Les autoagressions fréquentes en prison me semblent pour la plupart des actes significatifs des écueils des processus de mentalisation de la prime enfance. Ces conduites apparaissent1 à la suite d’un vécu de rupture qui réactualise des traumatismes des premières années de la vie en lien avec une non intériorisation ou une intériorisation douloureuse ou déformée par le Moi, des objets parentaux.
L’économie psychique s’organise alors selon un mode de fonctionnement qui a pour but de protéger le Moi de l’impact de l’environnement, des intrusions du « dehors ».
L’arrivée en prison, rupture par excellence avec l’environnement habituel, est la plupart du temps une blessure narcissique qui maintient le psychisme du détenu dans le registre de la honte, de l’abandon, voire du vide et de l’anéantissement : blessure d’être exclu de la société, blessure de l’échec social, blessure de ce que l’image du milieu carcéral renvoie projectivement de soi-même et malgré soi-même dans un registre non élaboré.
Les représentations psychiques de ces êtres au passé lourd d’histoires personnelles tourmentées sont alors mêlées à des éprouvés primaires engrammés depuis l’enfance. Ces séquelles non verbalisées sont restées souvent à l’état de traces non symbolisées : elles sont réactualisées par le contexte carcéral qui provoque un traumatisme supplémentaire.
C’est dans ce contexte de rupture affective que surgissent alors des comportements autodestructeurs : l’auto-offensive agit, met en scène, cette « fracture » que perpétue la mise en détention ou le placement dans un lieu d’isolement encore plus ciblé comme le quartier disciplinaire2. Les autoagressions y sont fréquemment observées avant la fin de la première heure. Le taux de « tentatives de suicide » (en tout cas dénommées comme telles même si le but de l’acte n’est pas de rechercher sa propre mort) y est supérieur à celui observé dans le reste de la détention. Ceci me semble indicateur du registre très archaïque dans lequel se déclenchent ces actes : la révolte, le vécu d’injustice réactionnelle à la punition qui n’en devient pas une dans la mesure où il leur est difficile d’éprouver un sentiment de culpabilité secondaire qui serait liée à une économie névrotique qui n’est pas la leur à ce moment-là : un vécu de rupture est actualisé, avec leur co-détenu, avec le reste de la détention.
Par conséquent, les actes autovulnérants sont agis dans un contexte de réactualisation de traces de ruptures précoces et en deçà, des ratés de la séparation moi/non-moi. Les détenus se servent de leur corps comme moyen de substitution, comme seul et dernier lieu d’échange, confondu avec l’objet maternel. C’est l’ultime objet qui leur reste à malmener, à maîtriser. Ces prisonniers ont subi en général des maltraitances corporelles et/ou affectives durant l’enfance et l’adolescence, celles-ci ont servi de contre-investissement selon un certain mode de « masochisme érogène primaire » : malgré eux, ils ont pris l’habitude de se sentir exister sur un mode malheureux, ceci évite le vide ou même l’anéantissement psychique. Ce mode de défense masochiste leur aura permis des liaisons primaires par le biais de la coexcitation libidinale, néanmoins le temps précédant le passage à l’acte sur eux-mêmes démontre une rupture de ces liaisons pathologiques quand ils décrivent un vide ou une excitation psychique. Ceci indique très précisément que ces actes ne sont plus agis dans un registre masochiste érogène primaire qui était réactionnel aux contraintes de leur environnement3 mais dans celui d’une rupture de ces liaisons pathologiques originaires qui les protégeaient. Ils cherchent désespérément à colmater un vide ou à faire cesser l’excitation psychique par le biais d’un lien avec l’environnement en l’interpellant. Le plaisir de la souffrance corporelle n’est pas présent ni recherché. Ils le disent eux-mêmes ils sont comme anesthésiés. Les affects4 ne sont d’ailleurs pas plus au rendez-vous. Sous couvert de revendications multiples, demande de médicaments, exigence de voir le médecin ou l’infirmière ou encore l’avocat, les menaces d’actes retournés contre soi correspondent à un besoin impératif d’échange avec l’environnement et donc de compensation à ce vide ou à cette excitation ressentis. Ces détenus sont dans le registre des contre-investissements sensoriels perceptifs et moteurs, d’où la décharge sur leur corps, seul recours face à une mentalisation défaillante, face à un psychisme qui s’est clivé ou qui même s’est « feuilleté5 » au fil des déboires affectifs réitérés dans leur passé. Des « zones d’ombre » (comme entre autres leurs affects), ont été enclavées et laissées de côté. Le « Moi psychique6 » s’est organisé tant bien que mal pour survivre et s’adapter au « dehors » persécuteur en apprenant à se jouer de l’environnement, reconstituant un « dedans » supportable mais souvent construit à sa façon, dans la toute-puissance, à défaut de pouvoir élaborer un espace transitionnel bien tempéré qui, dans de bonnes conditions est la source des « symbolisations primaires7 » puis secondaires.
Leurs actes ont une signification : ils sont un appel au secours envers l’environnement pénitentiaire quel qu’il soit, surveillants, médecins, éducateurs, etc. Répondre par une présence attentive suffit dans un premier temps. Un lien visuel peut être efficace. Le face-à-face prend toute sa signification.
Il me semble que ces profils aident à comprendre d’autres problématiques comme les déferlements psychosomatiques. Les patients qui s’autoagressent somatisent peu, même si leurs plaintes corporelles, multiples quant à elles, leur permettent d’interpeller les équipes médicales. L’acte auto-agressif est une tentative de lien somato-psychique. Pour avoir eu l’occasion de travailler également dans le contexte de maladies graves, « enfermantes » dans leur approche souvent rivée au corps et à ses douleurs, il me semble que les « actualisations » somatiques arrivent souvent aussi à la suite de traumatismes affectifs récents qui servent de détonateur dans un après-coup : le dernier impact disrupteur se perpétue au sein de zones de clivage enfouies elles aussi au sein du psychisme qui n’a que pour seul recours une décharge biologique dans le corps en lieu et place d’une mentalisation dont les affects ont été distordus voire détruits et contre lesquels se met en place tout un système de rationalisation qui permet une pseudo-maîtrise de la situation. Les détenus qui maltraitent leur corps souffrent aussi d’un besoin de maîtrise : maîtrise de l’environnement en compensation de celle d’une intériorité trop déficiente. Mais ils sont de surcroît pris dans les arcanes de l’emprise, emprise des temps premiers des échanges avec l’environnement, objet maternel insatisfaisant et, ou objet paternel absent ou persécuteur qui n’a jamais pu servir de dérivatif ou venir compenser la détresse initiale. Ils restituent en quelque sorte cette emprise par le biais de l’impact sur l’environnement du moment via la menace corporelle brandie à la moindre occasion mais dont l’enjeu hasardeux est parfois la vie ou la mort.
Dans le milieu carcéral plus qu’ailleurs apparaît donc en négatif le rôle contenant et structurant d’un tiers, un père qui serait un soutien non persécuteur, la loi acceptée parce qu’arrivant bien dosée, appelée au secours en filigrane quand ils dérangent les équipes par leurs invectives réitérées et épuisantes dans un vécu non conscient d’envahissement de leur psychisme par une imago maternelle archaïque et maltraitante. Chez de nombreux détenus les processus de retournement actif/passif des pulsions partielles sont omniprésents : la société, ses règles de vie, au lieu d’être contenantes sont pour eux persécutrices, reprenant dans une continuité les vécus de l’enfance. L’incarcération est dans leur vécu8, dans leur ressenti, une injustice supplémentaire dont ils sont l’objet, l’acte délinquant est un des moyens de ne plus subir. S’auto-détruire est retourner activement une passivité insupportable. L’arrivée en prison en particulier, est un moment à haut risque. Une réflexion a été menée afin de former le personnel pénitentiaire à la mise à l’écrou. Des repères matériels comme garder ses habits, pouvoir prendre une douche, avoir une présentation du règlement intérieur, connaître ses possibilités de parloir, rencontrer rapidement les équipes socio-éducatives et médicales, sont des appuis dans la réalité perceptivo-motrice qui prennent une importance certaine. Le travail d’équipe, la cohérence institutionnelle, les liens interprofessionnels associés à un espace d’écoute individuelle sont ce qui peut étayer au plus près un psychisme qui ne maîtrise plus ses clivages et dénis de la réalité qui le taraudent et menacent de se rompre.
Tout moyen de médiation, de support à l’échange verbal, de relance des affects est bon à utiliser auprès de ces personnalités qui par excellence ont des difficultés à les exprimer et de ce fait agissent leur mal-être psychique, ne le mettent pas en parole pas plus qu’ils ne le somatisent. Une réponse multidisciplinaire dans le registre d’une présence et d’une écoute chacun dans sa fonction, surveillant, équipe médicale, psychologue, est un moyen préventif et curatif de ce type de comportement.