auto-référence absolue et l’équivalence sans limite des opposés, sans possibilité de reconnaissance d’un dedans et d’un dehors). Il est régi par la relation d’inclusion réciproque occasionnée par le fait que l’enfant, ne distinguant pas encore le soi du non-soi, s’identifie sans limite à l’autre. Une seule et même structure spatiale existe, dans laquelle le sujet équivaut à l’objet, le tout à la partie, le visage à l’ensemble du corps propre. La relation est immédiate et dans ces conditions dedans et dehors (et par là-même espace interne et espace externe) sont encore indifférenciés parce que justement l’espace du double unaire ne permet pas que le sujet se distingue, se sépare ou attaque ces liens premiers d’inclusion réciproque.
L’espace du double est l’espace du même, un espace dans lequel le sujet inclut l’objet qui l’inclut à son tour. L’identification est absolue, ne laissant pas de distance possible entre l’enfant et le visage maternel. L’espace du double est totalité englobant tant le sujet que son objet par l’existence de ce rapport fondamental de complémentarité réciproque.
Le visage de l’étranger, dépassement de l’espace du double
Pour dépasser l’espace du double, il faut permettre la survenue et l’émergence du conflit comme passage vers la subjectivité. Ce dépassement est permis quand l’enfant peut subitement reconnaître le visage de l’autre comme appartenant à l’autre, différent de soi et d’autrui. Percevoir le visage de la mère parmi d’autres visages appartenant au registre du non familier, de l’étranger, telle est l’étrange découverte de l’enfant vers le 8e mois. Cette découverte ne se fera pas sans mal, l’enfant réagira vivement à la perception de la différence par ce que Spitz nomme l’angoisse du 8e mois. « L’angoisse du 8e mois, quand elle vient à se produire, trahit cette double constitution de l’autre comme autre et de soi comme autre de cet autre » écrit Sami-Ali (1977). L’angoisse du 8e mois vient bouleverser l’illusion constitutive du sentiment premier d’identité, et, à travers elle, l’enfant parvient à discriminer la mère de tout ce qui appartient au registre du non-mère. C’est le moment de la découverte et de l’accession à l’altérité, statut subjectif radicalement opposé à l’assujettissement au double. Devenir l’autre de l’autre signifie pour l’enfant être aux prises avec un processus complexe : ce qui représentait jusqu’à présent le familier, le visage du double, devient autre que soi, différent et pourtant le même, puisque cette angoisse de l’étranger vient justement signer la constitution de la mère comme « objet total ».
L’espace de la relation n’est plus réduit à deux termes, un troisième vient le perforer en y introduisant de la distance entre chacun des éléments le composant. L’enfant, la mère et l’étranger peuvent occuper l’espace psychique nouvellement tissé en y tenant leurs places respectives, les relations intersubjectives s’inscrivant maintenant dans un espace à trois termes. Si le dehors se met à exister, c’est en référence au-dedans, le dedans du moi constitué ; dedans/dehors et par conséquent espace interne et espace externe viennent donner de la profondeur et une troisième dimension à l’espace psychique en voie de constitution. L’espace du double a perdu ses qualités premières, la relation d’inclusion réciproque laisse place à l’axe interne/externe et à un troisième point de vue, celui de l’étranger.
Lorsque l’angoisse de l’étranger vient confirmer le sujet comme différent de la mère, elle le confirme également comme différent de soi, puisque, jusque-là, être soi signifie être la mère. L’enfant a quitté l’espace du double maternel pour, un temps, glisser dans l’espace du double narcissique : arrive ainsi la perception diffuse de la perte du double maternel autant que de la perte de soi-même. L’angoisse est celle de se découvrir comme réellement double, ce n’est pas une angoisse de perte d’objet mais de perte de soi. Elle vient s’inscrire comme la première expérience de dépersonnalisation.
L’expérience du miroir
C’est dans ces conditions intenses de déstabilisation identitaire que vient s’inscrire l’expérience spéculaire. L’enfant, dans une « mimique illuminative » comme l’écrit Lacan (1949), reconnaît son image dans celle du miroir. Il reconnaît, plutôt, dans « ce complexe virtuel […] la réalité qu’il redouble » (ibid.), c’est-à-dire la sienne propre. Il se sait posséder maintenant une image spéculaire, et, en la reconnaissant, il se connaît lui-même.
« L’assomption jubilatoire de son image spéculaire par l’être » (Lacan, ibid.) témoigne autant le fait de cette reconnaissance-connaissance que le plein sentiment éprouvé de se trouver enfin soi-même dans cette image reflétée, quittant ainsi ce moment transitoire et troublant du double narcissique. L’enfant jubile car la dépersonnalisation et le sentiment étrange qui l’accompagnait sont balayés par la capture et l’identification qui s’ensuivra à son image spéculaire. À ce titre, Sami-Ali énonce que « l’expérience du miroir a son origine dans celle du double » (1980) et non l’inverse. Elle s’ancre sur ce moment transitoire de dépersonnalisation et vient confirmer la constitution du sujet dans son altérité primordiale. C’est « l’achèvement de la coupure primordiale du dedans et du dehors » (Sami-Ali, 1977), donc la confirmation que l’espace du double est achevé et dépassé. Le sujet devient enfin lui-même, l’espace substrat de sa relation aux autres comporte désormais une épaisseur, une troisième dimension apportée par l’expérience spéculaire et par la compréhension qu’il s’agit bien d’une expérience spéculaire et non d’une nouvelle expérience du double (d’où toutes les manipulations de l’enfant à l’encontre du miroir, réalité matérielle support de cette image). Le reflet appartient désormais à l’espace du miroir, à l’extérieur du sujet. Le reflet existe et n’est pas le double, l’image du miroir a chassé le double et l’espace qu’il organisait. L’expérience spéculaire vient légitimer et justifier la sûreté de la perception en créant un espace interne contenant la possibilité de représenter le soi.
Approche conceptuelle : le stade du double
Organisation diachronique
Premier sous-stade : Le double unaire
C’est le premier temps du stade du double, celui qui dérive de l’état biologique de la dyade mère/nouveau-né et de la dépendance absolue du nourrisson à l’égard de l’objet dispensateur de soins. Si la grossesse « physiologique » dure neuf mois, la grossesse « psychologique » persiste jusqu’à la fin du premier sous-stade, jusqu’au moment dit de l’angoisse du 8e mois. Jusque-là, par l’existence même du double comme objet originaire, la mère continue de « porter » son enfant, inclus dans son champ psychique. C’est le temps de la complémentarité fondamentale, le temps de l’unaire.
La relation est une relation d’inclusion réciproque, unaire, et détermine une première forme d’espace dans lequel vont se dérouler les processus psychiques, un espace bidimensionnel. Dans cet espace la première différenciation dedans/dehors corrélative des rapports psychiques interne/externe n’a pas encore eu lieu. La topologie de cet espace est le plan.
La relation à l’objet originaire, le double, s’ancre sur la perception visuelle du visage maternel, la zone originaire. Il y a par définition indistinction et indifférenciation entre le nourrisson et l’objet originaire. Du fait de cette indifférenciation, il n’y a pas de possibilité de conflit entre l’enfant et l’objet originaire, tous deux confondus. Ce qui ne veut pas dire que l’enfant ne puisse éprouver des affects déplaisants lors d’expériences frustrantes ou dans des moments où la faim et la douleur se font sentir. Nous différencions bien déplaisir et conflit lorsque nous considérons que pour qu’il y ait conflit, il faut deux parties distinctes à conflictualiser. Dans l’unaire, où tout est inclus dans tout, le conflit n’est pas encore envisageable. Ces processus originaires sont à considérer sous le sens proposé par Aulagnier. Il s’agit d’un type primitif d’activité du système psychique qui englobe les processus de représentation autant qu’il définit la structure même de ce système. Si la bidimensionnalité et l’inclusion réciproque sont observables dans l’organisation de l’espace graphique, ils sont également l’expression de la mise en forme de l’espace psychique lui-même.
Un conflit organisateur : le double narcissique
Le temps organisateur du stade du double est issu du conflit apporté par la possibilité de percevoir le visage de l’étranger comme différent de celui du double originaire. Ce conflit est le processus clé, à la charnière entre le temps et l’espace de l’unaire et le double spéculaire, celui qui clôt la constitution du schéma corporel et de l’image du corps pour l’enfant. Le double narcissique se développe sur fond d’angoisse de dépersonnalisation, de dépossession de soi dans la perte du double originaire ainsi qu’il représente également l’expérience première du sentiment d’inquiétante étrangeté.
C’est le temps actif et organisateur du stade du double, qui permet à une dynamique de s’instaurer et de sortir l’infans de ce qui deviendra alors un paradis perdu. Ce conflit est caractéristique du stade du double en tant qu’il en constitue la dynamique fondamentale. En ce sens le double narcissique figure comme le véritable organisateur de la conflictualité psychique dans les processus identitaires ainsi que dans la constitution de l’espace psychique.
Deuxième sous-stade : le double spéculaire
Le double spéculaire échappe à la catégorie de l’unaire. Par l’accession du sujet à la connaissance de l’image spéculaire, le double est ici projeté à l’extérieur de soi, au dehors, permettant alors à ces variables spatiales de s’inscrire dans la dimensionnalité psychique du sujet. Si le double du miroir est toujours un double de soi-même (même si alors ce double est repéré comme en dehors du champ psychique du sujet), la relation de complémentarité imaginaire peut persister entre soi et le double spéculaire ouvrant le champ au double persécuteur comme en témoignent l’hallucination du double, les phénomènes d’héautoscopie et la dépersonnalisation psychotique.
Le double spéculaire vient normalement résoudre le conflit engendré par le double narcissique. Témoin de cette résolution, l’assomption jubilatoire de l’enfant décrite par Lacan, qui signe le dépassement de la déstabilisation identitaire. Toujours ancré sur la même modalité perceptive, la vision, le double spéculaire vient confirmer au sujet qu’il est avant tout un humain puis un autre parmi les autres différents de lui-même, avec son visage propre. À ce titre le champ relationnel est multiple voire infini, l’espace psychique est achevé dans sa tridimensionnalité permettant un investissement intersubjectif multidirectionnel.
La dimensionnalité psychique et son évolution dans le stade du double
Dans l’espace unaire, le lien self-objet est caractérisé par l’inclusion réciproque et la complémentarité fondamentale, l’espace étant bidimensionnel dans sa totalité. La bidimensionnalité correspondant au double spéculaire n’est pas caractérisée par les mêmes rapports : le lien à l’objet y est organisé par la symétrie, la complémentarité est imaginaire. Cet espace spéculaire, s’il est bidimensionnel, fait suite à la première différenciation de la catégorie familier/étranger. L’espace psychique ne peut être alors complètement bidimensionnel : il convient de différencier l’espace endopsychique qui conserve la bidimensionnalité et la possibilité de confusion soi-non-soi, et l’espace intersubjectif qui dès lors comporte trois dimensions nées de trois points d’origine différenciés, le soi, le visage maternel et le visage de l’étranger. La tridimensionnalité est surtout issue de la possibilité de la séparation dans l’espace de ces points et de leur mise en perspective réciproque.
Si l’espace est créé par projection sensorielle, il faut tenir compte de l’espace perceptif visuel. Celui-ci sera bidimensionnel jusqu’à ce que la mise en place de la convergence visuelle, vers le troisième mois, permette la vision en profondeur et en relief. Dès lors et de façon définitive, l’espace visuel sera tridimensionnel.
Nous arrivons donc à distinguer trois types d’espaces comme paramètres du stade du double, qui ne se développent pas au même rythme : un espace perceptif visuel qui doit son évolution à la maturation des fibres nerveuses et des synergies musculaires, un espace intersubjectif au carrefour de la relation entre le sujet et son double et enfin un espace endopsychique qui voit sa dimensionnalité évoluer au fil de l’évolution du stade du double.
Le tableau suivant détaille ces différences.
Stade du double | Espace perceptif visuel | Espace intersubjectif | Espace endopsychique |
Double unaire (1° sous-stade) | Bidimensionnel | Bidimensionnel Indistinction et confusion sujet/objet Topologie : plan |
Bidimensionnel Inclusion réciproque Complémentarité fondamentale Topologie : plan |
// | Tridimensionnel vers la fin du 1er trimestre | // | |
Double narcissique (organisateur) | // | Tridimensionnel : apparition du tiers (l’étranger) | Bidimensionnel Dédoublement narcissique |
Double spéculaire | // | Tridimensionnel Dialectique du dedans (interne : sujet) dehors (externe : objet) |
Bidimensionnel Relation de symétrie Complémentarité imaginaire Topologie : relation de plan à plan |
Postérieur au stade du double et à l’expérience spéculaire | Tridimensionnel | Tridimensionnel | Tridimensionnel |