Anaïs Pourtau, Marie-Cécile Marty, Adolescents de l’illimité

p. 42-43

Référence(s) :

Anaïs Pourtau, Marie-Cécile Marty, Adolescents de l’illimité, préface de Jacqueline Dhéret, Éditions Chronique Sociale, Lyon, mars 2015, 160 pages.

Texte

C’est à un périple aux confins de l’illimité que nous convient Anaïs Pourtau et Marie-Cécile Marty, respectivement éducatrice spécialisée et psychologue-psychanalyste, dans leur livre Adolescents de l’illimité, un essai à deux voix paru chez Chronique Sociale.

Ces deux Lyonnaises exercent au sein d’un foyer qui pratique à la fois l’accueil d’urgence et l’accompagnement d’adolescents réputés difficiles. Des jeunes en crise marqués par la répétition des passages à l’acte, la déliaison et l’errance.

Le décor est planté : une institution avec ses couloirs, ses bureaux, ses murs, ses portes… Et ses inévitables histoires de clés ! Chaque adolescent a sa chambre, son lit, son espace. Certains en font un usage inattendu, peinent à y loger leur être. Quelques studios en ville accueillent les jeunes majeurs en voie d’autonomisation ou ceux, parmi les ados, qui ne peuvent tolérer la trop grande proximité de l’autre. Dans et hors les murs, on devine une équipe, des hommes et des femmes affairés à recevoir, écouter, nourrir, habiller, border, éduquer et supporter les adolescents qui sont placés là par décision de justice pour être accompagnés et protégés. Parfois, c’est leur famille ou ce qui en tient lieu qui constitue la principale menace, mais, le plus souvent, il s’agit de les protéger d’eux-mêmes et de l’illimité de la jouissance qui les agite et les pousse à la rue, lieu de satisfactions immédiates autant que mortifères. Portes et fenêtres peinent à retenir les corps insaisissables, ça rentre, ça sort, ça crie, ça fuit, ça déborde…

Plutôt que de proférer des généralités sur l’adolescence et ses affres, Marie-Cécile Marty préfère suivre les trajectoires de quelques jeunes dont elle tente, avec délicatesse, de cerner la logique. Nous lui emboîtons le pas. De leur arrivée dans l’institution à leur départ, nous suivons Éva, Aaron, Manuel, Oscar, et beaucoup d’autres. Manifestement, c’est la pulsion de mort qui mène la danse. Tous ont en commun des histoires traumatiques qui ont modelé, pour eux, un autre inquiétant. Autant dire qu’ils ne se laissent pas apprivoiser sans angoisse. C’est donc avec prudence que l’analyste ou les éducateurs font offre de parole. Pour certains, s’y risquer peut conduire au déchaînement, l’illimité est aussi dans la langue. D’autres, en revanche, trouveront à s’y construire un symptôme qui les ramènera de l’exil, à se bricoler une nomination qui passe par l’autre, à se faire un corps. Et, parce que leur dire trouve une adresse, parfois, tardivement, ils finiront par balbutier une demande.

Peu à peu, on discerne les contours d’une institution pas ordinaire. Quand d’autres crieraient au loup devant l’étrangeté des comportements, ou bien s’offriraient à évaluer, normer, rééduquer, faire taire et raboter les traits saillants, cette institution paraît plutôt soutenir la manière singulière dont chacun tente l’aventure de rester vivant. Tout en proposant un vivre ensemble réglé et civilisateur. Une tolérance bienvenue pour ces sujets multiplacés prompts à rejouer leurs scénarii d’exclusion et de rejet. Mais une clinique à risque en ce qu’elle comporte nécessairement une part d’incalculable quant à l’effet que va produire, sur le sujet, l’acte posé tantôt par l’analyste, tantôt par l’institution.

Missionnée pour accueillir ces jeunes et les accompagner vers l’intégration, l’équipe semble d’abord soucieuse qu’ils ne se désintègrent pas dans leur jouissance sans borne.

Dans une première partie, Marie-Cécile Marty mêle habilement clinique et éléments théoriques en rendant intelligible la façon dont les théories freudiennes puis l’enseignement de Lacan orientent sa pratique auprès des adolescents. À commencer par le temps de voir, si difficile à s’accorder quand tout semble faire urgence et requérir l’immédiateté de la réponse. On ne peut qu’être frappé par l’exquise délicatesse avec laquelle elle aborde chaque cas en se gardant de désigner du nom de troubles ce qui, à l’évidence, agite ses petits patients. Ce faisant, elle rend le lecteur attentif à la manière, toujours singulière, dont chaque jeune sujet traite la question d’avoir un corps : en étayage sur ses objets, ses rituels ou ses itinéraires urbains, dans une distance toujours à régler avec l’espace de l’institution, le corps de l’adulte ou celui de ses compagnons d’infortune. Pour ces adolescents de l’illimité, « le souvenir traumatique est rarement à retrouver : il est là, surprend et envahit le vécu au quotidien, la scène du rapport à l’autre ainsi que du rapport au corps1. » Le corps est l’objet de l’en-trop. Chacun tente de faire avec ça, souvent de façon imprévisible. Les corps sont ici morcelés, absentés, laissés en plan, sans voile. Ou bien, trop réels de n’être pris dans aucun discours, ils paraissent comme tombés dans le monde à l’état de déchet.

 

 

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À chaque jeune sujet qui lui est adressé, l’analyste répond par une présence mesurée. Avant tout, s’apprivoiser.

« Tu t’assoiras d’abord un peu loin de moi, comme ça, dans l’herbe. Je te regarderai du coin de l’œil et tu ne diras rien. Le langage est source de malentendus. Mais, chaque jour, tu pourras t’asseoir un peu plus près2… »

Il s’agit, en effet, de trouver une modalité de rencontre qui tienne compte, pour chaque sujet, de son rapport à l’autre, à l’objet regard, aux usages qu’il fait de la voix et de la parole, etc. Ainsi varieront les dispositifs où ça parle, toujours sur mesure, selon ce que chacun est à même de supporter : une conversation informelle mais pas tout à fait improvisée au détour d’un couloir, une relation duelle dans un bureau, parfois médiatisée par l’utilisation de l’écriture, ou bien des entretiens en présence d’un éducateur, du directeur, etc. Un exercice qui requiert une constante souplesse. Et si certains adolescents, réduits à l’état de corps-déchet, ne peuvent se soutenir de la langue, un dialogue entre deux adultes en leur présence, a le mérite de leur redonner une place dans le discours.

Il s’agit moins d’émettre du sens que de séparer du trop de sens, couper, nouer, voiler. Humaniser le jeune que ses débordements, ses comportements incompréhensibles poussent immanquablement du côté de la stigmatisation et du rejet. En adulte réglé, soumis aux lois, y compris celles du langage, l’analyste se réfère à d’autres adultes, qu’il s’agisse de ses collègues de l’institution, de l’avocat, du psychiatre, des travailleurs sociaux ou du juge.

C’est Anaïs Pourtau qui prend la plume pour la deuxième partie. Éducatrice spécialisée, elle intervient auprès des plus âgés que l’association installe dans des studios. Elle les suit, un par un, dans leur quotidien, veillant au grain : les courses, la cuisine, l’entretien du studio, les rendez-vous, les démarches, le budget, le blouson à acheter, etc. Autant d’occasions d’accompagner au pas à pas ceux qui ne peuvent parfois même pas ressentir la faim, la douleur ou le froid. Inlassable, Anaïs Pourtau transforme ce faire-ensemble en compagnonnage dont la parole ne saurait être exclue. Ce faisant, elle permet à ces jeunes exilés d’eux-mêmes de s’ancrer dans une relation avec un autre fiable et prévisible et de scander l’illimité du temps par l’alternance présence/absence. Elle devient l’autre qu’on peut appeler et qui, toujours, répond. Là où rôde Thanatos, l’éducateur se fait veilleur.

Anaïs Pourtau, tout comme Marie-Cécile Marty, participe aux travaux du CIEN3. Elle a développé une attention particulière aux détails qui semblent, à première vue, dénués d’intérêt. Elle s’attache aux scories, aux petites habitudes sans importance, y repère des traits de jouissance, des façons de faire avec l’insoutenable ou l’émergence d’une subjectivité. Son regard nous enseigne.

Une troisième et dernière partie permet une lecture à deux voix des mêmes situations cliniques. Tour à tour, l’analyste et l’éducatrice prennent la parole pour éclairer de leurs approches différentes le parcours de quelques jeunes qu’elles ont suivi ensemble mais pas toujours simultanément. De l’apprivoisement réciproque au travail de la langue, du faire ensemble au maniement de l’objet, de l’atemporel au rendez-vous honoré… De l’enfant-déchet au Petit Prince, quelquefois. Un exercice qui autorise chacune à y aller de son point de vue jusqu’à dire, parfois, comment, de ces rencontres, on sort un tantinet perplexe.

Si l’écriture faussement naïve de Saint-Exupéry constitue le fil conducteur du livre, ce travail de longue haleine orienté par l’enseignement de Lacan, ne cède pas à la facilité. Au final, c’est un livre étonnant, touchant, pudique mais, surtout, une véritable leçon clinique qui éclairera le praticien bien au-delà de l’exercice singulier dont il est ici question. À lire et à faire lire.

1 Marty Marie-Cécile, Adolescents de l’illimité, Chronique Sociale, Lyon, 2015, p.25.

2 Saint-Exupéry Antoine de, Le petit Prince, Ch. XXI.

3 Centre Interdisciplinaire d’Étude sur l’Enfant.

Notes

1 Marty Marie-Cécile, Adolescents de l’illimité, Chronique Sociale, Lyon, 2015, p.25.

2 Saint-Exupéry Antoine de, Le petit Prince, Ch. XXI.

3 Centre Interdisciplinaire d’Étude sur l’Enfant.

Illustrations

 

 

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Citer cet article

Référence papier

Françoise Guérin, « Anaïs Pourtau, Marie-Cécile Marty, Adolescents de l’illimité », Canal Psy, 113/114 | 2015, 42-43.

Référence électronique

Françoise Guérin, « Anaïs Pourtau, Marie-Cécile Marty, Adolescents de l’illimité », Canal Psy [En ligne], 113/114 | 2015, mis en ligne le 09 avril 2021, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1483

Auteur

Françoise Guérin

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