L’administration pénitentiaire induit par ses missions un certain nombre de réflexions sur une des préoccupations de l’État : la citoyenneté. Ce concept me renvoie à son antinomie, voire même à son négatif, la marginalité qui est ce à quoi est confrontée 24 heures sur 24 mon employeur qui est pourtant au service de la fonction publique et donc par excellence des citoyens.
Mon propos partira donc du contexte général de la définition de la citoyenneté donnée par le petit Robert : « qualité de citoyen », cette qualification étant elle-même définie au xviie siècle comme attribuée à « celui qui appartient à une cité, est habilité à jouir, sur son territoire, du droit de cité » ; cette qualification devenant à notre époque : « individu considéré comme personne civique, particulièrement national d’un pays qui vit en république ».
Par ailleurs, j’emprunterai une remarque tirée d’un texte intitulé « La dérive pénale » extrait de la revue Esprit d’octobre 1995, texte de Claude Faugeron, chercheur dans un groupe du CNRS recherche ayant pour thème le social et la sociabilité. Claude Faugeron pose donc la question suivante :
« Dans les systèmes politiques démocratiques, où la souveraineté a été transférée de la personne du prince au citoyen, la question qui se pose est : comment priver le citoyen-souverain de sa liberté en toute légitimité, c’est à dire sans attenter aux principes qui fondent la démocratie ? Cette opération n’est possible que si la démonstration peut être faite que le citoyen s’est mis en position de perdre sa qualité de citoyen en rompant lui-même le contrat fondamental. »
Il ajoute ensuite : « … c’est au système de justice pénale que revient le rôle de « dire la loi », c’est-à-dire de constater, à travers la rupture réelle ou symbolique, la perte de sa qualité de citoyen », c’est-à-dire quand le contrat est rompu avec la loi car les limites fixées par celle-ci sont franchies.
Le lien proposé est donc comment comprendre l’univers carcéral qui, en soi, peut être comparé à une micro-société avec son règlement intérieur, donc ses droits et ses devoirs, mais aussi ses obligations dues à la vie en communauté dans un lieu confiné et clos, et souvent ses lois internes recréées par les détenus entre eux, lois du plus fort parfois difficilement maîtrisables et dangereuses pour la population pénale elle-même, comme le serait une société sans régulation législative.
La protection des uns et des autres fait appel là aussi à un tiers. En liberté ce sont la loi, les droits et la procédure. En prison, quand une dérive comportementale devient dangereuse, les surveillants ont pour outil de protection institutionnelle les rapports d’incidents. Un « tribunal » interne est là pour juger de la gravité du délit interne à l’établissement, il s’agit de la commission de discipline composée d’un président et d’un assesseur, ainsi que d’un ou deux surveillants. Les détenus ont le droit de former un recours administratif contre toute sanction disciplinaire, ce recours passe alors par le directeur régional qui l’étudie et rend sa réponse dans un délai d’un mois, c’est-à-dire confirmation, réformation ou annulation de la décision. Le détenu dispose alors de deux mois pour former un recours contentieux pour excès de pouvoir devant le juge administratif contre la décision du directeur régional. Ce recours du justiciable rejoint bien là l’expression d’une certaine citoyenneté pour le détenu.
L’administration pénitentiaire est au service de l’État et en l’occurrence de la République, elle est une des branches administratives du ministère de la Justice et dépend donc du garde des Sceaux. Elle a deux missions officielles : garder mais aussi réinsérer au sein de la société des êtres humains dont pour beaucoup les droits civiques sont supprimés pour de nombreuses années et qui sont mis de fait à l’écart de cette société. Cette rupture est violente et entraîne des conséquences multiples sur des individus déjà fragilisés par leur histoire personnelle, car arriver en prison n’est la plupart du temps pas le fruit du hasard. Il me semble en effet, que le recours à la justice, au sens juridique du terme et donc la justice en tant que moyen utilisé par la société par le biais de l’enfermement, résultat de l’exercice de la citoyenneté, est le dernier recours qu’ont certains citoyens pour trouver des limites, un interlocuteur et un rappel aux interdits.
La prison est donc située au bout de cette chaîne et au point de rupture avec la vie citoyenne. Cette chaîne étant : cité-citoyenneté, obligations du respect des lois, non-respect des lois, intervention de la justice, mise à l’écart de la société, arrivée en prison, condamnation mais cependant lieu d’exclusion qui fait paradoxalement partie de l’usage de la citoyenneté. Comment cette micro-société marginale, néanmoins partie intégrante de la société, composée à la fois par des hommes, des femmes, des adolescents incarcérés, et des fonctionnaires, fait-elle pour vivre alors qu’elle a pour mission de protéger la société en cautionnant une mise à l’écart de l’individu privé de liberté, qu’elle a pour mission de surveiller et réinsérer à la fois ? Les paradoxes peuvent être générateurs de folie, ou du moins de malaise et de mal-être.
Il est questionnant de constater la gêne pour ne pas dire la honte ou la culpabilité que présente souvent le personnel de surveillance quand dans la vie courante, en vacances ou dans des réunions plus citoyennes justement, on leur demande leur identité professionnelle. Nombreux sont ceux qui la cachent. Il est possible de comprendre en partie cet état quand par exemple un directeur d’établissement pénitentiaire à qui il était demandé la nature de son travail s’est entendu répondre : « Il en faut bien ». Remarque lapidaire qui est à l’unisson de ce que spontanément la société renvoie. Nous sommes donc bien dans les catégories de personnel dont l’image est spontanément ternie par l’environnement dans lequel ils évoluent. Côtoyer les marginaux et s’en occuper dans un rôle de rappel des limites et des interdits, ce qui n’est pas sans rappeler une petite part de la fonction éducative, côtoyer les marginaux, donc, comporte un risque de contamination qui vous colle à la peau. Il me semble cependant que le rappel des règles de vie n’est pas le résultat de la toute-puissance de ceux qui sont au plus près des êtres incarcérés.
« Cette toute-puissance est cependant bien présente fantasmatiquement, entretenue dans la réalité par l’image que véhicule la société, il me semble, sur le milieu carcéral à propos de ce lieu qui est encore souvent mis de côté géographiquement (sites en pleine campagne loin des moyens de transport par exemple), et dans la vie courante. »
Mon propos consiste donc à comprendre ce qui se passe quand les droits et les devoirs que confère la citoyenneté ne sont plus de mise parce que cette citoyenneté est de fait abrogée, tant pour les individus mis à l’écart que pour ceux qui s’en occupent dans la mesure où, il me semble, ces derniers, c’est-à-dire le personnel pénitentiaire, prennent en quelque sorte le relais de la société. De nombreux sociologues ont déjà étudié les phénomènes d’identifications à l’œuvre entre détenus et personnel de surveillance, identification dans des revendications multiples qui comparent les soins ou autres droits dévolus à la population incarcérée avec ceux que leur confère leur propre métier. En contre-point les clivages sont fréquents en prison : le plus souvent au plan inconscient pour de nombreux surveillants il y a les bons, c’est-à-dire ceux qui soignent, les équipes médicales qui viennent de l’extérieur, et les cerbères qui portent les clefs, ouvrent et ferment les portes, voire ne savent pas prévenir les suicides. Les détenus favorisent une confusion qu’ils font vivre au personnel qui les côtoie au quotidien en les agressant verbalement ou physiquement, en les ciblant comme uniques responsables de leur emprisonnement sans distinction entre la justice et l’exécution de son application, la privation de liberté. Le trouble est souvent entretenu de chaque côté, dans la tête du détenu comme dans celle du surveillant qui se culpabilise d’autant plus que son interlocuteur recherche avidement une relation humaine dense et lourde de besoins fondamentaux comme l’amour parental et le respect de sa personnalité déjà souvent transpercée d’humiliations et de violences : face à cette demande affective les défenses des surveillants se mettent en place et le rapport de force est un des contre-investissements les plus fréquents. Les agressions sur le personnel sont nombreuses et elles ne sont souvent pas gratuites. L’art et la manière de rappeler le règlement n’est pas toujours de mise face à une violence comportementale souvent consécutive à des troubles réels de la personnalité non identifiés en tant que tel. Le personnel féminin pour qui désormais la détention homme est ouverte pour tous les postes au même titre que leurs collègues masculins, est rarement voire jamais malmené par les prisonniers. Elles-mêmes en font un constat fort instructif : elles sont respectées car pour les hommes incarcérés : « Si tu touches une femme t’es pas un homme ». Autres remarques : quand ils se rendent compte que c’est une surveillante qui est de service, leurs cellules sont mieux nettoyées, ils gardent un sous-vêtement ou un maillot de bain aux douches, ce qui n’est parfois pas le cas chez les femmes qui exhibent leur nudité, en bref, ils soignent leur toilette et se parfument.
Face à la violence, le personnel féminin est reconnu comme contenant et apaisant : l’image maternelle n’est donc pas loin derrière. Ce constat met en évidence les besoins effectifs fondamentaux des détenus. Ces remarques font naître une indispensable réflexion sur le mode de réponse à apporter en termes d’organisation institutionnelle qu’il serait utile de développer dans tout contexte de violence. Les surveillantes ont pour réputation de suivre le règlement beaucoup plus rigoureusement. La féminité évite un rapport de force qui est donc fréquent entre personnel masculin et détenus, le vécu de persécution s’y installe aisément. La prison comme milieu clos ne peut-elle donc pas être considérée comme le révélateur de ce qui est sous-jacent à la vie en société, à savoir : quand un individu n’a plus de repères affectifs, n’a plus de guide intérieur, il interpelle et provoque sur un mode violent ce qui reste à sa portée. Par ailleurs il est étonnant de constater comment des lois morales intrinsèques circulent entre prisonniers : l’administration est par exemple obligée de protéger en les regroupant et les isolant les délinquants sexuels afin qu’ils ne soient pas très violemment malmenés par le reste de la population pénale.
Je dois préciser que je situe ma réflexion plus particulièrement dans le contexte des maisons d’arrêt, où la population pénale est en majorité faite de prévenus non encore condamnés, en attente de jugement ; mais aussi où le régime de détention est plus strict, où les portes des cellules sont fermées en permanence, ce qui n’est pas le cas en général, en centre de détention. De plus, la différence avec un centre de détention qui est par définition l’endroit où l’on va exécuter sa peine et où l’avenir est déjà profilé est que les maisons d’arrêt présentent un contexte de plus grand bouleversement lié à un vécu de rupture, avec la société, avec les êtres chers ; la maison d’arrêt crée une situation d’attente, la condamnation. Il ne faut pas oublier non plus la présomption d’innocence en lien étroit avec la notion de citoyenneté. La maison d’arrêt engendre donc un état traumatique. Cette situation est le reflet de ce que de plus en plus d’adultes et d’enfants éprouvent dans la société : solitude affective, perte des repères pare-excitants, des limites contenantes, c’est-à-dire images parentales elles-mêmes très éclatées. Ceci a pour conséquence l’impulsion d’un sursaut vital, d’un appel au secours sur un mode violent.
Les détenus vivent donc, du moment où ils mettent les pieds dans une prison, une rupture avec la société : en maison d’arrêt, ils arrivent la plupart du temps de la garde à vue, c’est un surveillant qui assure les formalités d’écrou et qui devient le premier interlocuteur et récepteur de cet état de choc dû à l’incarcération : raptus émotionnel, perte d’identité, rupture avec le monde dit citoyen. Comparaison faite avec un placement à l’hôpital est que plane de surcroît le contexte de la morale et du jugement : quand ces valeurs ne sont pas intégrées par les personnalités qui arrivent en prison tout peut basculer dans le registre de l’injustice et de la persécution. La violence peut alors déferler et en particulier contre l’individu lui-même.
Les tentatives de suicide sont une des préoccupations prioritaires de l’administration pénitentiaire. Un plan d’action est diffusé au plan national. Il est issu d’un groupe de réflexion regroupant des cadres pénitentiaires, médecins, magistrats, psychologues, sociologues.
Cette expérience dénommée « Plan d’action prévention suicide » a consisté à créer à terme dans chaque établissement un groupe de pilotage ayant pour mission d’organiser la mise en place d’actions locales, comme principalement et entre autres : des échanges pluridisciplinaires entre les équipes médico-psychologiques et le personnel pénitentiaire ; l’amélioration de l’accueil des détenus ; une formation particulière des surveillants à l’observation des détenus ; le développement de la qualité des liens avec les familles des détenus. Est aussi efficient le soutien des équipes quand malheureusement un décès survient : en tant que psychologue en direction régionale j’ai pour mission de rencontrer sur place les équipes, et individuellement le ou les surveillants qui ont trouvé le corps du détenu, ce qui est là encore, une situation traumatisante pour les autres détenus comme pour le personnel et dont les conséquences peuvent être multiples quand elle n’est pas mise en parole : la culpabilité du personnel est un vécu exacerbé en prison, non prise en compte elle génère troubles institutionnels et individuels. En liberté, l’ensemble des citoyens ne se sent souvent pas concerné, seuls les proches et à la limite les voisins peuvent éprouver toute l’intensité d’une disparition violemment interpellante.
L’augmentation des suicides depuis quelques années, tant dans la vie courante qu’en milieu carcéral, a fait l’objet de nombreuses recherches. Je reste persuadée que l’on qualifie trop rapidement en milieu carcéral de tentative de suicide des auto-agressions qui sont en fait des appels au secours matérialisés par un passage à l’acte qui est la conséquence d’une souffrance psychique telle qu’il vaut mieux déplacer sur son corps ce qui n’est pas verbalisable, et ce qui n’est pas verbalisable a pour origine un vécu de vide psychique en lien avec un vécu de vide affectif qui envahit l’être en détresse : l’action déplace la souffrance psychique et vient combler le vide. En milieu carcéral ces actes de retour sur soi arrivent la plupart du temps après des moments de rupture temporelle, spatiale, et ou affective, comme la mise à l’écrou, la période précédant la sortie, la veille des week-ends, le changement de cellule, l’arrivée au Q.D., le changement d’équipe. Ce sont des moments-clefs à la suite desquels une vigilance par le biais du dialogue et de l’accompagnement par une présence simplement contenante peut être préventive. Les équipes médico-psychologiques y ont aussi un rôle fondamental. Les formations pour les surveillants à l’observation des détenus et à l’accueil en prison prennent tout leur sens.
Comme les recours formés devant le juge administratif, le droit à la dignité fait partie d’une forme de citoyenneté retrouvée.
Il me semble qu’un des axes prioritaires de la société devrait être de mener une réflexion sur le fait que c’est la citoyenneté qui génère et nourrit au sein de son propre système la marginalité parce qu’elle ne se réfère souvent qu’aux interdits sans prendre en compte l’accompagnement humain qui devrait lui être sous-jacent.
La préparation à la sortie, le suivi pénal et psychologique des détenus, l’un en communion avec l’autre, sont des priorités. Le travail de réflexion institutionnel avec les surveillants l’est tout autant. Il est encore loin d’être mis en place. Nous en sommes à ses balbutiements par le biais du PEP, ou Projet d’Exécution de Peine, qui vise à responsabiliser les détenus condamnés à se positionner en tant que citoyen. En effet, ce projet incite à une réflexion sur le motif de l’incarcération, sur le parcours du justiciable, mais aussi à une réparation auprès de ses victimes, ce projet incite à donner un sens à sa peine et par conséquent mesurer les conséquences de ses actes face à la société : ceci est en place dans une vingtaine d’établissements en France. Le prisonnier est encouragé à structurer sa peine en dialogue avec tous les services intrinsèques à la prison et en particulier avec les surveillants auprès de qui un psychologue intervient dans un rôle d’explication et de lien avec les détenus pendant leur parcours pénitentiaire.
Pour conclure et pour terminer sur un message qui me semble généralisable, il me semble qu’en amont de cette institution, la prévention de l’exclusion devrait commencer par des réponses d’accompagnement à la compréhension et à l’explication des comportements inquiétants qui peuvent être repérés dès l’école à condition que les enseignants soient épaulés par des spécialistes dans leur pratique afin qu’ils ne soient pas tentés de répondre eux aussi par la répression, parce qu’ils sont à bout de souffle et d’arguments dits citoyens.
Afin que la loi et/ou les lois soient intégrées, une présence étayante est indispensable, là est mon message principal. Dès la mise au monde, c’est-à-dire dès l’arrivée au monde citoyen, une séparation tierce intervient entre une mère et son enfant, mais aussi dans de bonnes conditions la naissance d’une relation entre un père et son enfant, c’est-à-dire l’avènement d’un étayage autre que l’objet premier, la naissance des limites, puis le balbutiement des interdits, introduits par les deux parents. Cette instance tierce, de quelque forme qu’elle prenne, ne peut être structurante si elle est persécutrice de fait, ou si elle le devient à travers le vécu ou le comportement maternel et/ou paternel. La non intégration de la loi peut prendre racine dans les premiers moments de la vie et par là ce qui sera aussi plus tard le rejet de la citoyenneté.