Les travaux sur les émotions en psychologie sociale sont aussi anciens et diversifiés que la psychologie sociale elle-même. L’influence exercée par les émotions sur les comportements sociaux a été envisagée dans des domaines aussi variés que la persuasion, la motivation, la communication au sein et entre les groupes, les stéréotypes et préjugés, l’influence sociale et plus récemment autour du concept du « partage social des émotions » (Rimé et Scherer, 1993). Il serait donc réducteur et illusoire d’évoquer l’ensemble de ces courants dans un espace réduit. Il paraît, en revanche, plus pertinent d’évoquer des travaux parmi les plus récents, qui concernent le lien qui existe entre émotions et cognition sociale.
La cognition sociale est une jeune sous discipline de la psychologie sociale, née il y a à peine 25 ans de l’application des théories cognitives au traitement des informations sociales. Autour du concept de catégorisation d’abord, les travaux se sont multipliés sur la mémoire des personnes, les attributions catégorielles et les jugements. Ainsi c’est tout naturellement que le champ des émotions s’est invité à cet élan moderne de la psychologie sociale « scientifique » (pour une revue de questions, voir Forgas et Fiedler, 1988 ; Higgins et Sorrentino, 1990).
Les travaux qui portent sur le rôle joué par les émotions dans le domaine de la cognition sociale se sont surtout attachés à montrer comment une émotion peut affecter la nature d’un jugement ou d’un comportement envers une ou plusieurs personnes membres d’un exogroupe (groupe de non appartenance). En d’autres termes, l’objectif est de mettre en évidence les liens qui existent entre émotions et stéréotype (E.G. Forgas et Moyan, 1991 ; Mackie & Hamilton, 1993).
Le stéréotype est un ensemble d’opinions et de croyances à propos des membres d’un groupe. Dans son approche moderne, le stéréotype est décrit comme une structure socio-cognitive différente du préjugé. Il s’agit une connaissance sociale, souvent consensuelle mais qui ne se définit pas nécessairement comme un schéma négatif et erroné à propos d’une catégorie. Dans certains cas, le stéréotype peut comporter des éléments statistiquement corrects et de fait s’y référer dans un jugement n’est pas automatiquement synonyme de discrimination. Le problème se pose quand la cible du jugement ou du comportement (une personne ou un groupe de personnes) n’est pas conforme au stéréotype à propos de son groupe d’appartenance. Dans ce cas précis, le stéréotype est une information inexacte et s’en servir devient un acte abusif et une source de conflit entre les groupes. Dans cette situation particulièrement intéressante, les émotions peuvent jouer un rôle médiateur.
Nous pouvons résumer les positions actuelles en disant que l’émotion joue un rôle non négligeable dans la construction du jugement social. D’une part, l’émotion peut induire un traitement simplifié de l’information sociale (traitement heuristique) qui conduit souvent au recours aux pensées stéréotypées, ou au contraire, un traitement plus complexe, plus substantiel (traitement systématique). D’autre part, l’émotion est impliquée dans le degré d’automaticité du jugement social.
De nombreux travaux présentent des résultats corrélés montrant qu’une émotion intense peut avoir un impact sur le degré auquel une information sociale est traitée. Selon ces travaux, les émotions exercent, dans bon nombre de cas, un effet négatif sur les cognitions car elles représentent des dépenses coûteuses et entraînent un manque de ressources cognitives suffisantes pour traiter l’information en profondeur. L’individu traitant de l’information est souvent confronté à un dilemme difficile ; faut-il plutôt s’engager dans un traitement profond mais coûteux des informations sociales dans le but de produire une réponse exacte aux sollicitations perceptives ou n’est-il pas plus efficace d’opter pour un traitement superficiel, donc peu coûteux, au risque de se tromper ? La réponse à cette question est offerte dans bon nombre de recherches qui présentent l’individu perceptif comme un avare cognitif. Quand l’information à traiter est compliquée, incohérente et/ou que l’état physique, mental ou affectif dans lequel l’observateur se trouve est déficient, ce dernier opte très souvent pour la seconde solution de façon à sauvegarder certaines de ses ressources mentales (Leyens, Yzerbyt et Schadron, 1996). On montre par exemple que la fatigue physique, l’absence de motivation à traiter l’information ou encore le manque d’expertise de la situation sont des facteurs accentuant la propension à stéréotyper.
En ce qui concerne les émotions, cette démonstration est faite dans le domaine de la persuasion. Concrètement, ces travaux montrent qu’un individu placé dans un état émotionnel fort (joie, tristesse, colère…) est fragilisé cognitivement et qu’il devient plus réceptif à la persuasion (messages publicitaires par exemple). On retrouve des recherches sur les émotions dans le domaine de l’influence sociale qu’un tiers ou qu’un groupe peut exercer sur un individu. Dans le champ des relations intergroupes, beaucoup d’études montrent que ces émotions (et surtout les plus négatives) « obligent » l’acteur social à traiter l’information de façon superficielle et rapide, ce qui se traduit inévitablement par un recours à l’information la plus facile et la plus accessible en mémoire : le stéréotype. Concrètement, la discrimination catégorielle (racisme, sexisme, homophobie) serait facilitée par les états émotionnels intenses.
L’expérience suivante illustre cet état de fait. Des sujets sont dans un premier temps confrontés à un exercice de résolution de problèmes dont ils apprennent la règle dans une phase d’entraînement. Puis, quand vient la phase de travail, les sujets sont soumis à des exercices volontairement sans solution et ce, à leur insu. Ils connaissent la règle mais sont, volontairement, dans l’incapacité de résoudre les problèmes. Cette situation les plonge dans un état émotionnel négatif violent qui est vérifié au niveau comportemental ainsi qu’à travers leurs propres auto-descriptions. Puis, à l’issue de cette phase, on prétexte une seconde étude indépendante de la première portant sur les jugements sociaux. Dans cette prétendue nouvelle recherche, les mêmes sujets sont invités à statuer sur un cas juridique fictif. Un homme est accusé d’en avoir agressé un autre et sur la base d’un récit succinct des faits, on demande aux sujets de dire, à travers quelques questions, dans quelle mesure ils pensent que le suspect est coupable ou innocent de l’acte en question. Deux histoires sont proposées aléatoirement aux sujets. À tout autre égard conformes, ces deux histoires varient seulement à propos de la catégorie d’appartenance du suspect. Il est soit un skinhead, soit un prêtre. D’autre part, les arguments développés dans l’histoire sont contrôlés. Ils sont en nombre égal en faveur de l’innocence et en faveur de la culpabilité, de sorte que la décision de culpabilité est très difficile à prendre. Les résultats montrent que les sujets qui n’ont pas été exposés à une émotion négative (problèmes sans solution dans la première phase) émettent un jugement neutre sur le cas ambigu, et ce que le suspect soit un skinhead ou un prêtre. En revanche, les sujets plongés artificiellement dans un état émotionnel très négatif jugent le skinhead très coupable et le prêtre très innocent. Ceci montre que l’émotion représente une anxiété, synonyme de surcharge cognitive, celle-ci privant de ressources la personne juge. Ainsi, cette dernière, face à l’ambiguïté du cas, se réfère à la seule information diagnostique qui soit accessible et facile à traiter : l’appartenance catégorielle du suspect. Comme il est clair que le stéréotype classique existant envers le groupe des skinheads comporte des éléments liés à la violence, le skinhead est jugé coupable. À l’inverse, l’image stéréotypée des prêtres est classiquement positive, le prêtre est innocenté.
Les implications naturelles de ces résultats sont nombreuses. L’état de perte de contrôle subi par les sujets de cette expérience suite à un état émotionnel négatif est lourd de conséquences sur les jugements et par extension sur les interactions avec autrui. Les sentiments d’échec, de manque de contrôle sur sa vie, d’identité négative sont des vécus affectifs ordinaires facilitant la pensée stéréotypée et la discrimination catégorielle. Le chômage est, par exemple, une illustration parfaite de ces états. Un chômeur peut ressentir un manque de contrôle sur sa vie et sur ses choix (surtout dans un système d’assistanat tel que le nôtre), il vit une situation d’échec qui peut se traduire par une fragilisation de son identité.
Ces expériences cumulées le mettent dans une situation émotionnelle très inconfortable, et représenter une carence de ressources cognitives à la fois pour des tâches mentales et sociales. Il est davantage enclin à adopter un style de pensée figée, « par clichés ». Il n’est pas étonnant alors de constater que les pensées politiques et idéologiques extrémistes sont de tout temps sur-représentées dans des contextes socio-économiques défaillants. Plus les individus ont un vécu socioculturel négatif et dévalorisant au niveau émotionnel, plus ils optent pour des raccourcis intellectuels. Or les idéologies les plus extrêmes et les plus dogmatiques sont toujours les plus simples à comprendre et les plus radicales.
Plus préoccupant, si le chômage est un état de fait, on sait qu’il est suffisant d’induire un sentiment d’échec ou une image de soi négative pour que l’effet se produise, même si cela ne correspond à aucune réalité. Dans le milieu scolaire par exemple, on montre très bien comment les enfants issus de minorités ethniques s’auto-attribuent les stéréotypes véhiculés à l’égard de leur propre groupe par l’extérieur et peuvent se mettre dans cette situation d’incontrôlabilité, synonyme d’une part d’un manque de disponibilités intellectuelles nécessaires aux acquisitions élémentaires et d’autre part d’une pensée facile, cohérente et non conflictuelle.
Jane Elliott, institutrice américaine exerçant au Texas au début des années 70 a tenté de donner une « leçon de discrimination » à ses élèves de CM2. Elle leur explique dans un premier temps que l’intelligence est conditionnée par la couleur des yeux et que les enfants aux yeux bleus sont plus intelligents que les enfants aux yeux marron. S’appuyant sur son autorité statutaire, elle n’a aucun mal à persuader l’ensemble de ses élèves. Puis elle se contente d’observer les conséquences à court terme de cette catégorisation artificielle. Les effets sont à trois niveaux. D’une part, sur un plan émotionnel, les enfants aux yeux marrons se montrent déprimés, tristes et, pour l’anecdote, font tout ce qu’ils peuvent pour cacher leurs yeux. D’autre part, des conflits violents éclatent entre les enfants qui se sont le jour même constitués en deux groupes opposés, le groupe dominant des yeux bleus d’un côté et « les yeux marrons » de l’autre, groupe dominé. L’institutrice constate la violence verbale et physique entre les deux groupes avec d’un côté ceux qui abusent de leur pouvoir et de l’autre des enfants qui ne supportent pas cette situation d’une grande agressivité pour leur identité. Enfin, elle demande aux enfants de résoudre des problèmes en équipe et constate que les « bleus » sont plus rapides et efficaces que les « marrons ». Plus étonnant encore, le lendemain, elle décide d’inverser les rôles expliquant qu’elle a menti aux enfants et qu’en réalité ce sont les yeux marrons les plus intelligents. Du jour au lendemain, tous les effets s’inversent, au niveau émotionnel, social et intellectuel. À la fin de la seconde journée, elle leur explique que tout cela n’était qu’une mise en scène destinée à leur faire comprendre que la couleur des yeux ne détermine pas davantage que la couleur de la peau une quelconque aptitude intellectuelle. Les enfants réconciliés et euphorisés par la bonne nouvelle disent à la maîtresse que plus jamais ils ne seront méchants avec un noir ou un asiatique ! Au-delà des problèmes éthiques graves que pose cette étude (car à la fin de la première journée, les enfants rentrent chez eux persuadés d’être intelligent ou stupide), elle montre comment une anxiété forte ressentie à cause de la menace que peut représenter un exogroupe dominant plonge des individus dans une situation d’agressivité et de perte de contrôle sur les événements.
Toujours dans le domaine scolaire, il est intéressant de noter à cet égard que l’effet fonctionne aussi bien dans l’autre sens. Dans des études sur l’identité, quand on persuade des sujets qu’ils sont intelligents, ils finissent par le devenir. Le fait de pratiquer un renforcement émotionnel positif sur un sujet finit par le mettre dans une situation identitaire si confortable qu’il peut allouer toutes ses ressources cognitives à des tâches mentales et progresser réellement plus vite que des sujets n’ayant pas cette chance.
Idem en ce qui concerne le renforcement basé sur le degré d’attractivité physique. Dans le cadre des études sur les prophéties autoréalisatrices, on place un homme et une femme qui ne se sont jamais vus dans deux salles contiguës reliées seulement par un téléphone. On fait croire au sujet masculin qu’il va discuter avec une femme très belle ou très laide. La seule consigne étant qu’il doit discuter avec elle dans le but de se former une impression à son égard. On enregistre la conversation puis on la fait écouter à des juges « naïfs », ignorant la procédure expérimentale. Les résultats montrent que quand le sujet masculin est persuadé de converser avec une jolie fille, celle-ci (tirée au sort) est jugée intelligente, chaleureuse et drôle par des juges externes. En revanche, quand le sujet croit parler avec une fille laide, les jugements s’inversent. La fille devient ennuyeuse, froide et stupide. Autrement dit, l’émotion ressentie envers autrui affecte la nature des jugements mais aussi la nature du comportement consécutif de la cible de ce jugement.
En résumé, les travaux récents sur les émotions en cognition sociale mettent en évidence des effets souvent néfastes de ceux-ci au niveau cognitif et social. Les émotions jouent un rôle catalytique dans le recours à des stratégies simplifiées et économiques de traitement de l’information. L’appartenance catégorielle, l’identité ou la menace potentielle que représente une personne ou un groupe de personnes sont autant de paramètres qui induisent une émotion positive ou négative forte. Celle-ci affaiblit le niveau de lucidité, de raisonnement dans les jugements et peut entraîner des comportements inexacts et discriminatoires. L’acteur social est un avare cognitif qui cherche à traiter l’information de façon économique et dans un contexte social confortable pour son identité. En conséquence, si une émotion rend l’information compliquée et/ou le contexte menaçant, il opte pour une stratégie efficace au risque d’être inadaptée.
Cependant, est-il raisonnable d’envisager une quelconque interaction sociale dénuée de toute émotion ? Il est probable que non. Cela veut-il dire que nos comportements, attitudes et jugements envers autrui sont souvent erronés et discriminatoires ? Il est évident que oui. Nous ne sommes pas des serpents froids mais c’est plutôt une bonne chose.