Texte

Le texte ci-dessous est la version, rédigée et développée, de la contribution à la journée de Mélanges offerts à Georges GAILLARD, le 4 mars 2022

L’objet de ces deux journées a heureusement été annoncé, non comme une pesante cérémonie mémorielle, mais comme des mélanges, donc comme un échange fluide et polyphonique, occasion de vagabonder entre des pistes nécessairement laissées en attente, faute de temps. Avec, faute de temps, des impasses.

La commande qui m’a été faite était, je cite, de « parler de mon lien à Georges et à la FPP ». Puis on m’a naturellement, comme c’est l’usage, demandé un titre avant que mon propos soit sorti des limbes. Mettre la charrue avant les bœufs est l’un des fondamentaux des rituels universitaires… Ça a au moins le mérite de laisser l’inconscient parler en premier. Donc m’est venue l’expression « Un témoin si fidèle ».

« Témoin » n’était peut-être pas le mot le plus approprié, mais ça disait qu’en somme, je me sentais convié à témoigner au sujet d’un témoin à qui j’avais passé le témoin et qui vient à son tour de passer le témoin. Passer le témoin : voilà, d’entrée de jeu, et bien avant que cela me soit confirmé par la lecture du programme, il a été évident que le mot clé et le fil rouge seraient : la transmission.

Et « fidèle », parce que, avec d’autres, mais à un degré singulier, Georges a conservé — bien plus, il a cultivé, développé, fait rebondir, fait connaître ce qu’il avait… Comment dire ? « Reçu de moi » ? L’expression est impropre, car, de même qu’un écrit appartient au lecteur et non à l’auteur, la transmission est le fait de celui qui s’empare de son objet ; « choisis de recevoir de moi » ? C’est encore inexact. Je dirais finalement « ce que ça a choisi en lui de recevoir de moi ».

En un premier temps, j’avais entendu qu’il m’était demandé de parler de mon lien à Georges, d’une part, et à la FPP d’autre part. Sauf que parler de mon lien à Georges était tout sauf simple. Pour tout avouer, depuis des années j’ai vécu dans l’appréhension d’être convoqué à parler de lui à l’occasion de son départ en retraite. C’est que — puisque je suis sur la voie des aveux — l’un de mes talons d’Achille (heureux Achille qui n’avait qu’un talon comme point de fragilité secrète…) est que, plus un lien m’est intime et plonge plus profonds ses racines là où les mots échouent à dire, plus il m’est difficile de l’exposer publiquement, à tous les sens du terme exposer. Et comme Georges est de son côté un homme qui pousse très loin la pudeur sur ses sentiments ; qu’en cette matière mon père était champion toutes catégories ; que la rumeur publique nous attribue, à Georges et moi, avec une insistance non dénuée de motif, une sorte de lien de filiation ; et qu’enfin la filiation ne se lit bien que dans les deux sens… bref, pas besoin de vous faire un dessin. Heureusement, dans un second temps, j’ai réalisé que la commande pouvait aussi s’entendre « mon lien à Georges-et-à-la-FPP ».

La seule lucarne cependant que je me permettrai d’entrouvrir sur mon lien à lui, d’homme à homme, un lien riche comme une sonorité au timbre éclatant, sera d’en nommer l’harmonique fondamental : la gratitude — et ceux qui me connaissent bien savent qu’elle est, avec l’estime, l’émotion qui a pour moi le plus de prix. Une immense gratitude pour ce qu’il a fait de ce qu’il s’est senti confié, et que, de fait, j’avais de mon côté le sentiment de lui avoir confié.

Très tôt ; alors même qu’il était encore étudiant en FPP, j’ai vu en Georges l’un de ceux qui pourraient contribuer une fois diplômé, à faire vivre le dispositif. Lorsque, quelques années plus tard, il m’a fallu trouver un collaborateur de confiance pour créer, à la demande du doyen de la Faculté de Psychologie et Sciences Sociales1, ce qui allait devenir le service de formation continue de l’Institut, c’est à lui que j’ai immédiatement pensé, signe que je l’avais déjà identifié comme futur relais possible. Mais surtout, il n’a ensuite pas tardé à devenir un membre très actif de l’équipe de la FPP.

Alors, est-il pertinent de parler de filiation entre lui et moi ? Il y a trois mois, c’était dans une salle de restaurant, Georges fait signe à Raphaël de nous rejoindre ; Raphaël s’excuse auprès de ses voisins : « papa m’appelle » ; j’enchaine : « alors je suis le grand-père… » ; et Raphaël conclut : « Tu vas donc devenir arrière-grand-père ». Donc, filiation, pourquoi pas ? À condition de ne pas oublier qu’une généalogie renvoie à une infinité de rameaux convergeant de proche en proche vers un sujet. Et si, au sens premier, il n’y en a que deux à chaque nœud de l’arbre, il peut y en avoir, au sens dérivé, beaucoup plus.

En ce qui me concerne, au moins pour la part qui concerne les débuts de la FPP, je m’en étais longuement expliqué dans le texte intitulé FPP : Le mythe d’une fondation.

Pour Georges, je peux en citer quelques-uns, mais sans doute y en a-t-il beaucoup d’autres.

D’abord, le grand absent de cette journée, Paul Fustier, qui nous a quittés il y a six ans presque jour pour jour. J’avais de grandes proximités avec Paul, mais aussi de non moins grandes différences. Or il a été pour Georges bien plus que son directeur de thèse : un modèle dans le travail auprès des institutions en souffrance, qui, de longues années l’ont fait, exactement comme Paul, sillonner toute la France en infatigable commis voyageur de la clinique des institutions. Un modèle aussi dans l’art de penser les pratiques au plus près de leur réalité, par delà les habillages et les faux-semblants, et d’inventer pour cela de savoureuses locutions imagées.

Comme toute sa génération de psychologues formés à Lyon, il a aussi été très imprégné du travail de René Kaës, que nous entendrons cet après-midi. Et, même s’il en parle peu, même si les traces en sont moins directement lisibles dans sa pratique et son discours, sa formation systémique contemporaine de son travail comme éducateur à ce qui était encore l’Éducation Surveillée, aujourd’hui Protection Judiciaire de la Jeunesse, a sûrement contribué à affiner son intelligence des groupes et des institutions, là où bien des praticiens restent agrippés à une doxa psychanalytique qui sort difficilement des quelques décimètres séparant le fauteuil du divan.

Cette convergence d’une pluralité dans l’amont de la généalogie, on la retrouve dans le périlleux passage de la première transmission. Là encore, l’idée commune de transmission d’un seul à un seul se révèle une fiction, dont il faudra comprendre la fonction.

D’abord, même en s’en tenant au niveau des responsabilités institutionnelles, rappelons que même s’il était déjà évident que Georges avait vocation à y occuper une grande place, dès lors qu’il serait enseignant titulaire, ce sont Albert Ciccone et Patricia Mercader qui ont pris le premier relais, pendant cinq ans, ce qui n’est pas rien. Tandis qu’Albert veillait à la pérennité du modèle de la FPP, Patricia pilotait avec doigté le département Formation en Situation Professionnelle, interface complexe avec un environnement universitaire dont la complexité n’était pas moindre.

Mais dans une transmission, les responsables sont indissociables des équipes. Le symptôme le plus révélateur d’une transmission réussie est d’ailleurs la stabilité de celles-ci. Lorsqu’après un changement de responsable on voit le turnover s’accélérer brutalement, on est sûr que la succession n’a pas été une transmission. Or, pour la FPP, si le renouvellement au cours des âges a été continu, la longévité moyenne a été exceptionnellement longue, plusieurs décennies pour beaucoup. Et il n’y a jamais eu à ma connaissance, de ces départs massifs sur un temps très court qui ponctuent, au minimum des points d’inflexion, et souvent des points de rebroussement.

J’imagine qu’y a beaucoup contribué le long travail (autour de cinq ans de part et d’autre de mon départ), mené en parallèle par un collectif qui réunissait la majorité de l’équipe FPP, et qui, commencé dans la perspective d’un colloque, a abouti au livre que beaucoup ici connaissent, La formation en psychologie. Filiation bâtarde, transmission troublée. L’étayage réciproque de la vie du dispositif et de la pensée collective — d’une pratique et d’une pensée, ça ne vous évoque rien ? — n’a pu que consolider l’ensemble.

Enfin, il faudra peut-être un jour analyser la contribution tout aussi décisive de la communauté des étudiants eux-mêmes, qui, depuis 1969, n’a cessé sans interruption de coproduire, et sur des points essentiels, l’essence même de la FPP, et par conséquent de sa stabilité dans la durée.

J’espère que vous n’entendez pas dans tout ce que je viens de développer une minoration de la place de Georges. Il en serait ainsi si l’on ne sait plaquer sur la fonction de responsable que la figure simpliste et finalement assez misérable du chef. Autrement plus difficile est celle du pilote, et plus encore ce qu’elle devient dans des systèmes institutionnels qui fonctionnent comme des communautés vivantes ordonnées à un enjeu symbolique fédérateur. Il y devient celui qui garantit cette enveloppe symbolique, et permet par là au jeu de la pluralité d’échapper aux fantasmes du morcellement.

Cela passe par trois fonctions :

  • l’interface avec l’environnement institutionnel, juridique et économique ;
  • la gestion du cadre matériel ;
  • et, last but not least, la veille de chaque instant pour conserver un équilibre optimal dans la dialectique permanente entre la cohérence et la diversité.

Ces trois fonctions, comment Georges les a-t-il gérées ? À vrai dire, je ne le sais que par bribes. L’expérience m’avait appris que quand on quitte un endroit où on a soi-même tenu cette place, rien n’est pire que de chercher à jouer les spectres de Banco ou les belles-mères abusives, ou simplement à interférer en sous-main.

Sur les deux premières, j’ai une vision un peu plus claire, car, lors de nos trop rares rencontres, que ni le temps ni l’espace ne favorisaient guère, Georges m’en parlait assez fréquemment, surtout quand il en avait marre, c’est-à-dire souvent. Et j’ai admiré l’énergie et la patience dont il a dû faire preuve pour maintenir le cap, malgré les incessantes bourrasques que produisait le mouvement brownien des décisions, contre-décisions, fantaisies individuelles, arbitrages ente entre petits et grands féodaux, coups fourrés, effets collatéraux des grands desseins politiques du moment, qui sont le quotidien de la vie institutionnelle d’une université. Je croyais avoir connu le pire dans ma carrière, mais la génération qui a suivi la mienne a connu pire que le pire, et j’ai cru comprendre que ce n’était pas fini.

Pour la troisième, les échos que j’en ai sont non seulement lacunaires, mais en plus indirects. Mais je n’ai pas souvenir qu’aucun ne m’ait semblé inquiétant. Bien au contraire, tous confortaient mon sentiment que l’essentiel était intégralement conservé : à savoir le sens du passage par la FPP dans les trajectoires personnelles, et ses effets dans l’après-coup sur leurs pratiques professionnelles. 43 ans et pas une ride, je peux dire que je n’ai pas souvent vu ça dans les innombrables dispositifs institutionnels que j’ai eu l’occasion de suivre au long cours, de près ou de loin, en soixante ans de pratique.

Mais évidemment, s’adapter aux mutations externes est la condition sine qua non pour conserver le cœur. Toujours dans l’article sur le mythe d’une fondation, je conjurais mes successeurs de ne pas faire de la FPP un mausolée, danger symétrique et non moins mortel du chamboule-tout. Mais je pense maintenant qu’il était superflu de le dire.

En tout cas, Georges a été un acteur déterminant d’une mutation profonde de la place de la FPP et du département FSP par rapport à la culture des universitaires psychologues, et plus précisément des cliniciens.

Et c’était inéluctable ; ma place singulière dans l’université était due à des conjonctions historiques qui ne se reproduiront jamais. Mes successeurs devaient faire une carrière normale, ce qui impliquait d’être au moins compatible avec ce qu’il est convenu d’appeler « la recherche », sa langue et ses mœurs. Mais celle-ci est fortement corrélée avec des modèles impérieux et fortement ancrés de reproduction sociale. La FPP aurait pu alors se dissoudre dans la dominance écrasante des modèles de l’enseignement universitaire avec son armée de connotations implicites. Le danger n’était pas mythique. J’ai encore en mémoire les expériences cuisantes de deux dispositifs de formation que j’avais lancés en 1968 et 1975, repris par des collègues qui, en toute bonne foi, n’ont pas mis un an avant de les rabattre sur le modèle standard.

Entendons-nous : la FPP n’a jamais été un village gaulois : dès l’origine, de multiples ponts l’ont reliée au régime général et à ses acteurs : accès des étudiants à l’ensemble des enseignements de l’université ; présence structurelle d’enseignants du régime général dans les jurys ; puis présence d’un certain nombre d’entre eux dans les modules, ou dans les conférences du samedi matin. En outre, très vite, les oppositions frontales de quelques mandarins n’ont pas pesé lourd face à une alliance avec un très grand nombre d’enseignants, dont beaucoup convaincus par la qualité de la participation d’étudiants FPP à leurs enseignements. Mais il y avait dans cette alliance quelque chose de plus profond. De la même façon qu’il n’est pas évident pour un jacobin ministre d’être un ministre jacobin, il n’était pas évident pour un psychologue praticien, souvent attiré par l’enseignement universitaire pour les bénéfices narcissiques énormes qu’il en retire, de réconcilier les modes de pensée qu’implique la pratique clinique avec ceux qu’implique ce que, en détournant la célèbre théorie de Lacan, on pourrait appeler « le discours de l’universitaire » et « le discours du maître ». La participation, même occasionnelle, à la FPP, donnait l’occasion de mettre un peu d’unité dans ce clivage le plus souvent honteux. C’était particulièrement vrai des enseignants vacataires, mais aussi de beaucoup de titulaires.

D’autre part, après dix ans passés, d’abord dans une vaine et impuissante opposition frontale, puis une quasi-désertion des instances décisionnelles, j’avais fini par comprendre que seul un investissement important de ma part dans les rouages de l’appareil, sans plaisir, mais avec détermination, me permettrait de protéger la FPP, avec le double souci de rendre des services pour permettre les renvois d’ascenseur et bien sûr de veiller au grain de l’intérieur.

Ainsi, peu à peu, je m’étais trouvé responsable à titre personnel de deux grands dispositifs qu’on m’avait demandé de mettre en place (la formation continue, et le contrat de formation personnalisé), qui, dans mon esprit, constituaient l’équivalent de ce qu’on appelait au moyen-âge les Marches d’un royaume, ou ce que les géopoliticiens appellent des glacis, espaces de transition donnant aux frontières la solidité que donne la profondeur de champ.

Puis, la retraite approchant, il est devenu clair que ce que j’appelais in petto mon entreprise unipersonnelle ne subsisterait pas bien longtemps si elle ne se pérennisait pas en une structure solide indépendante de ma personne, d’où sa transformation en un vrai département de l’Institut.

Mais il y avait une limite indépassable à ce travail de pontage, dû à mon allergie viscérale aux codes de la culture universitaire, lorsqu’ils s’appliquent à l’objet des pratiques sociales, et drainent des présupposés épistémologiques que j’éprouvais, et éprouve toujours incompatibles avec l’idée que je me fais du travail de théorisation en prise avec les pratiques. Thèses, colloques, religion des rituels bibliographiques, sociétés savantes, dévoiement de la belle notion de recherche scientifique, désolé, je n’ai jamais pu, je ne peux toujours pas, et je ne m’en excuse pas. Même si je fais des exceptions pour intervenir dans des colloques àla demande de mes amis en jurant depuis quinze ans que c’est la dernière fois. Or de tous, Georges est certainement celui qui, dans l’invention d’une forme de pensée et de discours transitionnelle entre ces deux extrêmes, a réussi le mieux à garder un équilibre, où les formalismes universitaires n’écrasent pas la liberté du travail de mise en pensée.

Cela lui a permis de travailler avec succès à une extension au 3e cycle de la logique de formation à partir de la pratique que naguère encore j’aurais juré impensable. Qui a commencé à délivrer des titres de docteur. Georges a même réussi à me faire participer à un jury de thèse, auquel d’ailleurs, grâce à la latitude qui m’était laissée de détourner l’exercice, j’ai pris beaucoup de plaisir.

Ainsi ai-je pu formuler récemment que non seulement il a gardé la maison, mais qu’il l’a affermie, agrandie et embellie, sans la défigurer.

Donc, je crois qu’on peut dire qu’on peut souhaiter à la transmission qui s’amorce aujourd’hui d’être aussi réussie que celle qui s’est enclenchée il y a vingt-trois ans.

Mais, et pour une raison nodale qu’on va voir, en FPP, on ne s’arrête pas plus à l’autosatisfaction qu’à la plainte. On théorise. Je ne sais pas si c’est totalement vrai, mais je me plais même à penser qu’on théorise comme on respire.

Sauf que théoriser en quelques minutes, c’est évidemment un oxymore. Mais même avec plus de temps, je n’aurais pu vous proposer aujourd’hui que les pistes encore fragiles qui vont suivre, insuffisamment étayées sans doute, et formulées un peu à l’emporte-pièce.

Entre mon départ en 1998 et son accession à la responsabilité de la FPP, en 2003 ; Georges travaillait à sa thèse. Dont le titre est : Pensée et généalogie dans les institutions. Tiens donc !

L’une des thèses (au bon sens du terme) au cœur de cette thèse (au sens universitaire), était qu’au moment de la succession de directeurs, notamment fondateurs, ou installés depuis si longtemps dans la place qu’is semblent y avoir toujours été, il n’y a qu’une alternative : parricide ou filicide. Tuer symboliquement comme seule façon de prendre la place, ou comme seule façon de ne pas céder la place.

Et voilà que lors d’un colloque où il venait d’exposer cette thèse, quelqu’un lui a demandé, non sans malignité, ce qu’il en serait pour la FPP. Et il a répondu en rigolant, quelque chose comme « on verra bien ». Plus de vingt ans après, il est peut-être permis d’avancer qu’on a vu. On a vu qu’il n’y avait eu ni parricide ni filicide.

À ce souvenir, j’en associe un autre, qui à mes yeux va dans le même sens. Lors de mon propre pot de départ, Paul Fustier avait commencé par détailler, assez longuement, comment la FPP avait toutes les raisons de fonctionner comme une secte. Avant d’enchainer : « Eh bien, c’est pas ça du tout ».

Voilà donc deux sacrés pieds de nez à un destin annoncé. Donc deux énigmes troublantes, qui comme on va le voir n’en font qu’une. Une bonne porte d’entrée pour un travail de théorisation, tant il reste vrai, depuis la mythologie grecque, qu’Épistémè est fille de Thauma – fille de l’étonnement.

Repartons de la thèse de Georges. Il avait en fait travaillé essentiellement sur une configuration qui peut se retrouver dans pas mal de lieux de l’espace social, mais qui dominait depuis un demi-siècle dans les institutions du secteur dit médico-social, celui-là même que j’appelle appareil de réduction de la mésinscription — avant que la caste technobureaucratique ne vienne y imposer une prise de contrôle tatillonne qui a changé la donne en profondeur, généralisant une nouvelle configuration qu’on pourra peut-être analyser quand on aura fini de s’épuiser à la dénoncer.

Pour des raisons structurelles très profondes y prévalait le primat des liens archaïques, avec leur corollaire, la disqualification de l’Œdipe et le contournement de l’épreuve de castration. Une histoire qui peut se décliner d’innombrables façons, mais où n’est jamais bien loin une puissante charge de violence meurtrière et d’illusion mégalomaniaque.

Je précise qu’au rebours d’un axiome de l’école institutionnaliste lyonnaise, reprenant comme un acquis définitif les thèses de Bleger, je ne considère pas du tout que cette configuration, si répandue soit-elle dans les organisations du secteur non marchand, soit l’essence même des institutions, et donc que ce primat de l’archaïque dans les institutions soit un destin.

Dans ce contexte, la position des directeurs, surtout lorsqu’ils dépendaient juridiquement de petites associations gestionnaires quasi dormantes, était pratiquement autocratique. Ils étaient vus par tous comme dépositaires légitimes de l’identité de « leur » institution, et donc seuls juges de ce qui lui convenait ou non.

On galvaude trop communément le signifiant paternel en l’accolant à ces figures de toute-puissance. C’est en réalité au fantasme de mère phallique, dotée de tous les attributs, qu’elles renvoient. Le signifiant parricide y masque donc un matricide, le filicide, un infanticide maternel.

Dans cette configuration, où la différence n’accède pas à la vertu structurante que lui confère l’œdipification, la seule transmission représentable pourrait être qualifiée de parthénogénétique, comme un impossible clonage du même au même. C’est-à-dire le contraire d’une filiation inscrite dans une généalogie, puisque, on l’a vu, une généalogie est la confluence de lignées ramifiées à l’infini dans laquelle les différences se métissent continument. Certes, on peut objecter que, comme dans l’Évangile de Mathieu ou les sagas islandaises, la réduction des généalogies à une structure linéaire, et même, au moins pour les cultures qui nous sont familières, patrilinéaires, est de règle. Mais la construction d’une origine mythique est une chose, et les fantasmes auxquels s’adossent les rapports sociaux du présent en sont une autre.

On accordera en outre ici une attention particulière au passage, relativement bref, que Georges consacrait au fantasme d’auto-engendrement ; car l’auto-engendrement est le principal aménagement du fantasme d’une filiation purement maternelle, permettant d’en contourner la charge incestueuse.

Or, sur la FPP, rapportée à ce contexte, pesaient de lourdes prédispositions. Qu’est- ce d’ailleurs qu’une secte, sinon le paradigme le plus accompli des espaces sociaux fonctionnant sous le primat de l’archaïque ? Et en effet, les origines de la FPP semblaient bien vérifier le diagnostic sur plusieurs points décisifs.

Il ne m’appartient pas de mesurer mes prédispositions à devenir gourou, je laisserai donc cette maille-là en attente. Le cas échéant, d’ailleurs, il faudrait analyser alors la prédisposition du public de la FPP à devenir sectateur.

Ce qui est sûr est que le terroir où j’avais labouré près de vingt ans était précisément celui du dispositif social qui s’appelait alors l’enfance inadaptée, élargi ensuite au travail social, et qu’il infiltrait largement les modes de fonctionnement institutionnel dans lesquels j’étais à l’aise. Plus : fasciné par le modèle de quelques-uns des pionniers qui avaient défriché ce secteur dans les années d’après-guerre, je n’ai pas arrêté tout au long de ma vie active de fonder ou de tenter de fonder des dispositifs en tout genre. En classant mes archives, j’en ai compté 20 à ma seule initiative, plus 6 avec un collectif. Il doit y avoir un nom dans le DSM III pour ce genre de trouble compulsif.

Pour la FPP, donc, il y avait eu incontestablement fondation, et fondation au départ complètement solitaire, arrachée au forceps à la faveur d’un rapport de forces conjoncturel inespéré. Côté présomption de naissance parthénogénétique et d’auto- engendrement, toutes les cases paraissent rétrospectivement remplies.

Nous pouvons maintenant revenir à ce qui fait basculer au contraire dans une véritable inscription généalogique. Si j’ai tant insisté sur l’importance du pluriel dans l’histoire de la FPP, c’est parce qu’il me semble que c’est en suivant ce fil qu’on pourra comprendre ce qui a sauvé la FPP d’un destin si probable.

Mais rappeler que toute généalogie est arborescente et indéfiniment ramifiée ne suffit pas ; car c’est un truisme, elles le sont toutes objectivement. Ce qui est psychiquement et socialement déterminant c’est ce que les sujets font de la pluralité des lignées, et ce qu’ils en font est intimement lié aux repères que les espaces sociaux dont ils sont parties prenantes autorisent. Avec deux positions d’équilibre antagonistes : annuler magiquement la pluralité des racines, ou au contraire l’investir comme planche de salut, à l’image de l’Œdipe lui-même, cette épouvantable épreuve qui se révèle in fine comme infiniment précieuse parce qu’elle seule peut arracher à la réabsorption imaginaire par l’objet maternel.

Sauf que, comme on l’a vu, le pluriel est en même temps porteur d’une menace de morcellement. Ce qui peut alors maintenir un équilibre entre ces deux terreurs imaginaires, c’est le métissage, qui pourrait être bien ici l’ultime mot clé.

Le métissage comme métaphore privilégiée de l’art de faire de l’un avec du multiple, patiemment, comme l’archéologue face à des centaines de tessons parvient, à force de les rabouter deux à deux, à reconstituer une poterie. Et encore, la poterie préexistait, alors que le métissage, dans sa longue souffrance de la contradiction, n’a d’autre issue que de créer, inventer de la cohérence, accumulant au fil des temps les infimes liaisons qui finissent par avoir la solidité d’un feutrage.

Notre question devient alors : pourquoi la FPP, enseignants et étudiants confondus, a-t-elle basculé, et il semble maintenant que c’est durablement, dans la catégorie des espaces sociaux, — ils sont heureusement encore nombreux, — dont la microculture fédère des acteurs, pour qui les métissages culturels sont une voie vers l’unité et non un morcellement inéluctable et terrifiant.

Un élément important — certainement pas le seul — est le statut, au cœur du dispositif, de la théorisation. Je dis bien du travail de théorisation, et non l’absorption, prise comme fin en soi, de théorie accumulée ailleurs, et encore moins comme adhésion à tel ou tel corpus de théorie sédimentée. La théorisation comme construction, inlassablement reprise, d’une limite aux pouvoirs hallucinatoires de l’idéologie ou des discours défensifs. Car ce statut l’institue en figure symbolique de la castration.

Ce qui faisait de lui le seul moyen de déconstruire, entre autres, les fantasmes d’auto-engendrement, au moment où la première transmission menaçait de les figer en légende de l’origine. C’était d’ailleurs exactement mon propos en écrivant alors ces deux articles sur le mythe d’une fondation, auxquels j’ai ici plusieurs fois fait référence. Je crains hélas de ne pas avoir réussi ce faisant à éviter d’être érigé en ancêtre totémique, mais ce n’est pas si grave, du moment que ça n’a pas empêché de vivre notre espace collectif.

Finalement, je ne pense pas qu’il y ait lieu d’attribuer le mérite de cette belle histoire à qui que ce soit d’autre qu’à l’ensemble de ceux qui ont été et y sont partie prenante. Et encore, y ont-ils eu du mérite ? En grattant un peu, les acteurs d’une histoire découvrent toujours qu’ils ont dans le même temps été agis par l’intrication de leurs interactions. En tout cas, il n’y a pas eu de superhéros, ni Georges, ni moi, ni Patricia, ni Albert, ni personne. Il n’y en a jamais, la mémoire les fabrique dans l’après-coup pour les besoins de sa cause, en leur prêtant bien plus que ce qui leur revient.

Je dirais que la FPP a eu de la veine. De la veine qu’une convocation initiale finalement assez simple produise un effet organisateur dépassant largement les trajectoires individuelles, fasse émerger un homéostat somme toute assez semblable aux homéostats biologiques, où le jeu chaotique de molécules biscornues produit des agencements bien plus stables et complexes qu’aucun « génial ingénieur », pour reprendre les mots de Boris Vian, n’aurait jamais pu les programmer. Des agencements qui peuvent se conserver très longtemps, aussi bien, si l’on n’y veille, que se dissoudre très vite parce qu’un grain de sable inattendu est venu les enrayer.

Dans ce qu’on pourrait appeler les « homéostats sociaux, les éléments se retrouvent ainsi liés par une consistance serrée qui, au-delà de la variété immense des parcours, des expériences, des convictions, des passions, produit des résultantes qui travaillent dans le même sens. Et souvent parce qu'un facteur particulier remplit la fonction de ce que la théorie du chaos nomme attracteur.

Pour la FPP, j’avancerai l’hypothèse que ce fut, et que c’est toujours, une histoire de migration. Non de migration internationale au sens banal du terme, mais dans un sens bien plus large dont elle n’est qu’une variété plus voyante. J’appelle migration tout ce qui fait qu’on se sent étranger quelque part, parce que l’environnement humain où l’on se retrouve fait barrage, ou trop barrage, à notre effort pour nous unifier intérieurement. Alors, lorsque Éros est assez puissant pour nous empêcher de sombrer dans l’involution, le travail de métissage devient l’objet d’un investissement majeur.

Il donne alors un tour particulier au kulturarbeit. Pour éviter tout malentendu, je dois dire que je ne comprends rien aux développements savants qui ont cours autour de ce concept, et que j’en reste à la lettre de la définition lapidaire et puissante de Freud : wo Es war, soll Ich werden ; là où il y avait Ça, doit advenir Je. Mais, si l’on considère Je comme l’instance qui met de l’Un dans le chaos des pulsions, il s’appuie aussi sur ce premier niveau pour tenter de mettre un peu plus d’unité dans le chaos des différences culturelles et des différences individuelles.

Ainsi, et pour me résumer, la FPP est ce drôle d’objet qui, à partir de la simple invitation à tisser, comme une toile de Pénélope, de la pensée théorique à partir de la pratique, a eu la chance d’avoir fédéré des gens venus de tous horizons, qui avaient en commun de surinvestir ce travail-là. “Et non pas par vertu, car nous n’en avons guère”, comme disait Péguy, mais comme une nécessité vitale.

Bibliographie

BURGELIN Claude, HENRI Alain-Noël, » La formation à partir de la Pratique », Université Lyon 2, Le rayon vert 1998 URL : http://anhenri.fr/wp-content/uploads/ 2022/02/FPP-expliquee-au-reste-de-luniversite.pdf

HENRI Alain-Noël, article en deux parties « FPP, le mythe d’une fondation », Canal Psy [en ligne], 36 | 1998, URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php? id=2154 et « FPP : Le mythe d’une fondation (suite) », Canal Psy [En ligne], 39 | 1999, URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2101

MERCADER Patricia et HENRI Alain-Noël « la Formation en Psychologie, filiation bâtarde, transmission troublée » Presses universitaires de Lyon 2004

MERCADER Patricia, « La formation à partir de la pratique : une expérience pour penser la formation en psychologie », Le Journal des psychologues, 2010/7 (n° 280), p. 22-27. DOI : 10.3917/jdp.280.0022. URL : https://www.cairn.info/revue-le-journal-des- psychologues-2010-7-page-22.htm

OMAY Oguz, HENRI Alain-Noël. Penser à partir de la pratique, coordination et présentation GAILLARD Georges. Érès, « Rencontre avec », 2009

Notes

1 Aujourd'hui Institut de Psychologie

Citer cet article

Référence papier

Alain-Noël Henri, « Un témoin si fidèle », Canal Psy, 131 | -1, 5-11.

Référence électronique

Alain-Noël Henri, « Un témoin si fidèle », Canal Psy [En ligne], 131 | 2023, mis en ligne le 15 janvier 2024, consulté le 30 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=3523

Auteur

Alain-Noël Henri

Normalien, agrégé de philosophie, psychologue, psychanalyste

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