L’histoire de la Psychologie est courte mais tourmentée, du moins celle de notre centenaire Psychologie universitaire, car celle de la Psychologie philosophique et/ou « populaire » est sans doute aussi vieille que l’Homo sapiens.
Tourmentée, car, chose rare pour une discipline dite scientifique, son objet a reçu au fil des temps plusieurs définitions successives parfois antagonistes.
C’est avec W. Wundt, qui fonde le premier Laboratoire de Psychologie à Leipzig (1878), qu’elle acquiert son habilitation académique. Mais à cette époque son objet paraissait évident : c’était l’étude du psychisme, la connotation « scientifique » étant simplement apportée par l’introduction de la méthode « expérimentale »
« Notre science, ou la psychologie expérimentale, se distinguera de la psychologie ordinaire, simplement basée en général sur l’observation de soi-même » écrivait Wundt. Ce qu’il proposait n’excluait pas « l’observation de soi-même », mais la rendait rigoureuse : « en l’aidant pas à pas, par l’emploi de la physiologie expérimentale ».
La « nouvelle psychologie scientifique » devenait une physiologie de la Psyché. Ces idées furent développées dans son célèbre ouvrage Grundzüge der physiologischen Psychologie paru en trois volumes en 1874 et traduit rapidement en plusieurs langues, généralement sous le titre significatif de Psychologie physiologique.
L’influence de Wundt fut grande et comme le rapporte Geneviève Paicheler1 pratiquement tous les premiers grands noms de la Psychologie américaine allèrent lui rendre visite.
Mais le choix d’une méthode ne suffit pas à établir une science, et cette absence de réflexion épistémologique sur son objet allait aboutir à l’irruption dans les années 1910 de ce qui a été appelé la révolution behavioriste.
« Il semble que le temps est venu où la psychologie doit écarter toute référence à la conscience, où elle n’a plus besoin de se leurrer en pensant que l’objet de son observation est la production d’états mentaux. »
« Je pense que l’on peut écrire une psychologie sans jamais revenir sur notre définition en utilisant les mots conscience, états mentaux, esprit, contenu, introspectivement vérifiable, imagerie, et ainsi de suite… on peut le faire en termes de stimulus et réponse, en termes de formation d’habitudes, d’intégration d’habitudes et d’autres choses de ce genre. »
« Ce dont nous avons besoin est de commencer à travailler en psychologie en faisant du comportement, non de la conscience, l’angle objectif de notre attaque. »
Ainsi s’exprimait John Broadus Watson en 1913 dans son très célèbre article : « Psychology as the behaviorist views it » (Psychological review, 1913, 20, 158-177).
Dès lors la Stimulus-Réponse-Psychologie allait s’épanouir, basée sur cette définition jugée définitive pendant un demi-siècle : « la Psychologie est l’étude scientifique (sous-entendu “expérimentale”) du comportement de l’Homme et des autres Animaux »2. Et tout semblait aller pour le mieux dans les laboratoires de recherche : on y trouvait des chercheurs en blouse blanche, des appareils enregistreurs divers et des animaux de différentes tailles, selon la richesse du labo, qui se prêtaient à toutes les sortes de conditionnement imaginables : conditionnement répondant, opérant, par insight, par imitation… Notons cependant que le rat albinos fournissait le gros des troupes, au point que certains mauvais esprits disaient que la psychologie scientifique était l’étude expérimentale du comportement des rats de laboratoire…
C’est dans cette ambiance amène que dans les années 1970 on assiste soudain au crash du behaviorisme sous l’influence convergente du structuralisme post-saussurien et de la linguistique générative de Noam Chomsky, du développement des computeurs et de l’intelligence artificielle, des progrès de la psychopharmacologie et des méthodes d’explorations fonctionnelles du système nerveux, de l’apparition conquérante des sciences cognitives. D’un seul coup l’étude de la « boîte noire » n’était plus taboue et une « philosophie de l’esprit » allait envahir les discussions, les publications, et les amphithéâtres et certains n’hésitent pas à parler d’une nouvelle « révolution »3.
Ainsi G. Vignaux écrit que « nous sommes là en présence d’une “révolution” au sens copernicien dans les formulations de nos savoirs et de nos méthodes, mais dont il est bien sûr difficile aujourd’hui de prévoir toutes les conséquences… » (p. 20).
Quant à J. G. Ganascia, son livre commence par cette phrase : « Un spectre hante la modernité : le spectre du cognitivisme »… « les théories cognitivistes ont éclaté comme un tonnerre dans un ciel serein, et cela dans toutes les disciplines de l’esprit, tandis que les théories de leurs prédécesseurs semblaient soudain obsolètes » (p. 6).
Et F. J. Varela va dans le même sens, déclarant : « Les sciences et les technologies de la cognition représentent la plus importante révolution conceptuelle et technologique depuis l’événement de la physique atomique, ayant un impact à long terme à tous les niveaux de la société. » (p. 21.)
Remarquons que Vignaux est un linguiste, Ganascia, un informaticien et Varela un biologiste… Remarquons aussi que ces auteurs ne parlent plus de Psychisme mais de Cognition, voire d’Esprit…
Ainsi a-t-on pu observer en un siècle une succession d’objets d’étude : le Psychisme, puis le Comportement, puis à nouveau le Psychisme ou pour être plus exact les processus mentaux voire cérébraux… C’est qu’en fait malgré les apparences et les prétentions hégémoniques des nombreux prophètes des sciences cognitives la situation reste des plus complexes.
D’abord parce que la Psychologie n’est pas qu’une « science académique » mais c’est aussi une pratique professionnelle, un métier. Or, les praticiens de la psychologie (dite « appliquée ») n’ont jamais cessé quant à eux de s’occuper du Psychisme et particulièrement dans le champ clinique ; malgré les multiples annonces de son proche décès, non seulement la Psychanalyse existe encore, mais de nombreuses thérapies psychodynamiques se sont développées dans le territoire qu’elle avait ouvert.
D’autre part, si grâce au renouveau des sciences cognitives le « mentalisme » n’est plus banni, la paix ne règne pas dans leur royaume : les théories fleurissent, allant du tout neuronique au tout computationnel, en passant par de multiples hybridations plus ou moins monstrueuses et antagonistes.
Enfin, la fascination exercée par les sciences neurocognitives a occulté dans la plupart des milieux psychologiques le développement d’une autre révolution des sciences humaines que certains dénomment le « mouvement interactionniste »4.
Une approche interactionniste ne prend pas l’activité individuelle comme unité de base de l’analyse sociale ou psychologique mais raisonne en termes d’actions réciproques, c’est-à-dire d’actions qui se déterminent les unes les autres dans la séquence de leur occurrence située, et en termes d’individus qui ne sont sujets que pour autant que leur identité subjective a émergé et émerge de leurs interactions avec d’autres individus et avec leur environnement physique et social. On peut dire qu’il existe aujourd’hui une culture interactionniste basée sur les principes communs suivants :
- L’objet « inter » a remplacé l’objet « intra ». Les inter-actions de la vie quotidienne sous toutes leurs formes fournissent le matériel de choix des recherches et des théories.
- La méthode est naturaliste versus expérimentale, c’est-à-dire est basée sur l’observation et la description de corpus « authentiques » recueillis sur « le terrain ».
- Les résultats sont formulés en termes de « comment » et non de « pourquoi » ; toute explication en termes de causalité linéaire est évitée. Étant donnés l’objet et la méthode le qualitatif prime sur le quantitatif.
- Le contexte et les interprétations des acteurs sont considérés comme essentiels.
Ce mouvement aux racines multiples regroupe des anthropologues et des sociologues de la vie quotidienne avec la constitution de la « microsociologie » et de « l’ethnométodologie », des linguistes pragmaticiens avec la description des « actes de langage » et la création de « l’analyse conversationnelle », des psychologues des communications avec l’utilisation de la théorie systémique, des éthologues humanistes avec l’introduction des études sur « les communications non verbales », des spécialistes du développement avec les travaux sur les « interactions précoces », sans oublier la psychanalyse, qui, de sa perspective herméneutique initiale, est aujourd’hui devenue très attentive aux phénomènes de transfert et de contre-transfert.
Le mouvement interactionniste n’est donc pas une école monolithique, bien que sur le terrain et dans les congrès scientifiques il soit parfois difficile d’étiqueter les spécialistes, certains d’ailleurs se réclamant aussi bien de plusieurs écoles…
Cette épistémologie naturaliste convient particulièrement aux pratiques cliniques, éducatives et sociales et la preuve en est que les psychologues sont amenés de plus en plus à coopérer avec des sociologues et des linguistes5.
Ainsi la psychologie contemporaine se trouve à un carrefour entre sciences de l’intra (incarnées par le neurocognitivisme) et sciences de l’inter (incarnées par l’interactionnisme)6.
Cette situation ne devrait pas nous étonner car depuis longtemps on déclare que la Psychologie est à l’interface des sciences naturelles et des sciences sociales, mais pour les adeptes d’une pensée unique la tentation est grande de choisir un des deux camps, choix qui débouche insidieusement sur un choix de société, et qui met en jeu des options idéologiques.
Pour les adeptes d’une pensée plus coopérante et plus tolérante, il semblerait logique de donner enfin à la Psychologie sociale, discipline charnière, la place importante sinon prépondérante que les besoins du public et les nécessités de la recherche semblent aujourd’hui appeler.
Au seuil de l’an 2000, Psyché revenue de l’exil auquel l’avait contrainte les behavioristes est donc de retour, mais ses prétendants sont nombreux, son destin incertain, et on peut redouter qu’elle ne devienne un cas de « personnalité multiple » rebaptisée selon les lieux : Cognition, Esprit, Conscience, Cérébro-mental, Computeur neuronique… La liste n’est peut-être pas close et on est loin d’être assuré que les « révolutions » en cours débouchent sur cette « Unité de la Psychologie » annoncée avec optimisme par l’un des créateurs de la Psychologie universitaire, Daniel Lagache, il y a maintenant un peu plus d’un demi-siècle…