Violence d’État, impunité et travail de la mémoire

DOI : 10.35562/canalpsy.1247

p. 8-9

Texte

Nous ne pouvons pas considérer de travail de la mémoire seulement sous l’angle du processus individuel, a fortiori dans les situations de catastrophe et de violence d’État. La mémoire collective est étroitement dépendante d’une expérience vécue intégrée à l’histoire d’un groupe, elle se définit pour une part, par rapport à elle. Ceux qui n’ont pas partagé cette histoire ne peuvent pas communiquer avec cette mémoire.

Une partie des représentations collectives et des mythes forment en effet un ensemble d’énoncés sur les origines, elles fournissent des signifiants et du sens communs, elles sont la mémoire et comme les cicatrices des sociétés. Ces formations de la mémoire et de l’oubli résultent elles aussi d’un travail psychique et d’un travail social de transformation.

Comment mettre en perspective la mémoire collective par rapport à la mémoire psychique individuelle ? Comment les groupes transforment-ils le passé commun en souvenirs individuels, et le passé singulier en souvenirs sociaux ? Les différentes formes de la mémoire collective accomplissent des fonctions psychiques diverses :

  • Elles fournissent des récits d’expériences vécues mais jamais signifiées ou non identifiées ; par-là elles participent au travail de la construction. Elles sont donc des adjuvants pour la construction de la mémoire, dans la mesure où le Moi est capable de les intégrer.
  • Elles fournissent aussi des souvenirs d’expériences que le sujet n’a pas faites, mais auxquelles il s’identifie, pour des raisons internes, ou pour se conformer à la pression du groupe. Dans ce cas, nous pouvons avoir affaire à des enclaves persécutoires, dont les effets sont proches de ceux de l’aliénation et peuvent être utilisés pour soutenir des identifications aliénantes, ou des mécanismes proches de la dénégation.

Ainsi donc une partie de la mémoire ne fonctionne qu’en groupe, dans le collectif, dans les institutions. Le groupe intervient et pour conserver la mémoire individuelle, pour la stimuler mais aussi pour soutenir le refoulement et l’effacement, pour proposer des éléments de construction : c’est la fonction des récits mythiques, des légendes et des contes, c’est la fonction de l’historien. Ils travaillent contre la haine du souvenir.

C’est aussi le travail de l’écrivain, comme le dit si fortement Janine Altounian1. Méditant sur l’écriture de l’héritage et la traduction des restes chez quelques survivants de catastrophes collectives, J. Altounian donne plusieurs raisons à la nécessité de cet acte d’écriture : « donner des papiers à leurs ascendants sans résidence, afin que l’acte de leur écrit fasse acte de naissance et réponde d’eux ». D’eux et de leur descendance. Écrire et reconstruire une origine, pour redonner vie à la trace, pour inclure dans le texte l’expérience de leur exclusion, pour inscrire dans le langage la parole en détresse. C’est là l’urgence absolue de la survivance : traduire les restes, l’histoire, la culture, pour écrire l’héritage.

J. Altounian nous fait comprendre ce qui rend l’héritage des survivants si violent. Le survivant est l’héritier d’une histoire illicite, car le traumatisme est mis en œuvre et vécu dans le secret, dans le mensonge et l’effacement des traces (la disparition), des « disparus » sans sépulture. Janine Altounian nous apprend ici quelque chose qui n’avait pas été dit avant elle : ce sont cette clandestinité et cette illégitimité qui sont responsables de l’irreprésentabilité des objets internes des survivants : hors lieu, hors temps, hors liaison dans la psyché de l’autre, de plus d’un autre. C’est cela qui est transmis sans transformation, c’est cette non-transformation qui rend impossible l’assomption de l’héritage et de l’histoire.

La catastrophe, le cataclysme précipite le « radical » de l’existence humaine : dans la catastrophe disparaissent les conditions mêmes qui ont présidé à la constitution du sujet : ces conditions sont celles de l’espace habitable, de l’enracinement, ce sont celles du lien et des contrats qu’elle implique pour rendre possible et la continuité du lien et la continuité du sujet, ce sont celles de la langue, ce sont celles des interdits fondamentaux et des lois qui constituent, avec les mythes, les monuments psychiques de la culture et de la civilisation.

Le propre de l’effraction traumatique provoquée par la violence d’État est la mise en échec des formations intermédiaires, articulaires : des alliances, des nouages, des pactes et des contrats qui assurent le procès de socialisation, l’accès à l’ordre symbolique à travers le Kulturarbeit, le travail de culture et de civilisation.

Les sociétés qui sortent d’une catastrophe fabriquée par la violence d’État travaillent d’abord au refoulement de leur histoire : les évènements meurtriers ne peuvent être remémorés et resitués dans une continuité de représentation qui a été rompue. La mort, à l’échelle d’un génocide, ne peut se traiter comme un deuil individuel. Elle concerne, précisément, « l’espèce humaine » et les rapports généalogiques. Quelque chose comme la matrice d’une société a été attaqué2.

 

 

C’est pourquoi la levée des résistances à se souvenir est très longue : il aura fallu deux générations pour que soit pensée plus amplement la terreur et l’horreur nazies. C’est le temps où la tension entre la remémoration de la douleur des survivants et le déni collectif de sa cause se mobilise dans les derniers grands procès : ainsi, en France, le développement des thèses révisionnistes niant l’existence des chambres à gaz au moment où s’engageait le procès de Klaus Barbie et se relançait le débat sur la division des Français face à l’Allemagne nazie.

Le déni collectif est aussi une mesure de défense mutilante contre la mémoire collective. C’est pourquoi les sociétés doivent refuser de tels dénis : ils mutilent ceux qui ont subi la catastrophe et la violence d’État : l’impunité est une mise en échec du procès de justice et du travail d’historisation et donc du procès de rétablissement du sens.

Double désastre de l’impunité, qui alors vaut déni de justice. En effet l’impunité du crime questionne fondamentalement ce qui soutient dans la vie sociale et dans la vie psychique la nécessité du Droit, la nécessité de dire la Loi.

Dire la Loi, c’est d’abord reconnaître la conflictualité et les contradictions qui divisent les hommes et qui opposent les groupes dans lesquels ils font prévaloir leurs intérêts communs et divergents. C’est préciser les enjeux de ces conflits et de la violence qui prétend les traiter, c’est en définir les modalités de résolution. Dans toute la mesure où le Droit est acte de parole, il s’oppose à la violence du corps à corps, il atteste du contrat social, qui n’est pas autre chose que la tentative de résoudre par la langue et par la parole entre-dite ce qui autrement serait livré à la violence du corps à corps. Ce détour nécessaire par la langue et par la parole fonde la communauté de Droit et la possibilité même de la culture.

Une des fonctions majeures du procès est de lever les résistances à se souvenir et à parler. « Traduire en justice », c’est aussi rétablir de nouveaux matériaux de la mémoire alors disponibles pour le travail de l’historisation. Le procès n’est pas le moment de la vengeance, il perpétuerait la violence qu’il met en question. Il est le temps de la mise en représentation collective de la catastrophe. Il accomplit la fonction de savoir sur l’histoire que le traumatisme massif a abolie. C’est pourquoi l’impunité du crime contribue à former les conditions de sa répétition. Il est une menace contre la mémoire.

La nécessité de punir ne se soutient que de cette exigence de maintenir l’œuvre de culture et de civilisation, pour garantir les conditions métapsychiques de la vie psychique : la punition barre l’accès à la vengeance, foyer de la répétition du crime, activateur des processus de dissociation sociale. Au contraire, l’impunité cherche sa résolution dans la répétition et la rétorsion, ou l’autorétorsion, c’est-à-dire dans la destruction sans fin.

Comme éviction du Droit, l’impunité attaque l’ordre symbolique, elle menace et attaque ce qui fonde la communauté. Ce que détruit l’impunité instituée du crime, c’est non seulement la distinction fondatrice du légal et de l’illégal, mais aussi celle, éthique, du moral et de l’immoral, mais d’abord celle, psychique, de l’interdit et du désir. Le désir ne peut pas se structurer sans interdit et sans la sanction de sa transgression. Lorsque ces distinctions s’abolissent, le sens ne peut plus se constituer ni se transmettre.

La violence de l’impunité est abyssale, elle soumet trois fois chacun à l’arbitraire de l’autre et à son emprise : en soumettant la victime à la violence naturelle du corps à corps ; en exigeant d’elle qu’elle s’aliène à la loi du plus fort ; en s’offrant comme victime émissaire du crime impuni. L’impunité suscite en effet les boucs émissaires : ils sont recherchés et désignés pour venir à la place de la connaissance de la faute et du repentir.

L’impact de cette défaillance du procès de symbolisation dans les situations traumatiques graves est profond. L’impunité renforce la peur de la réapparition de la situation traumatique. Le traumatisme subi dans les catastrophes sociales détruit la confiance, et suprême désastre, rend ses victimes étrangères à une histoire qu’ils ne peuvent pas s’approprier. Le travail fondamental à effectuer est de substituer au silence de l’expérience irreprésentable et à la répétition qui rétablit sans cesse la charge de l’événement traumatique, la remémoration et le consentement au silence : car le drame catastrophique reste en défaut d’énoncé. Seule alors la mémoire externe, le mémorial collectif, l’histoire sans cesse en quête de son sens peut, au-delà de la répétition et du silence de la mort, protéger contre la résurgence de l’horreur et ouvrir quelques appuis pour dire, avec des mots d’emprunts, quelque chose de sa vérité.

Il apparaît ainsi une fonction majeure du procès de justice : celle de réinstituer la référence à un tiers. La condition de toute résolution juste est qu’aucun des sujets concernés par le crime ne continue à ne se référer qu’à lui-même pour faire justice. Dans cette mesure, la punition n’accuse pas tant le passé qu’elle libère l’avenir.

Notes

1 J. Altounian, 1999, La survivance (à paraître chez Dunod). Parmi les travaux récents, lire aussi F. Maqueda, 1998, Carnets d’un Psy dans l’humanitaire, Toulouse, Erès ; R. Waintrater, 1998, « Ouvrir les images. Les dangers du témoignage », in J. Ménéchal et al., Le risque de l’étranger. Soin psychique et politique, Paris, Dunod.

2 Sur ce point, cf. R. Kaës, 1989, « Ruptures catastrophiques et travail de la mémoire. Notes pour une recherche » in J. Puget, R. Kaës et al., Violence d’état et psychanalyse, Paris, Dunod, pp. 169-204.

Illustrations

Citer cet article

Référence papier

René Kaës, « Violence d’État, impunité et travail de la mémoire », Canal Psy, 41 | 1999, 8-9.

Référence électronique

René Kaës, « Violence d’État, impunité et travail de la mémoire », Canal Psy [En ligne], 41 | 1999, mis en ligne le 26 mai 2021, consulté le 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1247

Auteur

René Kaës

Professeur émérite, Université Lumière Lyon 2

Autres ressources du même auteur

  • IDREF
  • ISNI
  • BNF

Articles du même auteur

Droits d'auteur

CC BY 4.0