Ni pour les uns, ni pour les autres

DOI : 10.35562/canalpsy.1181

p. 6-7

Text

Êtes-vous pour les détenus ou êtes-vous pour le personnel ? Comment répondre à cette question, cruciale pour certains, qui placent spontanément par méconnaissance de la fonction le (la) psychologue clinicien (ne) en Direction Régionale en position de juge et arbitre du ou des individus susceptibles de la rencontrer.

Travailler au siège d’une Direction Régionale de l’Administration pénitentiaire en tant que clinicienne confère une place institutionnelle au sein d’une équipe dont les membres ont une responsabilité régionale, ce qui induit un risque de confusion sur le rôle et les fonctions du psychologue qui est dans une position transversale non hiérarchique à cheval sur le département administratif qui s’occupe de la gestion des ressources humaines et les services qui s’occupent de la population pénale1 en milieu fermé comme en milieu ouvert. À Lyon, le rôle de conseil institutionnel comme celui de source éventuelle de consultation spécialisée lui est dévolu. Sa neutralité découle du non engagement thérapeutique de cette position. Les expressions souvent consacrées à ce type de travail sont « redonner du sens », « être à l’écoute », « proposer des liens », ce sont aussi les expressions familières du cadre thérapeutique, d’où la fréquente confusion, bien compréhensible du reste pour les « non-spécialistes » entre le soin au sens classique du terme et l’effet apaisant que peut procurer une mise en parole dans le cadre confidentiel que confère le code de déontologie au psychologue qui entreprend un entretien individuel ou groupal.

Mon propos a pour objectif d’étudier les effets structurants des consultations cliniques aussi peu prononcés soient-ils, se démarquant d’un cadre thérapeutique tant par leur non engagement dans la durée, que par les limites techniques données par le clinicien.

Le domaine de la psychologie clinique a été entre autre étudié par Daniel Lagache. Dans son ouvrage L’unité de la psychologie (1979), tout en la comparant à la psychologie expérimentale il rappelle ce que lui-même avait dit en 1945 : « Malgré sa résonance médicale, le terme “Psychologie clinique” ne veut pas dire psychologie pathologique, bien que la psychologie clinique prétende embrasser dans un même ensemble les conduites adaptées et les désordres de la conduite. » Il poursuit et décrit sa méthodologie :

« Envisager la conduite dans sa perspective propre, relever aussi fidèlement que possible les manières d’être et de réagir d’un être humain concret et complet aux prises avec une situation, chercher à en établir le sens, la structure et la genèse, déceler les conflits qui la motivent et les démarches qui tendent à résoudre ces conflits, tel est en résumé le programme de la psychologie clinique. »

Puis il nous dit ensuite : ce qui intéresse le clinicien… « c’est l’être humain en tant qu’il est porteur d’un problème, et d’un problème mal résolu ».

Par ailleurs pourquoi se situer professionnellement par le biais d’une double dénégation et comment réfléchir à cette position institutionnelle au sein d’un « entre-deux » constant, le personnel pénitentiaire aux prises avec la population pénale, avec ses pathologies, avec ses comportements issus d’une très grande souffrance.

À l’évidence je travaille cependant aux côtés de ceux qui ont officiellement la double mission de surveiller et de réinsérer. Nos « sujets » de préoccupation institutionnelle commune sont les détenus mais aussi le personnel.

La neutralité que je défends est le moyen qui me permet d’instaurer ou de maintenir à minima l’espace « transitionnel » de pensée indispensable dans une institution située en tête d’une chaîne où se côtoient pathologie, par conséquent prise en charge sanitaire, et répression juridique et donc blessure narcissique inévitable à assumer et accompagner pour ceux qui ont le rôle contendant et socio-éducatif, surveillants et conseillers d’insertion et de probation, sans oublier les personnels d’encadrement de chacune de ces spécificités.

Mes fonctions évoluent donc au sein d’un second entre-deux : entre le partenariat institutionnel avec tous ces acteurs, et le travail clinique plus individuel ci-dessus décrit.

En jouant avec les mots, être là, « ni pour les uns, ni pour les autres » procure un espace constant stable assorti d’une double limite. Cette double limite procède d’une de celle de mes partenaires institutionnels en interaction au-dehors avec les détenus, source d’interrogations à élaborer en commun, espace psychique interne à restituer par le biais d’analyse de situation, d’étude de cas. Mais quel cadre de travail se met en place quand cet espace partenarial devient privé, consultatif, même s’il est ponctuel ?

Mon travail de clinicienne consiste alors en une présence très proche de cette « neutralité bienveillante » que procure le cadre psychanalytique thérapeutique. La grande différence vient de trois points essentiels : la durée de l’entretien, variable selon le besoin du moment, et selon les circonstances plus ou moins graves, le lieu, variable lui aussi, en général in situ (c’est-à-dire au sein de l’établissement concerné) quand il y a suicide d’un détenu ou suicide du personnel, également après les agressions du personnel, ou encore à la Direction Régionale à la demande de l’agent ou du cadre qui interpelle. La troisième dimension, de loin la plus importante est le cadre interne, entre-autre technique que se donne le clinicien dans son propre psychisme et dont dépend sa neutralité qui sera de toute façon tributaire de l’étude de sa propre subjectivité, d’où l’importance de la formation continue du clinicien, de ses temps de supervision individuelle ou en groupe. Écouter des propos dont la teneur est le résultat de préoccupations infiniment variées, que se soit problèmes privés, relations au travail, craintes de rétorsions de la part de la population pénale, dynamique institutionnelle, etc. ; écouter a pour dénominateur commun de prendre en compte une interrogation « interne » souvent inconsciente de la part du ou des consultants. La réalité concrète et observable vécue par ces derniers est en général décrite, en cas contraire le psychologue est là pour aider les intéressés à la faire s’exprimer. Cette contribution à l’expression d’un ennui étaye le Moi et permet d’évaluer avec le ou les consultants l’ampleur de ce qui les préoccupe. Réfléchir avec un tiers sur ce qui arrive, que ce soit un préjudice physique ou affectif, une sanction disciplinaire ou un problème lié à son équipe de travail procure un espace de pensée où peut se déployer l’expression des affects réprimés ou envahissants, libérant ainsi le psychisme d’une asphyxie angoissante.

Dans certaines circonstances, il est tout à fait intéressant que le cadre ou la commission qui sanctionne le personnel lui propose la possibilité d’être reçu par un psychologue de cette même administration. Il est arrivé également que des personnels viennent me demander un ou plusieurs entretiens après sanction de justice pénale. Le fait que ces sujets viennent sans obligation témoigne de la naissance d’un questionnement de leur part, d’un appel au secours alors qu’ils sont dans un très grand désarroi. Ceux-ci ont au moins en eux la ressource d’appeler l’environnement à l’aide, ce qui est en soi la marque de la naissance d’une appropriation subjective permettant après-coup une moindre souffrance.

En effet, ce lieu d’écoute clinique offert introduit là encore la dimension psychique qui repositionne et transforme la mise en acte disciplinaire. Il permet secondairement une mûre réflexion sur ce qui a amené l’agent à induire une telle action de ses supérieurs hiérarchiques et un début de réparation active et soulageante de la part de l’intéressé qui est souvent pris dans une ambivalence de sentiments contradictoires lourde à porter.

Mais de plus, et ceci me semble le plus important, ce moment d’échange modifie considérablement le sentiment d’identité professionnelle dévalorisante qu’il prête à son institution par pure projection de son propre vécu dévalorisant sur cette dernière.

Le psychologue devient un « moyen » pour exprimer les rancœurs et déceptions en apparence adressées à l’institution que l’on peut enfin dénoncer sans risque puisque le contenu de l’entretien est confidentiel et sans aucune conséquence sur la suite des évènements. Un interlocuteur est bien là, neutre dans son écoute mais permettant une certaine confiance parce que ne jugeant pas. Il connaît et représente l’administration, ses rouages, ses travers et incomplétudes qui sont en général, il faut le souligner, faiblement dénoncés : il permet ainsi un apaisement par le biais du dialogue, l’extériorisation de ce qui fait mal, quand, dans une évolution favorable, le rappel à l’ordre a pour effet de signaler des limites et d’induire un comportement différent.

En effet, très rapidement viennent en filigrane différentes sortes de vécu selon les individus. Injustice, peur, culpabilité, persécution, etc., les affects sont au-devant de la scène, exprimés de façon détournée car ils reprennent en général des vécus enfouis depuis longtemps, en lien avec des évènements passés de la vie privée.

Les sanctions dans la vie en général, ont souvent été opérées par les réalités de la vie elle-même : deuils, maltraitance, ruptures du milieu familial mais aussi fréquemment durant l’enfance et l’adolescence par la famille ou le milieu scolaire. Un comportement au travail qui interpelle par des excès de toute nature est parfois un appel à une sanction ancienne non résolue, dans une répétition inconsciente des conséquences passées d’un événement dont la résultante punitive fut traumatique et qui laissa des traces psychiques, telle la grenaille éparpillée autour de l’impact d’un fusil de chasse.

Quand des traces historiques remontent ainsi, l’entretien consiste en général à aider à identifier le passé, ce qui vient du dedans enfoui et réactivé par les évènements présents qui font office de détonateur. Je n’ai encore jamais eu à réceptionner de confusion délirante. Mon travail consiste de toute façon à orienter le consultant vers un CMP ou vers un cabinet privé.

La double limite de mon travail est en fait située au sein du cadre clinique mis en place : limite dans le temps, limite dans l’espace : dedans-individuel/ dehors-institutionnel donnée par la confidentialité, espace privé au sein duquel peut se déployer pour un temps contenu une bribe d’histoire personnelle. Cette séquence clinique peut ainsi devenir pour le consultant un moment de réparation avec son histoire personnelle et professionnelle.

Il me semble clair que mon appartenance institutionnelle, espace commun avec le consultant, participe de cette restauration ponctuelle par ce « Moi/non-Moi » commun, en étayage, mais elle s’efface derrière mon écoute clinique qui elle, par son cadre, introduit une extériorité psychique qui interagit sur la différenciation Moi/non-Moi par le biais des organisateurs que sont le temps et l’espace.

Pour conclure, la négation « est une manière de reconnaître ce qu’elle nie », nous dit André Green dans son chapitre « La double limite2 » puis, à propos du travail du négatif, concept qui actualise tout cet entre-deux du transitionnel « la pensée ne consiste pas à lier des processus mais à les re-lier, après qu’un effacement les a disjoints ».

Être « ni pour les uns ni pour les autres » affirme bien sûr le désir de s’offrir « pour » quelque chose, peut-être pour faire apparaître dans l’ici et maintenant à travers l’échange consultatif, ce qui en creux était prêt à ressurgir et qui pourra ainsi s’effacer pour se transformer et ouvrir une voie vers l’historisation avec qui de droit et dans la durée.

Et puis il y a tous ceux, les plus nombreux, qui repartiront après avoir pu mettre en parole ce qui les gênait sur le moment sans pour autant avoir besoin de poursuivre une investigation plus poussée au sujet de leur être.

Notes

1 Mission indirecte d’avis à donner sur l’orientation des condamnés en commission pluridisciplinaire après étude du dossier individuel où sont réunies les pièces pénales, dont le réquisitoire définitif, et les expertises médico-psychologiques. Par ailleurs échanges réguliers avec la responsable du département Population Pénale en lien avec les évènements du « terrain » régional qui parviennent au quotidien au siège de la DR, par exemple agression du personnel, suicide d’un détenu, mouvements de la population pénale dans tel ou tel établissement, etc. De plus participation aux dossiers transversaux comme le suivi des équipes des quartiers de mineurs, le plan d’action « Prévention suicide » des détenus ou la mise en place pour les détenus du « Projet d’Exécution de Peine » ou « PEP ».

2 Article de 1982, in La Folie privée, « Psychanalyse des cas-limites », Gallimard, 1992.

References

Bibliographical reference

Élisabeth Leclerc, « Ni pour les uns, ni pour les autres », Canal Psy, 45 | 2000, 6-7.

Electronic reference

Élisabeth Leclerc, « Ni pour les uns, ni pour les autres », Canal Psy [Online], 45 | 2000, Online since 02 juin 2021, connection on 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1181

Author

Élisabeth Leclerc

Psychologue, Direction régionale des services pénitentiaires, Lyon

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