Ainsi libellé, au pluriel, et plaçant l’altérité avant l’identité, ce titre signifie à peu près ceci : bien que les gens et les groupes soient autres, différents, y a-t-il des identités propres, substantielles et en quoi consistent-elles ? En outre, tel qu’il est, ce titre enjoint de faire référence à des faits avant que d’en venir aux concepts.
Or la fonction des concepts n’est pas d’accepter les faits comme tels, mais de poser la question critique de leur légitimité.
Accordons cependant à l’observation qu’il y a dans la réalité phénoménale une pluralité d‘identités se distinguant entre elles comme autant d’altérités. Cette autoprésentation de la réalité humaine divisée en groupes distincts, voire en isolats singuliers dans le flux de la vie, s’offre à nous comme source de problèmes, voire d’inquiétudes.
Nous ne sommes peut-être pas si loin que ça du temps où le costume disait l’être : les juifs marqués d’une roue jaune, les vilains en haillons, les ouvriers en cottes ou en blouses, les seigneurs portant l’épée, les bourgeois montrant fourrures, toute cette mise en scène des rapports sociaux si visible dans les tableaux anciens.
Et même si l’émergence de la bourgeoisie comme classe s’accompagne d’une uniformisation progressive des apparences individuelles, il est évident que l’individualisation du bourgeois n’est pas la même que celle de l’ouvrier : le cinéma a même fait ses choux gras des signes de la différenciation sociale.
Ce qui apparaît bien ici en tout cas, c’est que les altérités expriment moins des réalités singulières que des rapports sociaux. Le vilain est l’autre du seigneur, puis du propriétaire terrien. Le riche est l’autre du pauvre. Certes, la vanité (et la naïveté) a pu faire croire au seigneur qu’il avait une âme de seigneur, la crainte a pu inspirer au pauvre l’humilité qui le situe en bas dans l’échelle sociale ; tout ceci n’était que généralités, rôles tenus dans la comédie sociale et bientôt repris à la scène par des personnages aisément identifiables par ceux qui jouent cette comédie pour de bon, dans la vie.
Peut-être, y a-t-il plus de vérité dans les rôles que dans la prétention à la singularité de l’ineffable ? Après tout, Persona c’est le masque, et cela n’a pas empêché Bergman de choisir ce titre pour l’une de ses comédies où affleurent douloureusement les revendications du soi dans la quasi impossibilité du dialogue.
Dernière remarque préalable : il y a des gens qui, de bonne foi (bien qu’il s’agisse d’un thème rebattu depuis 200 ans), condamnent la société bourgeoise essentiellement du point de vue de l’extirpation criminelle qu’elle opérerait des différences au profit de l’uniformisation : le crime ce serait le rabotage des altérités, leur réduction à l’identité numérique des usines, des champs de bataille, des listes électorales, alors que « la vérité des êtres » serait dans l’exaltation des altérités. Rappelons-nous le fascisme, l’hitlérisme, leur prétention au concret singulier, à l’homme de qualité, au mépris des valeurs du troupeau. Et bien sûr, on pense aux dérives nationalistes, au communautarisme.
Or, sur ces faits, la discussion risque de demeurer confuse, embrouillée, marquée par des épisodes sanglants, tant que la critique des concepts n’aura pas jugé des faits, tant que nous n’aurons pas consenti à être un peu plus ambitieux quant à la portée des mots que nous utilisons.
De l’identité identificatrice à l’identité intime
- Identifier quelqu’un c’est le classer, le mettre avec tous les autres du même type : c’est lui remettre sa carte. Mais au fond tout le monde sait aussi qu’il y a quelque chose de plus : Sartre, dans une description célèbre, décrit le garçon de café comme jouant au garçon de café, donc dans la distanciation. Et l’on est porté à imaginer que ce plus serait un secret, une identité intime, celle d’un soi qui serait plus proche de lui-même que de la rue où il joue son rôle, un soi qui aurait son chez-soi.
Nous savons cependant que ce « chez-soi » n’est pas confortable, qu’il est le lieu d’une inquiétude, aux péripéties dialectiques innombrables : la littérature romanesque en vit.
Cette inquiétude, naïve ou subtile, c’est évidemment le désir, « l’appétit avec conscience de lui-même », le rapport-à-l’autre, dédoublé en rapport-à- soi. - La phrase de Lacan, « le désir est le désir de l’Autre » est moins simple qu’elle n’apparaît, puisque dans le désir il y a déjà postulation du soi, dédoublement : le soi est visé comme Autre de l’Autre, invariant supposé, mais aussi instable et imprévisible que l’Autre (qui menace, qui séduit, qui déçoit…).
Les dédoublements et les renvois dialectiques sont ici sans limites : l’ingéniosité de Lacan fait merveille à en dessiner les schémas.
Sans aller très loin dans l’analyse, on voit bien que cette dialectique a un rapport essentiel au langage : la pulsion comme sens se dédouble en signification, et pour commencer s’identifie au signifiant : le sein, le pénis, le caca. Freud avait-il lu Husserl ? Certainement il connaissait Brentano et son idée de l’intentionnalité comme rapport constitutif réciproque de la « conscience » et de « l’objet » = ego-cogito-cogitatum. - Ce qu’on appelle plus généralement « le sens », n’est pas fait de morceaux de banquise flottant sur l’océan de l’indéterminé : les mots sont pris dans des phrases et les phrases fabriquent des discours, au point que la conscience finisse par s’identifier elle-même comme discours : monologue intérieur. Le monologue intérieur peut être succession de « photographies, de références externes », ou au contraire successions de sentiments eux-mêmes toujours liés à des images plus ou moins vagues. En général, il est mélange des deux, enchevêtrement, images de film et images (confuses) du soi qui raconte l’histoire. Cette solidarité du contenu et du contenant c’est l’idée qu’on se fait du Soi, qui est quelquefois JE, souvent LUI et presque toujours interrogation.
On peut bien sûr penser le « contenu » comme marchant tout seul, rêve éveillé d’un dormeur absent – et c’est même une façon assez claire de se représenter soi-même comme mort (absent). À l’autre bout de cette présence-absence, l’intimité, le secret de l’identité. Le mot intimité est du reste préférable à ceux d’identité ou d’intériorité, car il n’est pas autant lié qu’eux à des images spatiales et peut être associé à des images de la temporalité, comme chez Saint Augustin (intimior intimomeo, dit Saint Augustin de la mémoire). Ce discours secret, c’est évidemment le temps, tel qu’il est incarné dans la langue. - Cette succession (peu cohérente en général) de signifiants auxquels je me trouve lié, aussi loin que je regarde dans « l’océan des âges », c’est la langue maternelle.
En effet, « l’expérience », ou la mémoire en laquelle je me reconnais, n’est pas n’importe quel discours : elle parle une langue déterminée, qui malgré refoulements et oublis, dit de façon indiscutable le machin que je n’ai pas cessé d’être.
C’est dans cette langue que « l’expérience » se constitue en une sorte d’histoire, c’est la part la plus charnelle de l’intimité, la présence quasi-immédiate des signifiants comme autant de lieux de ma chair.
Il y a là une sorte de paradoxe puisque cette part charnelle irrécusable de l’identité renvoie à des signifiants qui ont été reçus et qui, tant que je ne connaîtrai que ce système-là, deviendront l’horizon même du signifié, l’horizon indépassable. On peut voir par-là combien les images du nationalisme identitaire, du communautarisme, etc., sont à la fois puissantes et contingentes : elles n’ont pas d’autre fondement que celui d’un horizon, et d’autre force que celles de l’habitus. Elles sont, à leur façon, les repères portés sur notre carte d’identité.
L’identité personnelle a-t-elle une réalité, en dehors du postulat d’un support théorique des habitus ? Il est clair que ce support n’est nulle part, qu’il n’est que le sujet théorique du désir, un autre a que celui de « l’objet » : il n’y a pas en tout cas d’identité personnelle au sens de coïncidence (A = A) ; l’individu n’est rien d’autre qu’un faisceau de possibles esquissés par les aventures du désir, et qu’en dernier ressort on assimilera à ce que j’appelle « la langue maternelle » l’horizon des contenus.
Beaucoup sans doute protesteront contre cette élimination du sujet-substantiel, qui est l’objet privilégié de la théologie et de toutes les mystiques du subjectif. Certains y trouveront la confirmation de l’assimilation si agréable du matérialisme au fascisme. Je pense qu’il suffit, pour écarter cette objection sournoise, de rappeler que l’attention aux individus existants est volonté d’écouter leur parole, de prendre au sérieux le texte de leur désir, texte inachevé, on le sait, ouvert sur l’avenir.
Précisément tenir l’identité personnelle pour un mythe, c’est respecter l’individu comme possible, c’est refuser de l’identifier aux repères portés sur quelque carte d’identité que ce soit.
Le désir de l’autre et les aventures de l’identité
Si l’on déchire mes documents d’identité, je suis fichu (tant que je n’en aurai pas trouvé d’autres). C’est aussi un sujet de roman largement représenté. Mais qu’il le sache ou non, et quoi qu’en disent les fascistes, JE est un AUTRE.
L’intimité de la langue maternelle est hantée par les menaces que fait peser l’étranger
Hantise, c’est présence paradoxale, présence/absence. C’est aussi fascination, tantôt horrifiée, tantôt charmée, amoureuse. Car le désir est ambivalent. Rousseau est sans doute le premier à l’avoir dit, mais c’était un secret de Polichinelle.
Ce que vise le désir, c’est l’autre en tant que tel, en principe ; en réalité c’est le Soi, appréhendé comme répondant de l’Autre, quelquefois pierre de touche, ou encore test répulsif.
Les xénophobes : ce sont des angoissés du Soi qui ne sont guère portés sur la littérature ni sur la sublimation en général. Le xénophobe prend son angoisse et sa haine pour des réalités effectives, il est comme cet Allemand qui n’arrive pas à admettre qu’on puisse dire cheval pour désigner un Pferd.
Il n’est pas Sade, mais petit-sadique.
Sade, Levinas, le visage et la parole
Se référer à Sade n’implique pas qu’on se refuse à Levinas, car l’un et l’autre comprennent la présence du visage comme parole (et sauf erreur, le texte de Sade est pauvre en descriptions, riche en irruptions de la parole de l’Autre).
Il y a des paroles qu’on accepte, d’autres qu’on refuse. Les dernières nous choquent, nous répugnent : à travers elles, la mise en cause du Soi est provocation grossière à la grossièreté, brutalité provocante. Celles qu’on accepte, au contraire, nous charment. Le charme de l’autre c’est la séduction, c’est une parole dans laquelle le désir croit se reconnaître « comme il a été connu » (cf. la scène si fameuse du quiproquo que Chaplin a reprise plusieurs fois, jusqu’à l’énigme finale des Lumières de la ville).
La parole de l’autre peut être comprise quand elle dit une chose (un texte, un désir) qui s’engage sur un chemin parallèle à celui d’un enchaînement familier.
C’est un peu ce qui se passe quand on rencontre quelqu’un qui a des intérêts semblables aux nôtres : non, je n’aime pas Brahms, mais Gustav Mahler, Berg… et j’ai des options politiques et sociales déterminées.
La langue maternelle peut donc se traduire ?
Les poètes font plus que nous proposer un chemin parallèle ; ils ordonnent notre langue, ils instaurent un nouvel ordre pour notre langue.
La langue du poète dit la même chose, mais dit aussi plus, elle fait signe vers de nouvelles paroles.
La traduction (au sens courant) de notre langue dans une autre opère à peu près le même changement, nous suggère un autre horizon d’expérience, d’autres rapports entre les mots, les éléments porteurs de sens.
Cependant, la traduction ne nous exile pas hors de nous-mêmes peut-être même est-elle le médium d’une réconciliation car la parole du poète, par exemple, disant une vérité plus pure, davantage dépouillée des oripeaux quotidiens, offre à beaucoup de gens la possibilité de la reconnaissance. C’est de ce côté qu’il faut chercher la clef du mystère de la rencontre entre « le poète » et « le public ».
Mystère qui se dissipe si on donne au mot de traduction un sens aussi vaste que possible, mais toujours aussi précis : celui de la transposition d’un discours d’une langue vers une autre.
Note sur la sympathie
Traduction veut dire passage, transfert orienté vers le sens. Il est intéressant de rapprocher cette idée du phénomène très ancien de la sympathie auquel H. Wallon a donné beaucoup d’importance (entre autres dans De l’acte à la pensée). La sympathie est liée à la mimique (en un sens très général d’expressivité émotionnelle, comme déjà Sherrington la décrivait au début du siècle). Il y a, dit-on, « contagion affective », mais c’est parce que la posture (H. Wallon) est comme un discours porté par le corps. Il n’est pas possible d’examiner ici à fond les idées de Wallon sur ce pseudo-langage, mais il est sûr que mimique et gestuelle parlent pour nous, projetant « le sens » dans l’espace intermédiaire entre les individus. Cf. également les transes collectives, l’exaltation qui saisit ceux qui participent à des rites sanglants, et même le condamné allant à l’échafaud. Le sens parle pour tous d’une seule voix, qui est celle des dieux, de Dieu.
La connaissance, la science, la discussion, toute tension vers l’objectivité est effort de traduction. L’objectivité ne reprend pas à son compte le vécu, bien qu’elle n’en ignore pas l’instance, et ne l’oubliera sans doute jamais.
Le « discours connaissant » dit des choses qui sont « de nous » dans des phrases et avec des mots par lesquels l’expérience est transformée, traduite, en une expérience autre. C’est ainsi par exemple que l’ouvrier révolutionnaire apprend à parler marxiste.
L’altérité traduction de la langue maternelle ?
Rencontrer l’altérité c’est s’avancer dans l’expérience de la traduction, ce n’est pas encore la traduction elle-même entreprise énorme et compliquée. Mais c’est un passage dans lequel le Soi admet qu’il est l’autre.
Ce qui est vrai dans la littérature peut être vrai dans l’amitié, voire la simple rencontre. C’est toujours il est vrai une vérité limitée à un moment, parce que ni le désir de l’un ni le désir de l’autre ne peuvent s’arrêter à une parole en un moment donné. L’ami, fut-il de toujours, doit continuer à parler et dire autre chose, et moi aussi je le dois.
Les croyants disent volontiers que l’Écriture a toujours quelque chose de nouveau à leur dire. Je crois savoir ce que c’est : il est possible d’en trouver les nouvelles traductions et par exemple il y a des traductions nouvelles des paraboles racontées par Jésus, que nous pouvons comprendre si elles sont dans notre langue.
Il y a des gens qui parlent plusieurs langues. La langue de la connaissance est une langue universelle en voie de constitution. Ainsi l’identité s’accomplit en se niant, mais ne s’abolit pas puisque l’expérience a toujours une histoire et même une saveur, et que la langue est toujours portée par une voix.
Conclusion : qui est l’autre ?
Rien n’est plus trompeur que la ressemblance : c’est une flatterie dans laquelle chacun est trompé.
Cependant, il faut admettre qu’elle est quelque chose sinon on ne serait pas trompé.
Quelque chose est à chercher du côté des idoles : ces images détentrices du sens, en lesquelles on peut avoir confiance puisqu’elles racontent, en la transposant, notre histoire. Mais attention à ne pas y croire trop fort : au-delà du symbolique, elles mentent.
Idéologie, culture, idées reçues… que d’idoles nous enjoignent de rabâcher, alors qu’il faudrait parler plus loin. C’est dans le champ des identités toutes faites et des rabâchages liturgiques que se trouvent les identités trompeuses, les identités de la méconnaissance.
« L’autre » est quelqu’un qui parle une langue que je ne comprends pas bien, et parfois pas du tout. Et pourtant si je trouve la façon de traduire sa langue, je me traduis moi-même et me transposant je découvre que je suis aussi cela.
Le fou, le criminel… on sait cela, c’est même devenu un lieu commun. Mais le sale type, le mec peu intéressant : eux aussi nous tendent non un miroir, mais une perche à saisir (comme dans la langue quotidienne : pas mal, et toi ?).
La vulgarité menace, la bêtise, le snobisme, les consciences empruntées, le désir de ne désirer que les objets marchands, les idées marchandes : le conformisme.
Qui est l’autre ? Quelques fragments d’un texte à construire, dans lequel beaucoup de gens devraient se retrouver parallèles.