Canal Psy : Comment est né cet ouvrage, à partir de quelles préoccupations et aussi de quels projets et objectifs ?
J. Ménéchal : Le projet de cet ouvrage est né de la conjonction de trois types de réflexions, de trois courants que nous avons tenté de faire se rejoindre. Le premier est plutôt de nature historique, et concerne précisément l’histoire récente de la psychiatrie en France depuis la guerre. Celle-ci a été extrêmement novatrice. Elle a été marquée également d’emblée par un projet politique, entendu au sens large. Ce courant a rencontré l’antipsychiatrie dans les années 60. Qu’en est-il résulté ? C’est la question que se pose un certain nombre de praticiens qui ont été les acteurs de cette époque. Le second axe rassemble des préoccupations de nature plus épistémologiques – qui rejoignent d’ailleurs le premier axe – et qui concernent le statut de la folie dans la société contemporaine. On peut dire que Michel Foucault a ouvert la voie de ce côté-là dans les années 60, mais que le mensonge est peu requis aujourd’hui, pour des raisons qu’il nous semblait important d’explorer. Je crois pour ma part que la place prise par l’opinion publique et les media transforme assez radicalement la relation à la folie, dans une dimension que nous avons du mal à comprendre encore. Le troisième axe repose sur mes recherches plus personnelles qui tentent depuis une dizaine d’années d’articuler la politique et la psychanalyse. Je pense que la psychanalyse telle que l’a pensée S. Freud autour du modèle du transfert est une « forme démocratique avancée » du lien social. C’est un modèle de relation à l’autre qui implique nécessairement la prise du risque de l'étranger.
Canal Psy : Autour de quelles questions (thèmes, rubriques) avez-vous organisé les différentes contributions ?
J. Ménéchal : Cet ouvrage collectif développe quelques figures complémentaires du risque de l'étranger dans le champ clinique, dans la littérature et dans l’histoire des idées. Il laisse également une place importante au témoignage et à la lecture critique de celui-ci.
Canal Psy : En ce qui vous concerne, qu’avez-vous voulu faire apparaître concernant l’articulation soins psychiques et politique ?
J. Ménéchal : La permanence et la complexité de ces liens, et la nécessité de dégager dans un champ comme dans l’autre une pensée et une pratique anti-totalitaire. Avec sa contre-partie qui suppose précisément de prendre un risque, en écoutant l’étranger, porteur de la différence. Ceci vaut pour la politique mais aussi et surtout pour la théorie, et bien sûr pour la psychanalyse.
Canal Psy : Comment situez-vous votre ouvrage dans le champ des recherches en ce domaine ? Quelles sont ses filiations mais aussi sa portée polémique et critique et ses enjeux ?
J. Ménéchal : Comme je l’ai mentionné dans l’avant-propos, nous restons tous très fidèles à la pensée de René Kaës à laquelle s’associe celle de Pierre Fédida. De notre point de vue, il me semble que nos référents sont classiquement ceux de l’histoire et de la littérature dans une démarche qui demeure strictement freudienne. En fait cette articulation entre soins psychiques et politique a été soit mise en acte directement dans le clinique (la psychiatrie française d’après-guerre), soit abordé sur le plan théorique sous un angle plus descriptif des données inconscientes du mouvement social. Sans remettre en cause ces deux types d'approches, nous avons souhaité les compléter par une réflexion plus intégrée sur la question du risque. Ce terme est nécessairement transdisciplinaire, d’où la variété des approches qui figurent dans ce recueil.
Canal Psy : Comment voyez-vous l’évolution future de vos recherches ? De nouvelles pistes se sont-elles dégagées ?
J. Ménéchal : À la suite de ce travail, nous sommes un certain nombre à nous être engagés dans des recherches sur des pathologies du lien. Qu’il s’agisse du lien avec l’étranger « absolu » que constitue le déficient mental ou bien des pathologies « ordinaires » du lien qui témoignent de la difficulté du sujet à prendre le risque de l’autre. En particulier, nous travaillons dans un programme de recherche conjoint à l’Université Lyon 2 et à l’hôpital St Jean-de-Dieu dont l’objet est l’hyperactivité infantile et dans lequel, pour dire les choses rapidement, nous considérons que l’enfant hyperactif ne réussit pas à « être seul en présence des autres ». C’est là une voie de recherche qui nous paraît prometteuse parce qu’outre le référentiel winicottien (l’apprentissage de la solitude en présence de l’autre) elle ouvre sur les prédéterminations des pathologies du narcissisme chez l’enfant, et en particulier sur la perversion. On peut penser fondamentalement que le pervers est un sujet qui n’admet pas le risque de l’étranger et que cette défaillance se construit dans les difficultés que rencontre l’enfant à supporter sa solitude dans un monde habité par les autres.
Canal Psy : Ce travail a-t-il modifié, réorganisé vos perceptions préalables du « risque de l’étranger » et de la façon dont il opère sur de très nombreux sites ?
J. Ménéchal : Évidemment. Comment penser le risque de l’étranger en réfléchissant tout seul ? Je crois que nous avons beaucoup travaillé ensemble, avec les différents auteurs, et avec des surprises très riches sur les modes d’approche de chacun. L’apport de Yves Buin dans sa lecture de L’étranger de Camus en est le meilleur exemple, qui montre de façon non métaphorique comment la question psychique du risque de l’étranger est mise en valeur dans la littérature.