Écrire
L’écriture, je suis tombée dedans quand j’étais petite, bien avant de savoir lire, au sens où j’avais déjà affaire, à l’âge de la maternelle, à ce processus mystérieux. Des histoires foisonnaient dans ma tête et me suivaient partout. Elles peuplaient joyeusement mes journées d’écolière. Grâce à quoi, je n’ai pas le souvenir de m’être jamais ennuyée.
Dès que j’ai su lire, ma vie a cessé d’être étriquée. Le monde me tendait ses pages, je m’y suis jetée… La nuit, je lisais à la lampe de poche sous les couvertures. Je dévorais tout ce qui me tombait sous les yeux et hantais la bibliothèque de mon école. Et j’écrivais déjà des petites histoires que je ne montrais à personne. On disait de moi : « Toujours en train de rêvasser, qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire d’elle ? »
Entre huit et dix ans, j’ai écrit un premier roman, beaucoup trop autobiographique pour être honnête. À douze ans, je me suis fait offrir ma première machine à écrire mécanique. Je me souviens qu’elle était jaune, avec des jolies touches noires qui restaient souvent coincées… Elle m’a suivie jusqu’à l’acquisition de mon premier ordinateur à disquettes souples, en 1990. Cela semble une autre époque.
Ce qui s’écrit…
Je rencontre souvent des auteurs et nous échangeons parfois sur nos pratiques. Certains ont des idées de roman et construisent une trame précise qu’ils suivent scrupuleusement du début à la fin. Ils vont à l’écriture comme on va à l’usine, avec régularité et constance. Je suis incapable de faire ça.
Mon entrée en écriture s’apparente à une forme de transe très discrète. Un discours intérieur qui s’impose avec une forme déjà littéraire. Tout part de quelque chose que je vis ou entends, une pensée, un étonnement, une question qui me vient. Et, d’emblée, ce bout de réel subit une transformation, un déguisement analogue à ce qu’on peut trouver dans le travail du rêve. C’est une sorte de pirouette de la pensée qui aboutit au texte de fiction. Si c’était un personnage, comment réagirait-il ? Et hop ! Une phrase se déroule dans ma tête, avec une précision étonnante. Elle a le rythme et la mélodie de l’écriture. On ne peut s’y tromper. Une autre phrase suit, puis une autre… et écrire devient urgent pour conserver ce qui surgit ainsi.
Le livre se construit au fur et à mesure qu’il s’écrit. Ainsi, il n’est pas rare que je débute un chapitre sans avoir la moindre idée de ce que je vais y écrire. Un personnage peut débarquer de mon imagination et bouleverser complètement la fiction dont je me croyais maître. C’est le cas de Madeline, dans On noie bien les petits chats1. Destinée à être un personnage secondaire, elle devient une héroïne de tout premier plan. Il s’agit de se faire docile à cette écriture qui échappe, le plus souvent, à toute anticipation.
Une fois le premier jet achevé, il sera suivi d’un énorme travail de réécriture et de peaufinage.
Avec les années d’analyse, j’ai appris à composer avec Ça, à convoquer ce processus ou à en différer un peu la survenue. J’ai surtout appris à me fier à ce qui venait s’écrire, comme, dans la cure, on prend confiance dans l’acte de parler en faisant le pari que cela va nous mener quelque part. J’ai pu me laisser aller à écrire tandis que, dans la cure, je me laissais aller à dire, au fil des associations.
Quelqu’un m’a assené, un jour, que cette manière de faire n’était pas très sérieuse. Que les écrivains, aujourd’hui, peuvent suivre des formations d’écriture créative pour ne pas être dépendants du flux d’inspiration. Des Masterclass où un maître leur apprend à maîtriser l’immaîtrisable. Moi, ça me convient de n’être pas très sérieuse. Il y a plein de manières d’être écrivain, l’analyse m’a permis d’accepter ce symptôme dans ce qu’il a de plus singulier.
L’écriture est d’abord un traitement impromptu. Du réel. De la mémoire. De la langue qui nous constitue. De ce qui se répète sans cesse à notre insu et que certains nomment jouissance. Toute ma subjectivité y est engagée.
Ce qui s’y joue d’inconscient n’apparaît souvent que dans l’après-coup. Il m’arrive de relire un texte, des années après l’avoir écrit, et de réaliser soudain en quoi il me concerne intimement. D’entendre enfin l’équivocité d’une phrase. De discerner le familier sous l’habile déguisement du roman. Car la fiction est un leurre pour l’auteur lui-même. C’est essentiel pour que le matériel inconscient puisse être puisé, accepté et mis en forme dans l’écriture.
Je peux l’énoncer ici, dans le champ analytique, mais le lecteur n’a pas besoin de savoir ça.
Des polars jaunes avec le masque et la plume
Tout cela ne vient pas de nulle part et ce n’est pas le lieu d’en dire trop mais, parmi les personnes qui ont compté dans mon parcours, il y a une vieille dame qu’on appelait la Mémé et qui s’occupait parfois de moi quand j’étais enfant. Ancienne résistante, elle avait été députée communiste après la guerre. Elle m’a appris à jouer au poker et à bluffer. À tricher au Scrabble… et à éplucher les oignons sans pleurer. Toutes choses qui s’avèrent fort utiles dans l’existence.
Chaque soir, avant de s’endormir, elle se plongeait dans les romans policiers à couverture jaune que publiaient les éditions du Masque. En la voyant se livrer à sa passion, je me disais : plus tard, je serai écrivain et j’écrirai des livres comme ça.
Jusqu’à la fin de l’adolescence, j’ai écrit compulsivement sur des petits carnets que j’emportais partout au fond de mes poches. Puis, au hasard de mes études, j’ai laissé l’écriture se refermer. C’est vers l’âge de trente-cinq ans qu’une petite contingence m’a ramenée à l’écriture de fiction. J’ai commencé à écrire des nouvelles et à en publier ici et là. Et, j’ai finalement été recrutée par une productrice de Radio-France. Il s’agissait d’écrire des dramatiques policières pour un format court : Les petits polars. Les textes étaient joués à l’antenne par des comédiens. J’ai alors écrit, frénétiquement et dans une grande joie, près d’une cinquantaine de petits polars radiophoniques dont certains, déjà, mettaient en scène des psys malencontreux ou qui avaient clairement bâclé leur analyse.
Naissance de Lanester
En 2006, coup de théâtre ! Une éditrice de polar qui écoutait l’émission, m’a contactée. Elle avait aimé une de mes dramatiques et voulait savoir si j’avais un roman policier du même style à lui faire lire.
Ce n’est pas tous les jours qu’un éditeur vous appelle alors que vous n’avez rien demandé. On ne laisse pas passer une chance pareille… Après le premier moment de surprise, j’ai répondu oui, avec un aplomb qui m’étonne encore aujourd’hui. Oui, bien sûr, j’avais un roman sous la main mais j’avais besoin d’un peu de temps pour le relire et modifier deux ou trois choses… Un joli coup de bluff !
Enchantée, elle m’a généreusement accordé quatre mois pour lui envoyer mon manuscrit. Et elle a raccroché.
Je venais d’entrer de plain-pied dans la fiction car je n’avais évidemment rien dans mon jeu. Aucun manuscrit de roman à lui faire lire, rien ! Tout juste avais-je griffonné un pitch de quelques lignes sur un post-it : c’est l’histoire d’un flic affecté d’un symptôme qui le conduit chez une analyste où vont se croiser investigation criminelle et enquête personnelle. Mon roman tenait en trois lignes !
Les tourbillons du transfert
Alors, j’ai foncé et, durant quatre mois, j’ai écrit au kilomètre. La cécité du héros s’est imposée. Cécité de nature hystérique. Plutôt qu’aveugle, mon héros s’est trouvé aveuglé. Voilà qui me parlait bien…
J’étais alors dans les premières années de mon analyse et le transfert me mettait dans tous mes états. Il en a très vite été question dans ce que j’écrivais. Du transfert, du symptôme, de l’angoisse, du silence et de la parole. De la levée du refoulement et des résistances. De l’aveuglement qui nous permet de ne rien savoir de l’inconscient qui nous mène par le bout du nez. Tous les ingrédients étaient réunis pour que mon héros, Éric Lanester, soit embarqué dans des tourbillons dont je sentais bien qu’ils ne m’étaient pas étrangers puisqu’ils épousaient les méandres de ma cure. Pourtant, j’écrivais une fiction très éloignée de ma propre vie.
Si je raconte tout cela, c’est pour faire entendre le type d’attachement qu’on peut avoir pour l’histoire qu’on a écrite, même si elle n’a rien d’autobiographique. Le Lanester qui entrait en analyse, presque fortuitement, allait traverser, au même pas que moi, les turbulences du transfert, entre ravissement, inquiétude et gratitude.
Correction des épreuves et épreuve de la correction
J’ai rendu mon manuscrit à la date prévue. Il s’est trouvé que l’éditrice était responsable des éditions du Masque, qui est la branche policière de J.C. Lattès. C’est précisément là qu’on publiait ces fameux livres aux couvertures jaunes ornées d’un masque et d’une plume. Il s’était donc écoulé trente ans avant que je ne réalise le vœu formulé dans l’enfance. La Mémé n’était évidemment plus là pour me lire mais j’étais fière et émue d’avoir pu soutenir ce désir-là.
Coupures et correction
Mon roman a beaucoup plu à l’éditrice, mais elle l’a jugé trop long pour la collection. Une correctrice s’est alors chargée de superviser la réduction d’une soixantaine de pages. Pour un auteur, c’est particulièrement difficile de couper des passages de son texte car il a bien du mal à discerner les qualités et défauts de son manuscrit.
La date du départ à l’imprimerie approchant et voyant que je tergiversais pour raccourcir mon texte, la correctrice a pris ses grands ciseaux pour m’infliger une sévère correction ! Évidemment, pas question de couper dans l’intrigue qui aurait pu être déséquilibrée et ne plus fonctionner. Alors, ce sont les séances d’analyse qu’elle a retaillées ou supprimées, des pages entières qui me semblaient essentielles car je les avais sculptées à la main. J’avais pétri la langue pour faire entendre le surgissement de l’insu, filé des métaphores que je pensais éclairantes, travaillé les petits détails qui font le sel d’une analyse : les jeux de regard, les sensations qu’imposent les corps en présence, la subtilité d’un fil associatif, d’une coupure qui fait résonner l’équivoque, d’une scansion déterminante, d’une interprétation qui, tel le lion qui ne bondit qu’une fois, vous remet les idées en place.
Bien sûr, tout cela était inaudible pour quelqu’un d’étranger aux choses de finesse qui constituent l’expérience analytique. En coupant dans les séances, la correctrice mettait à mal mes chaînes associatives et réduisait à peu de choses les effets du transfert. Tout cela n’était, à ses yeux, que bavardages inutiles qui nuisaient à l’action. Il fallait produire un texte tendu, efficace et sans fioritures.
J’ai résisté en vain. Le temps pressait. Jusqu’au dernier moment, j’ai dû réécrire des passages pour masquer les coups de tronçonneuses de la correctrice. Je n’étais plus fière de mon travail, j’ai commencé à détester le livre que c’était devenu.
Pourtant, dans l’après-coup, je trouve importantes ces coupures qui ont permis à mon texte d’être moins bavard et plus tendu. C’est une forme de castration qui n’est pas sans effets positifs. Mais la manière dont cela a été fait m’apparaît comme assez violente car tendue vers une forme de normalisation, aujourd’hui très pesante pour les auteurs.
L’aventure de l’adaptation
Sitôt publié, À la vue, à la mort a reçu le prix du festival du film policier de Cognac. Dans la foulée, il a été largement diffusé. Et il a fini par tomber entre les mains d’une lectrice qui s’est avéré être productrice de fictions pour la télévision. Elle tenait à adapter ce livre qu’elle avait beaucoup aimé. J’ai eu bien du mal à y croire…
Fin 2008, j’ai reçu une première mouture du scénario. On m’a invitée à Paris pour rencontrer l’équipe. J’étais assez intimidée mais résolue à tout faire pour n’en rien laisser paraître. Le bluff.
La production semblait très contente du scénario produit. Moi, j’étais effarée. J’avais pris le temps d’annoter ce qui ressemblait de très-très loin à mon roman et j’ai commencé à poser des questions. Ça a étonné tout le monde, comme si on s’attendait à ce que je sois béate et comblée comme doivent, fatalement, l’être les auteurs dont on adapte les livres. Mais la télévision ne me fascinait pas. Au mieux, elle m’ennuyait.
Très vite, j’ai pointé les incohérences du scénario qu’on me présentait. L’intrigue avait été simplifiée à l’extrême, les fausses pistes et rebondissements avaient disparu. Pire, les séances d’analyse, si importantes à mes yeux, étaient réduites à quelques répliques semées ici ou là. Les chaînes signifiantes étaient rompues, l’histoire ramenée à une simple intrigue dont la dimension métaphorique s’était fait la malle. Bref, ça ne tenait pas debout.
Devant mon insistance, le réalisateur a tenu à m’expliquer que c’était une adaptation, c’est-à-dire qu’on pouvait prendre toutes les libertés avec l’œuvre. Il me parlait comme si j’étais une petite fille impertinente qui osait prendre la parole dans une réunion de grandes personnes. Pour une raison que j’ignore encore, mais qui a à voir avec le fait d’être en analyse, je lui ai tenu tête. Qu’on prenne des libertés avec mon polar, ce n’était pas le problème. Mais qu’on s’appuie sur mon livre pour dire des âneries ou des contre-vérités sur la psychanalyse ou sur la maladie mentale, il n’en était pas question. C’était un point sur lequel je ne transigerais pas, quitte à refuser cette adaptation. Je suis repartie bouleversée.
De cette prise de position vertigineuse, je trouve la trace dans mon journal de cure de l’époque. L’analyse m’a permis de construire ma réponse. À l’adaptation de mon roman, je posais une condition : que je sois expressément consultée pour ce qui concernait la dimension psy. Autant dire pour tout, puisqu’il était question de folie et d’inconscient à peu près partout dans le roman.
Je devais avoir l’air de quelqu’un qui a des cartes majeures dans son jeu. À mon grand étonnement, la production a accepté de m’embaucher comme consultante sur la dimension psy. J’étais loin de me douter de ce à quoi je m’engageais.
Le travail sur le scénario
Après une longue phase préparatoire, c’est France 2 qui a décidé d’adapter Lanester. Richard Berry a accepté le rôle.
Dans la première version du scénario, la psychanalyse était à l’état de poussière. Les séances chez Jacinthe Bergeret, réduites à trois, s’apparentaient à de la thérapie psychocorporelle. Lanester était angoissé ? Qu’à cela ne tienne, Bergeret lui expliquait les ressorts neurobiologiques de l’angoisse et se levait pour poser sa main sur le ventre de son patient, afin de lui enseigner la respiration ventrale ! Je ne crois pas que cela se pratique beaucoup dans nos cabinets… Le reste était du même acabit. Peut-être que Lanester pourrait faire un peu de méditation ? Du yoga ? Et pourquoi pas de l’hypnose ?
Devant ma réaction, le réalisateur, fraîchement nommé, a apporté quelques corrections. Dans une nouvelle version du scénario, Jacinthe Bergeret ne touchait plus son analysant, mais elle posait un Vidal sur son ventre pour qu’il le soulève en respirant. On avançait mais pas très vite…
J’ai alors entrepris un gros travail de pédagogie pour faire entendre la différence entre psychanalyse et autres pratiques. C’était long et fastidieux de contrer les certitudes de mes interlocuteurs. Par exemple, j’ai signalé qu’en France, les analystes ne parlaient pas de subconscient mais d’inconscient. Mes interlocuteurs m’ont assuré que si. Leurs sources, des séries télévisées ou des films américains, pesaient plus que la parole d’une professionnelle.
Concilier les représentations de chacun
Une adaptation, c’est un travail d’équipe, chacun y va de ses symptômes et de ses fantasmes. Et, ici, de sa représentation de la psychanalyse. Autant d’occasions de s’éloigner de l’intuition de départ.
Passons sur la prod qui, pour des raisons qui m’échappent, ne cessait d’insister auprès de moi pour que Jacinthe Bergeret enseigne à Lanester la bonne manière de respirer. Passons aussi sur le réalisateur des deux premiers épisodes qui ne croyait pas aux effets de la parole et ne parvenait pas à se représenter la notion de transfert, mais qui semblait obsédé par le coût des séances. Tout cela ne valait pas une bonne discussion autour d’un verre…
Le comédien principal, qui ne cache pas qu’il a suivi une analyse, jugeait qu’il avait son mot à dire sur le déroulement des séances. Et pourquoi pas ? Un mercredi, tandis que je travaillais à mon cabinet, la production m’a appelée depuis les lieux du tournage du deuxième épisode. Richard Berry refusait de tourner une scène d’analyse car il n’y avait pas de divan. Ou, plus précisément, il refusait qu’on prononce le terme de psychanalyse s’il ne s’allongeait pas. Pour lui, pas d’analyse sans divan. Un conflit l’opposait donc au réalisateur et au chef décorateur et il voulait me parler afin que je tranche cette question.
Il faut imaginer l’incongruité de la situation. Entre deux consultations d’enfants, assise au milieu des Playmobils et des crayons de couleur, j’ai dialogué avec Berry sur l’usage du divan en psychanalyse et j’ai tenté de le convaincre que Lanester n’en était qu’aux séances préliminaires. Donc, fauteuil ! Il irait sur le divan une autre fois, ou pas du tout, car chez les lacaniens, le divan ne fait pas l’analyse. Rassuré, le comédien est reparti tourner sa scène.
De l’usage de la parole dans les séances analytiques
Au-delà des histoires de décor ou de contenu des séances, ce qui est rapidement devenu évident et problématique était d’une autre nature. Il s’agissait de l’usage de la parole dans ces séances.
D’abord, elles étaient très brèves. En cause, le minutage du scénario qui privilégiait l’enquête et les scènes d’action, toujours plus longues. Au passage, il apparaît donc que ce n’est pas Lacan qui a inventé la séance courte mais la télévision qui ne supporte pas ce qu’elle juge être de l’inaction. Mais, surtout, les répliques échangées étaient purement informatives. Elles étaient là pour faire avancer l’histoire et toute réplique qui ne remplissait pas cette fonction était impitoyablement supprimée. Le résultat était une partie de ping-pong entre l’analyste et Lanester. Tantôt Lanester, angoissé, s’adressait à l’analyste pour trouver des réponses qu’elle lui livrait aussitôt, en bon maître assuré de son savoir. Tantôt c’était elle qui posait des questions de façon intrusive et tout à fait inappropriée. Si mon analyste s’était permis un truc pareil, je me serais enfuie dès la première séance.
Scénario après scénario, j’ai passé de longues heures à corriger les dialogues. À expliquer dans la marge qu’aucun psychanalyste ne parlait de cette façon abrupte. Qu’on ne donnait pas de conseils. Qu’une séance d’analyse n’était ni un interrogatoire de police, ni un cours sur les phénomènes psychiques, ni une séance de relaxation.
J’ai écrit des mémos. Participé à des réunions où j’ai décrit mon travail et celui de mes collègues. J’ai tenté de faire entendre des nuances autour des usages de la parole. Rien à faire. Les versions du scénario se succédaient et, à chaque fois, je lisais de nouvelles inventions qui nous éloignaient toujours plus de la psychanalyse.
Plus d'une fois, j’ai été tentée d’abandonner. J'étais traversée par cette idée, soutenue par la production, que mon livre, après tout, devait vivre sa vie et moi ne pas m'en mêler. Mais, c’était insupportable de voir mon personnage, sensible et complexe, se transformer, au gré des scénarios, en flic bourrin et macho qui menaçait les suspects, se moquait des procédures et donnait des coups de pieds dans les portes. Et surtout, c’est la question de l’image de la psychanalyse qui m’a retenue. Je ne voulais pas qu’on utilise mon travail pour la salir et renforcer le déni de l’inconscient au profit d’explications toujours plus simplistes.
Le travail avec la chaîne de télévision
Arrivée à ce stade, il me faut préciser un point de fonctionnement de la fiction télévisuelle française.
Quand un producteur souhaite tourner un téléfilm ou une série, il doit d’abord trouver une chaîne qui accepte de financer et accompagner le projet. Il faut que l’œuvre réponde à des critères obscurs et changeants, chaque chaîne ayant une ligne éditoriale, un cahier des charges, des formats, des cases à remplir dans sa grille et des publics cibles. Les critères visent, semble-t-il, à obtenir des téléfilms qui s’ajusteront parfaitement aux besoins et attentes des téléspectateurs. Et sur ce qu’attendent les téléspectateurs, les chaînes regorgent de certitudes édifiantes. Elles interviennent donc à chaque étape du scénario et font des recommandations qui ont valeur de contrainte pour les scénaristes. C’est qu’il s’agit de ménager le public, de ne pas le heurter dans ses convictions. Qu’à aucun prix, il n’aille se promener sur une autre chaîne en pensant que l’herbe y est plus verte et les conventions mieux respectées.
La série Lanester a beaucoup souffert de ces navettes entre la production et le service fiction de France 2. Par exemple, pour À la vue, à la mort, la chaîne préférait qu’on ne parle pas trop du mode opératoire du tueur qui arrachait les yeux de ses victimes. J’étais bien d’accord, ce n’était pas essentiel et mon propos n’était pas de susciter une jouissance malsaine. Alors, qu’elle n’a pas été ma surprise de constater que ce dont on parlait peu, on le montrait complaisamment durant de longs plans bien plus problématiques que le signifiant énucléer qui faisait si peur à France 2.
Concernant le deuxième épisode, Cherche jeunes filles à croquer est un titre qui joue sur les différents sens du signifiant croquer. Ce titre a été refusé car, je cite : « les téléspectateurs vont croire qu’il y a du cannibalisme. » On saisit la difficulté à travailler avec des partenaires qui n’entendent pas les équivoques ou se figent dans ce que la langue peut avoir d’opératoire.
Toujours pour Cherche jeunes filles à croquer, France 2 voulait bien montrer à l’écran des jeunes filles anorexiques mais à condition de choisir des comédiennes pas trop maigres, pour ne pas heurter les téléspectateurs. Au moment du tournage, l’une d’entre elle avait de bonnes joues que les maquilleuses ont dû dissimuler sous le fond de teint sombre pour leur donner un aspect creusé. Une autre, de profil, avait un discret double menton. On a dû ne garder que les scènes où elle apparaissait de face !
Mais c’est surtout les séances d’analyse qui revenaient sans cesse dans les navettes avec la chaîne : ça parlait trop ! Le service de la fiction exigeait qu’elles soient toujours plus courtes et plus rythmées. Pas de mots longs ou compliqués. Et surtout, ni temps mort, ni silence. Le silence est la hantise des programmateurs qui y voient l’occasion, pour les téléspectateurs, de partir avant la pub. Il faut que ça aille vite, que ça percute, que ce soit facile à comprendre, qu'il y ait de l'action. Que les sentiments des personnages ne soient ni trop complexes, ni ambivalents, ni offensants. Que tout soit facile à comprendre et pas trop dérangeant…
Subversion d’un discours
Le premier épisode de Lanester a fait des audiences inouïes. Encouragée par ce succès, la chaîne a signé l’adaptation des épisodes suivants. Affligée par l’écart entre le premier épisode et le premier roman, je me suis investie d’autant plus dans la suite qu’il s’agissait, pour moi, de sauver les meubles.
En analyse, où j’en parlais souvent, j’ai pu formuler qu’à travers mes livres, c’était un discours que je tenais et auquel je tenais. Je ne suis pas ce que je dis, car, l’inconscient nous jouant des tours, on n’est jamais bien assuré de ce qu’on dit. Mais ce que je dis constitue une tentative de me représenter. Le discours, la chaîne signifiante complexe mais déterminée que constituent mes livres, me représente, puisque ces choix de signifiants, leur agencement comme S1-S22, ne doivent rien au hasard. Ils sont le fruit de mon histoire, des discours dont je suis constituée, des paroles qui se sont posées sur moi depuis mes origines et de ce que j’ai moi-même acquis comme sujet dans mes différents engagements. J’écris pour dire, avec les chaînes signifiantes singulières qui sont les miennes. C'est en cela qu'est engagée la subjectivité de l’écrivain.
Résumons un peu… Il a d'abord fallu que je compose avec les coupes de la correctrice. Coupes et non coupures car la coupure, dans le champ analytique, constitue un acte qui vise à la fois la désintrication et la subjectivation. Les coupes de la correctrice ne relevaient pas d'une telle logique. Elles visaient le produit et non l'être.
Puis j’ai dû accepter que les scénaristes modifient la structure et les personnages des livres. Changent des hommes en femmes. Simplifient les liens et les lieux. Mettent le héros au centre de tout au détriment des autres personnages. Et, surtout, balayent l'intuition qui avait présidé à l'écriture des livres. Car j’ai écrit des romans sur la psychanalyse. Je m’en suis défendue mais je le reconnais à présent. La psychanalyse vue du côté de l’analysante. Il ne pouvait guère en être autrement. Le transfert était le fil rouge, brûlant, de ces trois livres. Il n’apparaissait nulle part dans la série télévisée.
De ces modifications, j'ai pris mon parti. Le plus compliqué, ça a été de voir mon discours et la prise de position politique qui sous-tend mon écriture, subvertis. J'ai dû me battre pour empêcher que Lanester ne tienne des propos que je jugeais racistes ou machistes. J'ai dû me battre car les femmes, dans les différents scénarios, étaient des potiches qui n’avaient pas trois répliques d’affilée. J’ai dû me battre pour soutenir la complexité des choses et faire entendre l’ambivalence des personnages.
En écrivant, on tient un discours, on déploie une certaine idée du monde vu par la fenêtre de son fantasme. Qu'on se serve de mes personnages pour proférer des discours qui allaient à l'encontre de mes convictions, qu’on prétende les dire en mon nom, c'était suffocant.
Tandis que j’écris ces lignes, le terme même d’adaptation me fait soudain dresser l’oreille. Il est à l’opposé du discours analytique. Ici, adaptation a été synonyme de rabotage permanent de la langue, de l’originalité, de la singularité de mon univers littéraire. Il s’agissait d’adapter pour un public fantasmé, réputé ne pas comprendre les choses complexes ou les finesses de la langue. Tout devait être évident ou expliqué de façon simple, comme si le savoir ou la culture n’étaient accessibles qu’à quelques élites et tant pis pour les autres.
Je crois qu’à l’adaptation, j’aurais préféré l’interprétation.
Faut que ça bouge !
Dans le même temps, je faisais face à des propositions scénaristiques de plus en plus loufoques. Au fil des versions, je découvrais que Lanester allait dîner au restaurant en tête à tête avec son analyste. Ce n’est quand même pas très courant. Ou bien, comme elle était en panne, il la raccompagnait chez elle et ils en profitaient pour faire une petite séance sur le périph’. Mieux, dans une autre version du scénario, alors qu’il n’avait pas rendez-vous, il n’hésitait pas à monter de force dans sa voiture pour lui poser des questions qui avaient trait à l’enquête. Et l’analyste, bien sûr, se pliait complaisamment à tout cela.
‒ Tu comprends, me disait le réalisateur, je ne peux pas filmer deux personnes qui se parlent dans une pièce, ça ne va pas intéresser les gens.
‒ C’est pourtant ce qui se passe en analyse. On s’assied et on cause.
‒ Ouais, ben non, c’est pas possible. Faut de l’action !
Depuis, la série En thérapie, diffusée sur Arte, a eu un succès phénoménal. On y voit des gens qui discutent dans une pièce et fort peu de cascades…
Dire et montrer
Mon héros, celui des livres, développe, du fait d'être en analyse, une capacité à écouter et à entendre. Ce qu'il découvre et éprouve dans sa cure change sa manière d’interroger les témoins, les suspects et les victimes. Il acquiert peu à peu une oreille analytique et c’est la voie sur laquelle je voulais m'engager dans mes romans. Et dans ma vie, sans doute… Du côté de la prod et de la chaîne, il s’agissait de montrer. Et, en effet, comment rendre compte de l’intériorité et du cheminement des personnages à l’écran ?
C'est à cet endroit du voir et de l'entendre que nous divergions gravement. Le voir, qui est du côté de l'image, sied à la télévision qui veut montrer. Le registre imaginaire prime, là, sur le symbolique. Nous nous trouvions donc en opposition sur bien des plans. Faute de croire à la parole et aux effets d'un dire, la prod voulait montrer ce que ressentait le personnage et ce de façon appuyée, afin d'être sûre que le téléspectateur comprendrait bien. D’où le recours, contre mon avis, à des scènes hallucinatoires où Lanester voit l'image de son père mort, dans l'hôpital où est soigné son frère.
Les visions posent une vraie question quant à la manière de représenter la psychanalyse à l’écran. Quelles possibilités de montrer le discours intérieur sans avoir recours à la voix off, aux flash-backs et autres stratagèmes ? Comment sortir de l’ornière explicative ?
Ce qui se dit en analyse
Dans les différents scénarios, les séances étaient toujours des dialogues impossibles entre un analyste et son analysant. Lanester ne s’interrogeait pas, il interrogeait le savoir de l’analyste et en attendait des réponses. L’analyste, en position de sachant, répondait aussitôt. Des phrases courtes et sèches qui ne témoignaient ni du processus analytique, ni d’une introspection. C’était le règne de la parole efficace et opératoire.
Le langage, lui-même, ne reflétait en rien ce qui se joue dans la parole d’un analysant. Pas d’hésitation. Pas d’embarras dans la langue, ni précautions oratoires, ni manœuvres d’approche, ni embrayeurs du discours. Personne ne parle ainsi dans la vie, encore moins dans la relation analytique.
Comment ça parle, un psychanalyste ?
Une nouvelle comédienne a été choisie pour jouer l’analyste dans le deuxième épisode. Avant le tournage, elle a souhaité que nous nous rencontrions pour parler de son rôle. Elle voulait savoir comment parle un psychanalyste. La question de l’énonciation a occupé l’essentiel de notre échange. Car il y a, dans la parole analytique, des effets de théâtre, subtils mais nécessaires. Outre qu’elle est rare et concise, la parole de l’analyste n’a rien d’ordinaire. Il y faut jouer de la voix, de la hauteur de ton, du rythme, du phrasé, de la mélodie. Toutes choses qui s’acquièrent avec l’expérience, celle de sa propre cure et celle de son acte auprès des patients. Bien sûr, chaque analyste a son style, il n’y a pas de norme qui vaille à cet endroit. Mais du moins pouvais-je travailler à ce que l’énonciation de Jacinthe Bergeret donne une véritable portée à son discours.
L’immobilité, encore
Je voulais aussi éviter les incongruités qu’on voit continuellement dans les séries avec le patient qui se lève en pleine séance, qui se promène dans le cabinet, qui tripote les affaires du psy. Ou qui s’assoit dans des positions désinvoltes, à cheval sur l’accoudoir, les pieds sur la table basse. Partage un verre avec l’analyste. S’allume une clope. Se lève brutalement et décide que la séance est finie.
Les réalisateurs rivalisent d’ingéniosité pour se débarrasser de l’immobilité que requiert la psychanalyse. Et ce n’est pas facile d’expliquer à des personnes qui n’en ont pas fait l’expérience, qu’on inhibe les corps pour permettre une parole qui n’a rien d’un bavardage inconséquent. Et que l’absence d’action, dans notre champ, ne signifie pas qu’il n’y a pas d’acte.
On voit toute la difficulté à faire accepter le registre de la parole comme essentiel dans ce monde de l'image.
Avant que le genre ne soit renouvelé avec la série En thérapie3, nous avons beaucoup vu ces figures d’analysants-touristes dans des fictions françaises ou étrangères. Ils témoignent de ce que, dans le scénario, il n’y a pas de transfert. On vient et on consomme du psy comme on boirait un verre en terrasse. Or, dans les films, les personnages commandent un verre et ne le boivent jamais car, au bout de trois répliques, ils se lèvent et partent comme ils sont venus. Ici, c’est pareil. On vient consommer du savoir psy mais nullement, comme le préconisait Lacan, y mettre du sien. Le résultat, c’est que la séance d’analyse reste anecdotique et ne semble avoir guère d’impact sur le personnage.
Moment de conclure
Il n’est pas aisé de montrer, dans un registre qui privilégie l’image, ce qu’il en est des processus de l’analyse car ce sont des mouvements intérieurs, aussi forts que discrets.
Comment témoigner du transfert, des défenses, du désir d’en découdre avec l’insu et de l’angoisse qui ne trompe pas ?
Comment représenter l'irreprésentable qu'est une séance ? Le cheminement intérieur, les associations, le transfert, la jouissance qui s'attache au dire, les effets de l'énonciation ?
Comment donner à voir la singularité de chaque séance ? Les effets, sur le sujet, de la présence des corps ? Les mouvements des regards, qui se posent, qui glissent, qui s’absentent. Les contours de la voix. L’inattendu, redouté et espéré…
Comment dire la direction de la cure et les manœuvres subtiles de l’analyste ? Toutes ces choses de finesse qui se jouent dans le silence…
Autant j’ai l’impression d’y parvenir un peu dans l’écriture, autant je me suis sentie assez impuissante à influer sur ce qui a été mis en image dans ces trois épisodes. J’aurai essayé mais, à mes yeux, le résultat est décevant.
Un mot, encore, pour dire qu’il n’y a pas qu’à la télévision qu’il est difficile de soutenir la place de la psychanalyse… J’ai revécu quelque chose de similaire avec mon avant-dernier roman, Maternité4. Le roman était trop long et, m’a dit mon éditrice, beaucoup trop psychanalytique aux yeux des lecteurs de la maison d’édition. Il fallait procéder à des coupes. J’ai donc reçu mon manuscrit avec plusieurs chapitres barrés, pour alléger. Parmi ces chapitres, il y en avait un auquel je tenais beaucoup et que l’éditrice a rayé d’un trait de plume car il lui semblait sans intérêt pour la progression de l’histoire. De quoi parlait-il ?
Mon héroïne, Clara, que la naissance de son bébé a confrontée à son ravage, arrive chez l’analyste en bout de course, devant l’évidence qu’il n’y a plus que ça qui peut la sortir du marasme. Son entrée dans la parole n’est pas de tout repos. Mais, dès la première séance, c’est une rencontre inédite où sont présentes, massivement, toutes les coordonnées du transfert. Pour l’analyste, c’est de la haute voltige de recevoir une jeune femme si souffrante, mais elle s’y prête.
Et voici de quoi il est question dans le chapitre qui a été coupé :
En cure depuis quelques semaines, Clara est en route pour sa séance. C’est devenu une femme en analyse. Alors que, jusque-là, elle traversait la vie sans rien voir autour d’elle, elle se surprend à flâner. C’est déjà un effet du travail analytique, comme un possible ancrage.
Elle s’arrête soudain devant la vitrine d’un fleuriste. Sans bien savoir pourquoi, elle entre et achète un joli bouquet rond que la vendeuse lui emballe somptueusement. De retour dans la rue, avec ses fleurs, comme une petite fille un matin de fête des mères, elle ne comprend pas ce qu’elle vient de faire. Elle se trouve si bête qu’elle est prête à les jeter dans le caniveau. Elle en pleure… Mais, finalement, elle trouve le courage de se rendre chez l’analyste. Elle n’a qu’une peur, c’est que celle-ci refuse son présent. N’est-ce pas ce que ferait sa propre mère aux yeux de qui rien ne convient jamais ? Et l’on tremble avec elle.
Mais, contre toute attente, l’analyste accueille avec grâce ce bouquet, témoin du transfert à l’œuvre…
Tandis que je proteste auprès de l’éditrice et que j’insiste sur l’importance de cette scène, elle me répond : « Pas besoin d’en faire tout un chapitre. Vous n’avez qu’à écrire qu’elle lui offre des fleurs et on passe à la suite ! »
Il y a des choses qu’il faut vivre en tant qu’expérience singulière. Le vivre pour le croire.