Répétitions transgénérationnelles des défaillances parentales

Quelques réflexions

DOI : 10.35562/canalpsy.1265

p. 9-10

Text

Le travail clinique, lorsqu’il a pour objet les relations parents/enfants, confronte régulièrement à l’expérience de la répétition des défaillances parentales. Il est classique de constater qu’un parent maltraitant a été un enfant maltraité, qu’un parent qui voit ses enfants placés a été lui-même un enfant placé, qu’un parent qui échoue dans son expérience de la parentalité a été un enfant qui a souffert d’avoir des parents en échec dans leur fonction parentale. Le travail clinique conduit à rencontrer ces situations où l’échec se répète, même si la répétition, par ailleurs, n’est pas inéluctable. Comment comprendre cette répétition ? Quels modèles peut-on construire pour rendre compte de ces processus de répétition transgénérationnelle de telles dysparentalités ?

Concernant tout d’abord la répétition, on peut construire différents modèles, ou différentes déclinaisons d’un même modèle à partir des conceptions de Freud ou de certains de ses énoncés.

Un premier énoncé consiste à dire que la répétition évite le souvenir. La répétition se produit à la place du souvenir, elle consiste à traduire en actes ce dont le sujet n’a aucun souvenir, ou ce dont il résiste à se souvenir. C’est ce qui caractérise le transfert. Mais si la répétition évite le souvenir, on peut dire qu’elle est aussi une modalité de souvenir. La répétition, tel un compromis névrotique, commémore ce qu’elle cherche à oublier.

Une deuxième proposition consiste à dire que la répétition traduit une fixation à une expérience traumatique. Le traumatisme précoce a deux effets : soit l’évitement de telle sorte qu’aucun élément de la situation traumatique ne puisse être remémoré ni répété, soit la contrainte à répéter l’expérience traumatique, à la rendre réelle, à la faire revivre. On peut dire que la répétition est au service d’une recherche de maîtrise de l’expérience traumatique.

Si la répétition a comme objet la maîtrise d’une expérience traumatique, elle traduit par là même une tentative d’appropriation. Le traumatisme a fait effraction, a débordé les capacités d’appropriation du sujet, et par la répétition le sujet témoignera à la fois de l’échec de ses capacités d’appropriation, de subjectivation, et de sa tentative d’appropriation, laquelle conduit davantage à une maîtrise qu’à une appropriation. On peut dire que la répétition témoigne à la fois d’une tentative d’appropriation ou de symbolisation et d’un échec de la symbolisation.

La maîtrise d’une situation traumatique peut s’obtenir par un processus de retournement, le sujet devenant actif là où il a subi passivement. La répétition use ici du modèle développé par certains de l’identification à l’agresseur : le sujet se soustrait au traumatisme en l’infligeant à d’autres, et il se venge par là même de son objet traumatisant.

Enfin, autre modèle, la répétition peut satisfaire un sentiment inconscient de culpabilité. La culpabilité précoce d’avoir menacé un objet d’amour ou d’avoir détruit un objet perdu est apaisée par la répétition de l’échec à développer la créativité dont l’objet lui-même a manqué.

À partir de ces modèles, ou de ces différentes propositions, comment peut-on comprendre ou se représenter les enjeux des répétitions transgénérationnelles des faillites de la parentalité ? Je ferai quatre séries de propositions.

  1. On peut d’abord dire que la répétition sert une exigence identificatoire : lorsqu’un sujet a connu un parent défaillant et qu’il répète la relation défaillante, il s’identifie au parent défaillant. Le sujet reproduit le seul mode de relation qu’il connaisse. « On ne peut pas donner ce qu’on n’a pas reçu », comme dit S. Resnik.
    L’enfant qui a souffert d’une relation traumatique à ses parents cherchera par ailleurs, par la répétition, à se soustraire au traumatisme. La répétition témoigne d’une fixation au traumatisme qu’elle commémore, et d’une tentative d’échapper au traumatisme par l’identification à l’agresseur. Le sujet tentera de contrôler le traumatisme en étant actif là où il a subi passivement. La répétition le conduira, paradoxalement, par le fait de faire vivre à d’autres (ses enfants) ce qu’il a lui-même vécu, à se venger de son objet insatisfaisant, traumatisant, maltraitant.
    En outre, l’enfant qui a manqué d’amour a développé l’idée, la conviction selon laquelle s’il n’est pas aimé c’est qu’il n’est pas aimable. D’enfant non aimable il devient un parent non aimable et non aimant. Il reste dans cette expérience interne de ne rien pouvoir réussir, car il n’a pas réussi à gagner ce qui pourtant lui était dû : l’amour de ses parents. Comment être un bon parent quand on a l’expérience de n’avoir été pour ses parents qu’un mauvais enfant ?
  2. Si la répétition répond au traumatisme qu’elle fixe, tout en cherchant une maîtrise et une vengeance, et en satisfaisant une exigence identificatoire, on peut dire aussi que la répétition est l’effet d’une tentative de réparation, réparation qui échoue. Un parent qui a connu enfant une maltraitance, qui a manqué d’amour, de tendresse, de compréhension, de reconnaissance, attendra de son enfant ce qu’il n’a pas eu de ses parents. Le parent attendra de l’enfant qu’il répare sa propre expérience infantile de détresse.
    Tout parent a toujours une telle attente devant son enfant. Mais lorsque la demande est démesurée, lorsque le parent ne supporte pas la grande dépendance du bébé parce qu’il attend de son bébé qu’il le gratifie en permanence, qu’il lui témoigne de la tendresse, qu’il le rassure et le console, cette attente sera forcément déçue. Lorsque le désir de réparation est si fort qu’il se substitue à l’écoute de l’enfant réel, il entraîne inévitablement pour le parent un cortège de déceptions et de frustrations. Le bébé, même s’il était très désiré, investi, attendu, mythiquement attendu, deviendra un objet persécuteur, de par la déception qu’il produit et le dépit qu’il éveille.
    Par ailleurs, lorsque le parent a l’expérience intime d’avoir été non aimé, abandonné, et qu’il est dans une telle attente par rapport à son enfant, lorsqu’il attend que l’enfant soit une mère pour lui, il vivra l’individuation et l’autonomisation de l’enfant comme une nouvelle expérience d’abandon. L’enfant sera alors d’autant plus désinvesti qu’il devient autonome. Le processus d’individuation et d’autonomisation sera vécu comme une réactivation du vécu d’abandon. Le parent développera de l’hostilité par rapport à l’enfant, et ainsi se répétera l’échec.
    Si l’enfant mythique, imaginaire, était attendu, désiré, l’enfant réel lui sera maltraité, non aimé, placé... L’image ou le symbole de l’enfant est investi, ce qui conduit par exemple le parent à énoncer un amour sans faille pour l’enfant, amour authentique et sincère. Mais cet amour s’adresse à un enfant imaginaire. L’enfant réel, lui, parce qu’il est décevant, persécuteur au regard des besoins narcissiques du parent, est abandonné.
  3. On peut dire aussi que lorsque le parent a connu une relation infantile à ses premiers objets défaillante, et lorsque se présente à lui une exigence impérieuse de réparer ce manque, de faire en sorte que son enfant n’éprouve et ne manifeste aucun manque, afin d’éviter tout souvenir de sa propre expérience traumatique, le parent développera un idéal écrasant face auquel il ne pourra qu’être en échec. En effet, l’enfant ne peut jamais ne jamais manquer. Si l’enfant ne manquait jamais, il ne pourrait pas se développer. C’est parce qu’il manque qu’il peut penser, qu’il peut parler, qu’il peut grandir. Or, la moindre manifestation de manque chez l’enfant sera vécue par le parent comme une persécution, comme une profonde disqualification de ses compétences parentales. Il en sera violemment culpabilisé. La moindre demande de l’enfant, la moindre insatisfaction de l’enfant, le moindre signe de souffrance provoquera un profond désespoir chez le parent, car il sera renvoyé à sa propre détresse infantile. Pour éloigner et faire taire ce sentiment persécuteur, le parent développera une hostilité à l’égard de l’enfant, car il lui en voudra de le mettre en échec, de le mettre en situation de ne pas pouvoir satisfaire son projet idéal. Plus le parent a besoin que l’enfant ne manque pas, ne souffre pas, et plus le moindre manque exprimé par l’enfant est persécuteur et source de souffrance.
    L’enfant, d’ailleurs, repérera ce qui est en souffrance chez le parent, et il pourra exercer sur lui une emprise sadique, en développant un symptôme ou un comportement visant à provoquer et à disqualifier les capacités parentales, à exciter le sentiment d’échec. Le plaisir sadique de faire souffrir son parent là où la souffrance lui est le plus insupportable, parce qu’elle n’est pas élaborée, parce qu’il y est aliéné, ce plaisir sadique représente un important bénéfice secondaire pour l’enfant, qui va entretenir et fixer le symptôme par lequel se noue le lien singulier qui l’unit à son parent. Le symptôme persistera tant que le parent n’aura pas élaboré pour lui-même la douleur de son expérience infantile, expérience qu’il remet en jeu, qu’il réactualise dans l’histoire du lien avec ce nouveau venu qu’est son enfant, nouveau venu qui se voit porteur d’une charge et d’une mission qui le dépassent.
    Donc, lorsqu’un parent reproduit un lien traumatique, une relation d’échec avec son enfant, ce n’est pas tant parce qu’il a été traumatisé que parce qu’il a une attente déplacée vis-à-vis de son enfant, de qui il attend trop qu’il répare le traumatisme que lui-même a subi, traumatisme réactivé à chaque inévitable déception dont l’enfant est à l’origine. L’enfant est alors l’objet d’une désillusion trop brutale. L’illusion que tout enfant est chargé de maintenir, dans sa mission d’avoir à héberger le narcissisme parental, à réparer les blessures narcissiques de l’histoire infantile du parent, est ici brutalement démentie. L’enfant ne fait pas l’objet d’un désillusionnement progressif dans lequel se construit la parentalité, par la rencontre progressive avec l’altérité du bébé, mais il devient brutalement un enfant persécuteur.
  4. On peut dire, enfin, que lorsqu’un parent a connu une relation de maltraitance avec ses propres parents, et lorsqu’il affirme ne pas vouloir reproduire un tel lien, il témoigne du poids de la haine qu’il a développée à l’égard de ses propres parents, haine qui peut être plus ou moins intégrée, plus ou moins travaillée par l’ambivalence. Une telle haine produit nécessairement de la culpabilité, elle aussi plus ou moins intégrée.
    La répétition de l’échec répond ainsi à ce sentiment de culpabilité qu’elle apaise : « Je n’ai pas fait mieux que mes parents, je ne peux pas mieux faire ». Le sujet se dédouane par cet échec de la dette à l’égard de ses premiers objets d’investissement et d’attachement.
    La répétition peut aussi répondre à un sentiment de culpabilité plus primaire (cf. R. Roussillon), responsable d’une conviction profonde chez le sujet d’être foncièrement mauvais, de ne pouvoir créer que du mauvais, car ses expériences primitives de rencontre avec l’extériorité, avec le monde, se sont produites et répétées dans un contexte tel qu’il n’a pu que forger la conviction que rien d’autre ne peut être créé qu’un environnement hostile, abandonné ou abandonnant, détruit ou destructeur.
    La culpabilité inconsciente, à ces différents niveaux, contraint à la répétition.

Voilà esquissés quelques modèles, quelques hypothèses, pour se représenter ces énigmatiques répétitions des défaillances parentales.

References

Bibliographical reference

Albert Ciccone, « Répétitions transgénérationnelles des défaillances parentales », Canal Psy, 40 | 1999, 9-10.

Electronic reference

Albert Ciccone, « Répétitions transgénérationnelles des défaillances parentales », Canal Psy [Online], 40 | 1999, Online since 26 mai 2021, connection on 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1265

Author

Albert Ciccone

Maître de conférences à l’Université Lumière Lyon 2

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