Survivances

De la destructivité à la créativité

DOI : 10.35562/canalpsy.1249

p. 10

Editor's notes

Propos recueillis par Monique Charles.

Author's notes

Comment penser, sur le plan individuel comme sur le plan collectif, la contenance de la destructivité ? Nous avons interrogé Joyce Aïn à l’occasion de la parution de Survivances (Érès, 1999).

Text

Canal Psy : Comment est né cet ouvrage ?

J. Aïn : Nous avons souhaité mettre en présence des représentants de diverses disciplines, préhistoriens, médecins, psychiatres, pédiatres, ethnologues, éthologues, sexologues, et psychanalystes autour du thème difficile de la survie psychique sous l’angle ouvert des survivances que sont les souvenirs, les traditions, les vestiges, symboles et œuvres d’art qui témoignent de l’élan vital humain. Car nous ne savons quels seront dans le monde, demain, les valeurs, les espaces, les échanges, les solutions, les nouveaux choix de société. Le malaise ouvrira-t-il la voie à de nouveaux créateurs, à des interprètes susceptibles d’indiquer de nouveaux chemins, de donner du sens à l’aléatoire et au malheur ? Ce sont les questions qui ont axé notre réflexion nous amenant à élaborer entre autres réponses, la nécessité de trouver quelqu’un à qui adresser le récit de ses souffrances pour tisser un lien de parole et permettre un remaniement de l’émotion. Car la vie, loin d’être un long fleuve tranquille, est affaire de survie permanente dans les deux sens du mot, de combat contre la mort et des restes actuels du passé.

Canal Psy : Quels sont les apports fondamentaux de ce travail, tant en ce qui concerne la compréhension de la création que du malaise dans la civilisation ? Le créateur peut-il donner direction à l’aléatoire et sens à l’arbitraire et au malheur ?

J. Aïn : Cet ouvrage souhaite montrer que si le propre de l’être humain est de se souvenir et d’élaborer le passé, il est aussi d’anticiper en puisant dans ses richesses intérieures. Or nous sommes aujourd’hui confrontés à cette contradiction terrifiante que notre civilisation occidentale, mondialisée, donne précisément corps à la mégalomanie infantile individuelle. Cependant, en l’homme tout est ouvert, rien n’est écrit d’avance. Autrement dit, l’avenir menaçant n’est en rien une fatalité si, puisant dans nos forces intérieures endeuillées, nous pouvons retrouver la vie psychique, préserver l’objet interne dans l’élan vital de la création et collectivement résister à ceux qui ne servent plus le bien commun de l’humanité et les potentialités issues de la vie. Boris Cyrulnik fait souvent référence aux enfants de Bogota, en Colombie, qu’il connaît bien et « qui sont animés d’une étonnante gaieté alors que leur espérance de vie est nulle, réduite peut-être à la seule journée car un grand nombre de ces enfants meurent d’accidents qui ne sont pas fortuits : leurs conduites sont telles que l’accident devient probable, prédictible ; pourtant leur gaieté reste constante, elle aussi sur le fil du rasoir… »

Canal Psy : Comment situez-vous votre ouvrage dans le champ des recherches en ce domaine ? Quelles sont ses filiations mais aussi sa portée polémique et critique ?

J. Aïn : Le fil rouge de cet ouvrage est donc la survie psychique en ce qu’elle est la lutte essentielle de l’humain dans son besoin de donner sens à la vie. Comment passe-t-on de la survie à la vie ? Pour Aristote, l’être humain est par nature un animal politique contraint de vivre avec les autres dans la polis (cité) où se décide collectivement par la discussion ce qu’est le « bien ». Freud unit Eros et Thanatos pour montrer comment le travail de deuil est une des conditions de la vie. Pour Ricœur, enfin, l’identité narrative, à partir d’un mixte réalité fiction, consiste en une réorganisation signifiante et fluide des évènements et traumatismes. Mais le sens n’est rien si l’on n’en prend pas conscience et si l’on n’essaie pas de penser la force qui le porte. Le sens n’est rien, lorsque la vie est en question. L’importance et l’introduction de la mise en sens sont longuement évoquées. Joyce McDougall démontre notamment, que la question de la suggestion n’en finit pas de hanter le psychanalyste de plus en plus confronté à des cas où il lui est impossible de penser le modèle et où il devra pourtant trouver des formes de travail qu’il est d’usage d’appeler « médiations ». Les médiations auraient pour fonction d’aider à composer ce que Winnicott a nommé « l’aire transitionnelle », espace virtuel indispensable pour articuler expérience émotionnelle et processus de symbolisation. Ainsi Boris Cyrulnik nous dit combien sont importants les modes d’expression variés, le théâtre notamment où l’interprétation (au sens que lui donne Joyce McDougall) permet de donner à l’espace une dimension qui transporte l’émotion. En somme, selon Paul Israël, c’est quand l’organisation pulsionnelle est « effractée » qu’il est important de trouver ces terrains grâce auxquels on va essayer de faire redécouvrir la vie psychique plutôt que la survie.

Canal Psy : Dans quelle mesure vos analyses pourraient éclairer d’autres domaines où se confrontent destructivité et créativité ?

J. Aïn : De plus en plus, les médias répercutent un questionnement général concernant le sens de la vie : depuis le problème de l’euthanasie jusqu’au film « La vita é bella » en passant par l’eugénisme « à la Milosevic ». Quelle orientation prend notre société, entre horizons créateurs et mouvements de repli, voire régressifs ? Peut-être abordons-nous une ère de plus grande liberté de pensée pour nous dégager de dogmatismes résiduels. Les théorisations devenant moins terroristes, nous, psychanalystes, avons à trouver les terrains grâce auxquels la vie l’emportera sur la survie, pour que le passé passe réellement et que l’activité prenne le pas sur la passivation. Nous avons à trouver notre place dans un contexte où le sens n’est pas inscrit en filigrane mais est fondamentalement celui de la vie psychique au plus près de la conservation de la vie réelle.

References

Bibliographical reference

Joyce Aïn and Monique Charles, « Survivances », Canal Psy, 41 | 1999, 10.

Electronic reference

Joyce Aïn and Monique Charles, « Survivances », Canal Psy [Online], 41 | 1999, Online since 02 septembre 2021, connection on 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1249

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Joyce Aïn

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