Texte

C’est par ces mots que ma fille aînée, âgée de cinq ans accueillit une fois Paul Fustier à la maison. Innombrables sont ceux qui se retrouveront dans cette apostrophe, tant cet homme a l’art de l’amitié sans apprêt et sans réserve.

S’attachant à vérifier le dogme qu’il a lui-même inventé, et selon lequel il fait tout un an après moi, le voici donc entré depuis plus d’un an dans le cadre de réserve des universités – mais je me suis laissé dire qu’on le voit encore si souvent à Bron que d’aucuns ne s’en sont pas encore aperçu. Et Canal Psy me demande de saluer sa sortie.

Paul, c’est une pièce unique. On a cassé le moule tout de suite après l’avoir coulé. Jusque dans son apparence physique, il a toujours été inassimilable à tout modèle prêt à porter connu d’universitaire. La tignasse en bataille, la chemise ouverte sur trois boutons, il a promené si longtemps son regard faussement étonné, dans les couloirs de l’université comme dans un nombre incalculable d’institutions diverses, en France ou à l’étranger, qu’il semble faire partie du patrimoine pour l’éternité. Mais aura-t-il seulement été un universitaire ? Même s’il en a conquis avec honneur toutes les lettres patentes, et s’il en aura respecté scrupuleusement tous les rites, il restera le paradigme d’une espèce rarissime : celle du psychologue praticien dans l’université. Quand tant d’autres sont psychologues avec un habitus universitaire, Paul aura été universitaire avec un habitus de psychologue : dans sa variante chaleureuse, s’entend, aux antipodes de sa variante contractée et transie.

Ce n’est pas par hasard qu’il a consacré sa carrière proprement universitaire, d’une part à l’espace de formation professionnelle des futurs psychologues (Diplôme de Psychologue Praticien, puis DESS de psychologie clinique), d’autre part au Centre de Recherches sur les Inadaptations. Dans le cadre du premier, et dans la filiation directe de Jean Guillaumin qui l’avait appelé à cette place, il a joué un rôle matriciel dans l’émergence d’une lignée de cliniciens qu’on pourrait à bon droit qualifier d’« école lyonnaise » – y compris dans la période où il en avait laissé la direction à René Kaës avec qui il travailla étroitement. Du second, il fit un outil souple et léger de documentation, de diffusion et de soutien technique au service des recherches des praticiens de terrain.

Ces espaces, il les a pilotés à sa manière, inimitable : aux techniques de verrouillage juridico-institutionnel dont j’usais pour garantir mes espaces, il s’amusait à opposer les siennes, qui consistaient à les rendre si transparents, si fluides, que celui qui eût voulu y poser la patte n’eût rencontré que le vide. Un collègue lista un jour ceux qui, parmi les psychologues de l’université, faisaient, je le cite, « ce qu’ils voulaient ». Il en trouva trois – toute honte bue, j’en étais. Mais il oublia Paul : qui avait réussi à faire ce qu’il voulait sans que personne ne s’en aperçoive. Ce qui ne l’a pas empêché d’être pour d’autres entreprises un compagnon de route fidèle et un soutien précieux : j’en témoigne haut et fort pour ce que j’en connais, à Recherches et Promotion puis à la FPP, et j’en ai eu d’autre part de multiples échos.

Les praticiens – et non seulement les psychologues, mais encore tous les professionnels du social au sens large – ne s’y sont jamais trompés, qui l’ont toujours su des leurs. On ne compte pas ceux qui se reconnaissent en dette à son égard. Lorsqu’ils avaient besoin de l’université pour de la formation ou de la recherche, c’est d’abord à lui qu’ils s’adressaient. Et en premier lieu bien sûr, à rang égal avec les psychologues, les éducateurs spécialisés, auxquels il avait consacré une thèse devenue un classique, et qui se racontaient que lui les comprenait parce qu’il avait été des leurs : encore quelque chose qui le fait sourire, puisque s’il le fut en effet, ce fut très brièvement et en son plus jeune temps.

C’est peu dire pourtant qu’il ne prend guère les praticiens dans le sens du poil. Jamais il ne fut dupe de l’armure idéologique ou de la langue de bois dont se protège toute profession ou plus largement tout groupe institué. Entomologiste à l’œil aigu, il a l’ironie si affectueuse que jamais ce regard sans concession n’est ressenti comme intrusion sadique. Il est de ceux qui peuvent dire que le roi est nu – le roi s’en divertit avec lui et lui en garde gratitude, parce qu’il y entend la passion de la lucidité là où d’autres laisseraient transparaître la sournoise envie de blesser.

Même jusque dans sa pratique de théorisation il reste un praticien, en ce qu’il témoigne de ce que peut être un usage praticien de la théorie. Et là encore, la diffusion de ses livres bien au-delà des cercles restreints de l’appareil universitaire l’atteste. On n’y sent jamais la jouissance intrinsèque des vastes constructions intellectuelles, le primat du spéculatif sur la fidélité aux complexités du réel. Même si les concepts psychanalytiques y tiennent une place de choix, la pensée y fait flèche de bien d’autres bois, à commencer par les outils qu’il se forge lui-même et qu’il préfère nommer de métaphores savoureuses empruntées à la langue de tous plutôt que de cuistreries néologiques. Le résultat en est moins un appareillage architecturé qu’un trésor de trouvailles directement utilisables par chacun aux jointures énigmatiques ou douloureuses du quotidien.

Inimitable Paul. Jusque dans ses hobbies. On se demande toujours comment il arrive à en dégotter tant auxquels les gens ordinaires n’auraient jamais pensé, et toujours pour atteindre avec une aisance insolente, mais l’air de rien, un niveau à faire pâlir un professionnel. Ainsi pour la musique (du moins à ce qui s’en dit, car je n’y entends rien) : là où d’autres jouent du piano il devient un expert de la vielle à roue… Et je me souviens d’une visite en sa compagnie au musée de Cracovie où il se révéla incollable sur l’histoire et les techniques de l’artisanat médiéval. Il doit en cacher encore beaucoup comme ça, je ne connais pas tout…

Voilà. C’est Paul. Le panégyrique rituel du sortant est hélas apparenté à celui de l’éloge funèbre – sans même cette dispense de l’entendre qui est le privilège des défunts. Après plus de trente ans à barouder ensemble, ou en parallèle, ou en alternance, sur les petits et les grands champs de bataille de la psychologie et du travail social, j’ai voulu essayer de marquer son départ sans lui faire ce coup-là, de peur qu’il n’y voie l’une de ces mises en boîte qui pimentent en douce les vieux compagnonnages. J’espère n’y avoir pas trop échoué.

Citer cet article

Référence papier

Alain-Noël Henri, « Salut mon pote… », Canal Psy, 46 | 2000, 13-14.

Référence électronique

Alain-Noël Henri, « Salut mon pote… », Canal Psy [En ligne], 46 | 2000, mis en ligne le 02 juin 2021, consulté le 07 septembre 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1171

Auteur

Alain-Noël Henri

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