Des masques pour le dire : le Rêve Éveillé Analytique

p. 10-13

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Du Rêve Éveillé Dirigé au Rêve Éveillé Analytique

Même si l’onirisme éveillé et les productions imaginaires étaient connus depuis longtemps (Platon, Janet, Flournoy…), c’est à Robert Desoille (1890-1966) que l’on doit la technique du Rêve Éveillé Dirigé. Cet ingénieur de formation s’était intéressé de bonne heure aux expériences de transmission de pensée. Il rencontre en 1923 Émile Caslant, passionné d’occultisme dont la technique de sollicitation de l’imagination passive (faire apparaître spontanément des images qui vont s’associer pour former des scènes cohérentes) a pour but de développer les facultés supranormales. À cette même époque certains surréalistes s’intéressent à des expériences de rêve provoqué. Desoille s’éloigne de l’aspect ésotérique mais conserve certains aspects de la technique de Caslant (l’imagination passive, les suggestions d’ascension et de descente, entre autres) dans le but d’une meilleure connaissance de soi-même. Le projet thérapeutique émergera plus tardivement. Il écrit en 1938 son premier ouvrage Exploration de l’affectivité subconsciente par la méthode du Rêve Éveillé : la suggestivité fait partie intégrante de la technique, des thèmes sont proposés au patient, le déplacement dans l’espace imaginaire est central, le but étant d’atteindre la sublimation.

Les rapports de Desoille avec la psychanalyse ne sont pas tranchés : s’il rend hommage à l’honnêteté intellectuelle de Freud, il reste critique par rapport à la théorie (inconscient, refoulement, censure, transfert) privilégiant l’imaginaire à l’inconscient. Il tentera un rapprochement avec Jung et la notion d’inconscient collectif ou Pavlov et le conditionnement.

Desoille s’était centré sur l’image. Certains de ses successeurs – dont une partie avait déjà fait une psychanalyse par ailleurs – tout en gardant l’originalité du R.E.1 de Desoille (ouvrir un espace imaginaire et s’y mouvoir), deviennent attentifs, vers la fin des années 60, aux autres éléments qui peuvent rentrer en jeu dans la psychothérapie par le R.E. : les mots, la prise de sens, la relation et, in fine, le transfert et son analyse. Progressivement donc, une mutation se produit : le R.E. dirigé devient le R.E. analytique, tant il devient clair que le R.E. peut s’inscrire dans le projet analytique. La directivité et la suggestivité des mouvements et des thèmes sont progressivement abandonnés au profit d’une attitude plus neutre. Il faut ajouter néanmoins que Desoille et le R.E. dirigé ont influencé bon nombre de « nouvelles thérapies » où la directivité a été conservée.

Freud, de son côté, a-t-il parlé du R.E. ? Peu, mais citons le chapitre VII de L’interprétation des rêves où il semble bien être question d’un exemple de R.E., le seul décrit par Freud. Mais, pour Gilbert Maurey, il existe une parenté entre le R.E. et l’Amentia de Meynert ou délire onirique, formation pathologique à laquelle Freud s’est beaucoup intéressé en tant que modèle de la « formation du fantasme de désir (et) sa régression vers l’hallucination » (voir bibliographie) comme dans le rêve. Citons également Le Moi et le ça, au chapitre 2, où Freud compare la « pensée visuelle » et la « pensée en mots ». Enfin, des psychanalystes comme Juliette Favez-Boutonnier, se sont intéressés au R.E de Desoille et l’ont utilisé dans des cures analytiques.

On pourrait dire en première conclusion, qu’en soi le R.E n’est ni analytique, ni non analytique ; il est une production imaginaire, un élément de l’onirisme éveillé qui est un champ plus vaste, et il peut aujourd’hui s’inscrire dans le cadre d’une cure analytique où il permettra à certains moments, de « mettre en images » avant de « mettre en mots ».

Le Rêve Éveillé dans la cure analytique

Le R.E. est annoncé au patient dès les entretiens préliminaires comme un élément du cadre et du déroulement de la cure. Ensuite, les modalités, le rythme et le setting varient suivant les analystes et les patients : position allongée ? face à face ? Certains analystes ont conservé l’alternance des deux positions, rythmant ainsi l’alternance séance de R.E et séance où prise de sens, travail associatif et interprétatif sont privilégiés ; d’autres invitent le patient à conserver la position allongée, d’autres laissent le patient choisir. Le R.E. peut être fait de l’initiative du patient, en début ou en cours de séance, ou sur proposition de l’analyste en réponse à ce que le patient exprime : poursuivre sur une image de rêve de sommeil, laisser venir une image par rapport à une émotion ou un affect exprimé… L’analyste intervient peu, il s’agit avant tout de permettre au patient de dire autrement, de changer de mode d’expression, de passer par le Voir et l’Éprouvé, pour vivre et revivre affects et fantasmes refoulés, sous forme déguisée comme dans le rêve de sommeil. Le patient est invité à laisser venir les images et à les laisser s’associer, se transformer, se structurer en un scénario, à se mouvoir dans cet espace créé et à raconter au fur et à mesure à l’analyste ce qu’il voit et vit : ainsi, même si le visuel et l’affect qu’il véhicule sont privilégiés, le patient est d’emblée invité à une parole, inséparable de l’expérience visuelle et imaginaire. Le travail associatif et la prise de sens feront l’objet des séances ultérieures, parfois bien plus tardivement. Le R.E. nous emmène donc sur la scène du théâtre intérieur, avec ses personnages, son scénario, ses masques, son décor, ses fantômes, son épaisseur dramatique, théâtre où le patient est à la fois auteur, spectateur et acteur. Il permet ainsi une médiation pour accéder aux contenus préconscients, où l’on retrouve les mêmes mécanismes que dans le rêve de sommeil : condensation, déplacement, etc. Pour autant, R.E. et rêve de sommeil ne sont pas équivalents, le R.E étant produit en état d’éveil physiologique, en présence de l’analyste, et énoncé à celui-ci au fur et à mesure. De plus, le R.E ne se limite pas à l’expression du refoulé. Au-delà, c’est un lieu d’expérience. À défaut de pouvoir ici développer toutes les élaborations théoriques de ces dernières années concernant le R.E en psychanalyse, je préfère me centrer sur un pont théorique, celui que Nicole Fabre a tracé avec l’Espace Transitionnel de Winnicott, pour tenter d’approcher ce qui se joue de singulier dans l’espace du R.E.

Rêve Éveillé et Espace Transitionnel

« Patient et thérapeute […] jouent ensemble dans un espace imaginaire que le patient a créé à la demande du thérapeute, mais que le thérapeute tenait en quelque sorte virtuellement prêt pour le patient » écrit N. Fabre en 1985. Le R.E. correspondrait à l’objet transitionnel trouvé-créé dans cet espace potentiel dont Winnicott dit dans Jeu et réalité, qu’il est « aire intermédiaire d’expérience à laquelle contribuent simultanément la réalité extérieure et la vie intérieure ». Le R.E. lui aussi appartient au-dedans et au-dehors ; au-dedans car le patient y fait la rencontre et l’expérience de ses fantasmes, angoisses, vécus intimes et archaïques – et il semblerait que le R.E., d’une certaine manière « d’avant le langage », même si l’articulation au langage est constante, favorise la régression à des niveaux pré-œdipiens : indifférenciation, ambivalence, fantasmes de dévoration… Au-dehors, car la présence de l’analyste à qui s’adresse le récit du R.E. dans l’ici et maintenant est témoin de la réalité extérieure. Le patient se trouve donc dans le même temps dans un espace qui n’appartient qu’à lui, mais tout entier en lien avec cet autre continuellement présent tout au long du R.E même s’il n’intervient pas. Les patients expriment souvent ce sentiment d’une co-création sous la forme du « on » : « on pourrait faire un R.E. ? »

Le fait de penser le R.E. en termes winnicottiens est de se centrer tout autant sur l’expérience et l’activité de rêver que sur le contenu – latent, manifeste –. Ainsi, Nicole Fabre a-t-elle pu proposer le terme de « dreaming » – le « Rêver Éveillé » – comme Winnicott parlait de « playing », qu’une nomination ou une interprétation trop rapide par l’analyste risquerait d’empêcher. Dans les cures d’enfant, le dessin ou le jeu va servir de support à la création imaginaire avant d’être interprété. Même si l’interprétation, et en dernier ressort, l’interprétation dans le transfert, reste fondamentale, l’aspect expérientiel, le « Rêver-Éveillé », n’est pas dénué en lui-même d’effets thérapeutiques et de changements, comme le playing, à tel point que la question des R.E. sans interprétation a pu être dans l’histoire du R.E. analytique, l’objet de nombreux débats. Cette centration sur « l’être rêvant » et ses effets thérapeutiques est particulièrement féconde chez des patients fonctionnant sur le registre de la somatisation ou de l’agir, l’accès à la mise en scène, à la dramatisation, donc à la symbolisation par le R.E., constituant déjà en soi une première étape de la thérapie.

Voici une patiente dont le vécu est marqué par une inhibition du désir massive, enfant sage et « transparente » : (« on ne me voit pas »). Elle commence chaque séance par un grand moment de silence et exprime un sentiment de vide, et bien sûr l’impossibilité d’en dire plus sur ce sentiment. C’est justement suite à ma proposition de mettre en image ce « vide » (proposition étrange au premier abord, mais qui suppose justement qu’il y a plus et surtout autrement à en dire) que la patiente voit une cruche d’eau transparente complètement vide, sur une table de cantine, cruche dont la fonction est d’être remplie et vidée. La patiente dit : « Ce serait bien si de temps en temps cette petite cruche avait des pieds pour pouvoir aller se promener ».

L’analyste : « Elle irait où ? » invitant ainsi la patiente à poursuivre ce mouvement à peine ébauché. Et voilà cette petite cruche à pieds, descendue de sa table, partie sur un chemin caillouteux à la recherche d’un ruisseau. Le récit se poursuit au présent : « Si elle entend le bruit du ruisseau, elle a absolument envie d’aller jusque là-bas. »

Pour cette patiente-là, dans cette séance-là, l’intérêt du R.E n’est pas d’abord d’identifier un contenu : il sera bien temps par la suite de reparler de ce ruisseau et de ce qu’il évoque, de cette cruche qui lui parle de sa nécessité d’être utile pour se sentir exister. L’intérêt est d’abord, dans l’ici et maintenant de la séance, de voir et sentir se mettre en route quelque chose de l’ordre du désir, exprimé par le mouvement et le déplacement de la cruche. Ce R.E. parle de l’éveil au désir et à la vie, anticipe la prise de conscience de cet éveil et le facilite. La patiente en effet commentera : « Ce qui m’étonne, c’est l’énergie de cette cruche pour avancer. D’habitude c’est pas si simple. Elle a vraiment envie d’avancer ».

On notera le « elle » à la place du « je », mécanisme défensif qui lui permet de ne pas être trop effrayée par ce réinvestissement pulsionnel éventuellement menaçant. On rejoint ici l’intérêt de l’interprétation métaphorique comme avec les enfants, qui limite les risques d’effraction d’une interprétation trop brusque, tout en permettant une certaine nomination. Le « masque » fonctionne comme protection.

Résistance et transfert

Mais le R.E. n’est pas magique. Des résistances sont à l’œuvre comme dans toute cure, et l’analyse de la relation transféro-contre-transférentielle sera à considérer comme essentielle. Mais il est vrai que compte tenu de la centration sur l’image qui n’est pas neutre, le transfert pourra prendre des tonalités différentes. En voici un aperçu rapide : le R.E. peut permettre de représenter un aspect du transfert de façon masquée et dégager ainsi le reste de la cure de contenus transférentiels trop massifs, jouant ainsi une fonction de tiers : par exemple, dans telle cure, l’analyste-mauvaise mère apparaît en R.E. sous forme d’un dragon dévorant. Le R.E. peut ainsi permettre l’expression de l’ambivalence : mauvais parent-mauvais analyste dans le R.E, bon parent-bon analyste dans la relation de parole. Mais il peut aussi être lui-même l’objet du transfert, objet phallique de l’analyste qu’on envie et dont on veut s’emparer, ou dont on se méfie (« Vous et votre R.E. ! »), ou alors c’est le cadeau, le « joli R.E. » qu’on fait à cet analyste avec qui on est si bien… On voit donc que le R.E. a plusieurs destins en fonction de l’actualité du transfert et des moments de la cure. La situation, rêver éveillé, peut elle-même favoriser certains types de vécus et/ou de résistances : spécularité, pulsion scopique, analité liée au « faire et être vu en train de faire » un R.E.

Dans l’exemple clinique suivant, l’image transférentielle véhiculée par le R.E. marque une étape dans la cure de cette patiente de 28 ans souffrant de fragilité narcissique. Dans un R.E, elle rencontre un vieux paysan qui l’invite à monter plus haut avec lui sur la montagne ; là, il lui apprendra des choses sur les vaches, le fromage ; là, elle pourra voir la réalité d’en haut comme l’aigle royal qui survole tout. Ses associations la mènent à son grand-père paternel avec qui elle aimait beaucoup être, petite fille, et qui lui apprenait beaucoup de choses ; elle associe aussi sur sa curiosité insatiable. Quelques séances plus tard, elle fait le lien entre le paysan et l’analyste : « Ça pourrait être vous, aussi. J’allais monter plus haut, voir des choses que je ne voyais pas d’en bas, que je ne connaissais pas sur moi-même ».

Ce R.E. illustre bien l’emboîtement de plusieurs contenus : la curiosité sexuelle à peine ébauchée ici, la relation au grand-père qui a fait fonction pour elle de bon père, la relation transférentielle et le travail analytique… Ce qui se dit là de l’analyste, l’invitant à voir plus haut et lui transmettant son savoir, n’est pas anodin : dans les mois précédents, cette patiente s’était montrée déboussolée par mon relatif silence, me reprochant de ne pas lui faire part de ce que je savais. Cette frustration la renvoyait à la relation à son père, très absent physiquement et affectivement. Or, dans ce R.E. je deviens transférentiellement un bon père, qui lui partage son savoir ; elle accède à une connaissance d’elle-même, elle s’approprie la place de l’aigle royal qui survole tout. Entre temps, entre le père silencieux et indifférent et le bon père qui la fait accéder à un savoir sur elle-même, il y a une intervention de ma part lui signifiant la possibilité de se mettre en face-à-face (fonction d’étayage narcissique du regard). Elle continuera en position allongée, mais à travers cette parole, elle a semble-t-il rencontré un père attentif. Le R.E. montre donc une évolution de la figure transférentielle. D’ailleurs, la suite de la cure montrera une meilleure tolérance au silence de l’analyste ; la patiente se réapproprie sa cure ; elle est moins dans l’attente d’une approbation, elle respecte plus les règles. Il y aurait beaucoup à dire dans ce court exemple sur l’importance du voir : voir d’en haut, voir comme l’aigle royal, voir et savoir, voir le R.E., voir ou ne pas voir l’analyste en séance ; mais je me contenterai de pointer l’articulation du R.E. avec les autres éléments du cadre : intervention et attitude de l’analyste, règles et setting, etc.

Aussi pourrait-on dire en conclusion de l’analyste R.E., qu’il est l’héritier d’une double filiation, freudienne et desoillienne : il reste sensible à l’originalité et à l’expérience du R.E., mais, loin de l’interpréter de façon isolée, il le voit, l’entend, et le situe constamment dans la dynamique de la cure et du transfert, où se construit le sens.

Bibliography

Desoille R. : Exploration de l’affectivité subconsciente par la méthode du rêve éveillé. Sublimation et acquisitions psychologiques, D’Artrey, 1938.

Desoille R. : Marie Clotilde. Une psychothérapie par le rêve éveillé dirigé, Payot, coll. Sciences de l’homme, 1973.

Desoille R. : Entretiens sur le rêve éveillé dirigé en psychothérapie, Payot, coll. Sciences de l’homme, 1973.

Fabre N. : Le triangle brisé. Trois psychothérapies d’enfants par le rêve éveillé dirigé, Payot, 1973.

Fabre N. : Avant l’Œdipe. Rêve éveillé et fantasmes archaïques, Masson, coll. La Sphère Psychique, 1979.

Fabre N. : Deux imaginaires pour une cure, le rêve éveillé en séance. L’analyse et la quête du sens, Bayard, 1993.

Fabre N. : Le travail de l’imaginaire en psychothérapie de l’enfant, Dunod, 1998.

Fabre N. et Maurey G. : Le rêve éveillé analytique, Privat, coll. Sciences de l’homme, 1985.

Favez-Boutonnier J. : L’angoisse, PUF, 1945.

Flournoy T. : Des Indes à la planète Mars, Le Seuil, 1983.

Freud S. : L’interprétation des rêves, PUF, 1967.

Freud S. (sur l’Amentia de Meynert) : Complément métapsychologique à la doctrine des rêves, Gallimard, 1968.

Freud S. : Le Moi et le Ça dans Essais de psychanalyse, Payot, 1997.

Maurey G. : Les cousins du rêve, Bayard, 1992.

Maurey G. : Le rêve éveillé en psychanalyse. De l’imaginaire à l’inconscient, ESF, 1995.

Winnicott D W. : Jeu et réalité. L’espace potentiel, Gallimard, coll. Connaissance de l’inconscient, 1975.

Le GIREP publie une revue aux éditions De Boeck : Études psychanalytiques.

Notes

1 On conviendra d’utiliser l’abréviation R.E pour désigner le Rêve Éveillé.

References

Bibliographical reference

Bénédicte Berruyer, « Des masques pour le dire : le Rêve Éveillé Analytique », Canal Psy, 46 | 2000, 10-13.

Electronic reference

Bénédicte Berruyer, « Des masques pour le dire : le Rêve Éveillé Analytique », Canal Psy [Online], 46 | 2000, Online since 02 juin 2021, connection on 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1168

Author

Bénédicte Berruyer

Psychologue clinicienne, analyste Rêve Éveillé, membre du Groupe International du Rêve Éveillé en Psychanalyse (GIREP)

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