Dans le champ du psychosocial, dans un cadre institutionnel, une approche clinique et thérapeutique de la relation entre enfance et parentalité

Deuxième partie. Rassemblement selon la diachronie et la synchronie sur trois générations dans la famille

DOI : 10.35562/canalpsy.3502

p. 13-19

Résumé

À partir du premier regard clinique livré « dans » notre information préoccupante et l’article précédemment rédigé, nous proposons de poursuivre notre réflexion et transcrire celle-ci dans le présent article… Notre angle d’approche sera davantage celui d’un alliage théorique et clinique. Nous centrerons notre attention sur l’implication dans la folie parentale, les portées pathogènes de la dissociation du pathique et de l’implication rythmique ainsi que les portées ouvrantes, interrogatives de la mémoire, l’écriture et les lectures « rassemblantes ».

Plan

Notes de la rédaction

Certains passages de ce texte peuvent heurter les personnes sensibles.

Texte

Du côté de la mère : attaque de la pensée, surdité et mutité

En point de départ, on découvre la maman des fillettes comme très atteinte dans son développement cognitif, son histoire révélant des viols répétés de la part de son père lorsqu’elle était enfant. Nous apprendrons qu’elle envoie ses filles chez son père alors qu’elle sait qu’il la violait. Nous entendons également comment la mère dira à Zoé à propos de Lucas « il faut crier », mais n’en appellera pas pour autant la Maison d’enfants – lieu de vie – afin que nous puissions nous inquiéter de la situation. On apprendra que la mère peut jouer à être sourde lors de réunion avec les travailleurs sociaux en présence du père. On entend également le témoignage des éducateurs ayant de « drôles d’impressions » lors des appels téléphoniques, ils trouvent que la mère est très différente selon que son mari est présent ou non. Son lien aux fillettes est également très différent en dehors de sa présence. Avec son mari, elle dit qu’elle n’entend rien, elle ne parle presque pas.

Depuis le début, aux origines de l’histoire de cette maman, il y a une histoire de père qui fait peur, terrorise, entrave les capacités naturelles de liaison de l’enfance. Nous sommes dans un monde d’agir intrusif coupant et cassant les processus de transformation et conduisant cette maman à faire des enfants avec un homme peu ou prou similaire à son père. La pathogénie du père et du mari entraîne la dissimulation, les agirs de ne pas entendre et de se taire. Pour preuve de ces capacités de liaison enfantines coupées, l’incapacité de transformation de la violence du père : un mari presque similaire, une intelligence en panne, une vie sans travail et une invalidité définitive, les choses progressent à l’envers.

Nous voyons comment en dehors de la présence de son mari et en présence de l’éducatrice médiatisant l’appel et de ses filles, son rapport au monde devient presque radicalement autre. « Cette maman est transformée quand son mari n’est pas là ». Aux défenses de la surdité sont opposées l’ouverture et l’écoute au monde. Qu’est-ce qui rend possible une attitude si différente en la même personne ? Deux choses notables : Nous n’avons malheureusement pas d’information sur la maman de Madame, mais nous pouvons faire l’hypothèse qu’elle a pu permettre à sa fille d’expérimenter un lien plus doux. Aucune malveillance n’a jamais été énoncée par les travailleurs sociaux de cette maman sur ses filles. Au contraire, chacun est unanime pour dire que Madame est très douce avec ses filles – La reprise de la capacité de parler et d’échanger dans ces temps d’appels, médiatisés régulièrement par l’éducatrice référente, rendent compte certainement de la qualité de son écoute aussi attentive qu’emphatique. À la pétrification de la parole en présence de son mari vient se déployer une mise en récit débutante.

La rencontre avec le monde de la protection de l’enfance permettait-elle une reprise de sa capacité à parler dont l’implication emphatique et rythmique serait l’intégrant transformant2 ?

Du côté du père : les complicités du pouvoir hypnotique du narcissisme destructeur3

Nous ne disposons que de peu d’éléments pour « dire quelque chose » du père, il apparaît en arrière-fond comme une ombre d’objet déposée sur les sujets et les atmosphères. Il manque l’ouverture à son histoire qui permettrait d’avoir une intelligibilité des engendrements et ainsi sortir de l’enfermement et la répétition des symptômes.

Ce que nous savons des effets d’ombres du père est qu’ils s’accompagnent de la surdité de son épouse, de la cécité des services sociaux, de la complicité dans le silence de Luna et des désorganisations du visage de Zoé. Le champ familial, social et judiciaire sont ainsi engloutis et embarqués dans les jougs de ce qu’il est possible de nommer comme une emprise violente, qui opère aussi sur le mode de pensée. Réfléchir à l’endroit de tous ces champs, sentir le père comme un des points de l’origine fondamentale de la situation sans pouvoir ouvrir son histoire, constitue certainement un symptôme révélant en son inverse les problématiques afférentes aux emprises psychiques. L’ordre du discours et de la compréhension sont comme forcloses, les angoisses primitives archaïques se posant sur le langage. Rappelons-nous les paroles surprises par l’éducatrice de la part de Luna raccrochant au téléphone avec son père « oui, ne t’inquiète pas papa, moi dirai rien » et celle de Carmelita, « Luna m’a dit des secrets, je peux pas dire. Moi au moins mon père c’est pas un violeur ». Nous sommes sauvés, la vie pulsionnelle est là et jaillissante au milieu des ombres, Luna a quand même parlé à Carmelita qui, de sa spontanéité enfantine, nous a lancé des bribes de parole inattendues et remettant la pensée en mouvement.

« De même que le sourire éclaire un visage indifférent et dispose le partenaire à la confiance, à la civilisation, à la salutation cordiale, de même le je-ne-sais-quoi institue entre les ipséités closes un certain état d’ouverture et de mutuel accueil : la grimace close et le rictus figé se dégèlent en sourire, le malentendu et la bouderie cèdent à la vivante amitié ; là où les monades se regardaient comme des chiens de faïence, le courant de la vie circule à nouveau. C’est ce que Bossuet exprime en termes magnifiques et touchants quand il parle des larmes de la consolation : “Mais ceux qui pleurent d’amour et de tendresse, qu’en dirons-nous ? Heureux, mille fois heureux ! Leur cœur se fond en eux-mêmes, comme parle l’Écriture, et semble vouloir s’écouler par leurs yeux. Qui me dira la cause de ces larmes ? Qui me la dira ? [...] le plus souvent, c’est je ne sais quoi qu’on ne peut dire”. »

(Jankélévitch, 2014, p. 107)

Afin de comprendre plus avant la problématique de l’emprise évoquée précédemment, nous aurons recours à la notion du narcissisme destructeur tel que pensée par H. Rosenfeld et le corrélatif du pouvoir hypnotique à celui-ci.

À l’expérience de l’analyse de la psychopathologie, H. Rosenfeld fait le constat que jusqu’à présent, le narcissisme libidinal n’avait pas été différencié du narcissisme destructeur, faisant ainsi référence à S. Freud et posant un regard critique sur sa façon d’envisager la notion de narcissisme. Il écrit :

« Pour comprendre ses patients et progresser avec eux, j’avançais qu’il était essentiel de différencier les aspects libidinaux des aspects destructeurs du narcissisme, ce qui avait été complètement négligé aussi bien dans la théorie que dans la pratique psychanalytique. »

(Rosenfeld, 1990, p. 35)

Il expliquera alors l’importance fondamentale à distinguer les choses, car de l’indistinction nous pourrions faire plus de mal que de bien :

« En proposant une théorie du narcissisme destructeur, je suggère que dans certains cas, tels ceux que je viens de mentionner, il existait une idéalisation énorme des parties destructrices du soi vécues comme attrayantes en raison du sentiment de si grande omnipotence qu’elles suscitent chez le patient. Lorsqu’un narcissisme destructeur de ce type représente un trait de la structure de la personnalité d’un patient, les relations libidinales (c’est-à-dire celle qui implique l’amour, l’affection, l’interdépendance) et tout désir de la part de soi d’éprouver le besoin d’un objet et de dépendre de lui sont dévalorisés, attaqués et détruits avec plaisir. […] »

(Ibid., p. 36)

Dans les exemples cliniques qu’il donne, H. Rosenfeld explique que les narcissismes destructeurs ou créateurs et sains, ont une histoire. Le narcissisme libidinal est engendré lorsque la libido est rythmiquement intégrée avec empathie et implication. La maman d’un bébé voit bien son appétit, elle intègre sa pulsion à l’intérieur. La pulsion de faim trouve à s’intégrer et devenir une source de plaisir et de développement par une alimentation contrôlée. Un bébé anorexique s’apercevrait immédiatement que faire plaisir à sa mère, serait l’équivalent de ne pas manger. Formulé autrement, le processus relationnel avec la parentalité est structurant chez tout humain.

Aussi, les exemples cités par H. Rosenfeld illustrant les sujets dont la personnalité est dominée par le narcissisme destructeur, sont à chaque fois centrés sur l’histoire de leur toute petite enfance donnant le tableau clinique des corrélations entre les éléments historiques et l’émergence du narcissisme destructeur.

Par exemple, dans le cas d’Adam souffrant d’hypocondrie au chapitre 4, H. Rosenfeld écrit :

« L’histoire de sa vie, comme la structure de sa personnalité, était profondément influencée par des relations d’objet narcissiques omnipotentes qui semblaient remonter à sa première enfance, dans la relation de maternage à sa mère. Adam pouvait donc être décrit comme un patient doté d’une structure de caractère narcissique omnipotente. »

(Ibid., p. 83)

L’autre découverte de Rosenfeld au côté de ces idées est celle de l’influence hypnotique du narcissisme destructeur (1990). Il écrit :

« [...] j’en suis venu en particulier à la conclusion que le pouvoir occulte hypnotique du narcissisme destructeur est un élément particulièrement significatif de la réaction thérapeutique négative et de la genèse de la psychose en soi. »

(Ibid., p. 36)

À partir de cette famille et de cette situation, nous voyons comment le pouvoir hypnotique du narcissisme destructeur ne se limite pas au père. La mère est endormie et endormante, laissant ses filles dormir chez son propre père au passé de violeur. Les services sociaux sont également et presque endormis à l’endroit de leurs regards critiques (et nous verrons qu’heureusement les écritures qu’ils auront transcrites permettront de sortir de la cécité). La destructivité semble se répandre avec complicité, le narcissisme destructeur dans cette situation parle surtout par inertie, on a plutôt affaire à la pulsion de mort inerte et diffuse, à son pouvoir hypnotique comme la chose du monde la mieux partagée.

Dans notre cas, la pulsion de mort s’est opposée à la vigilance et la créativité dont nous avons observé l’émergence du côté de Carmelita et Luna et du déploiement de la parole de Zoé à partir de ce garçon Lucas. Malgré tout, la pulsion de vie trouvée chez les enfants semble avoir pris le pas sur la destructivité.

Nous voyons comment le narcissisme destructeur peut également cliver l’intelligence du corps de Luna, refusant de parler et reconnaissant ses infections urinaires dont on ne voit pas la trace physiologiquement. Si Luna doit se poser la question (d’où vient cette infection ?), alors on peut imaginer que c’est la relation à son père qui serait infectée et cela serait bien évidemment très coûteux, préférence est faite dès lors à détruire sa pensée. Dans le même fil des cécités, les éducateurs qui ont mis des mois pour livrer des éléments préoccupants de la situation, est-ce trop coûteux d’imaginer les impacts de leurs dires sur le lien des enfants à leurs parents, l’éventualité de la suspension des visites ? Est souligné ici le coût psychique de la mise à découverte des problèmes relationnels.

Nous pourrions d’ailleurs penser que Luna et Zoé, avec leurs infections urinaires à répétition et sans cause physiologique, sont amenées à somatiser leurs troubles psychiques : elles ne peuvent pas mentaliser ce qui se passe dans les relations avec leurs objets d’amour : ce n’est pas moi qui souffre, c’est mon corps, elles exercent un clivage sur leur Moi et nous avons vu comment les choses se dégèlent progressivement du côté de Zoé.

Luna et Zoé : l’implication dans la folie parentale4

La problématique de l’image de la désorganisation du visage de Zoé est celle de l’implication dans la folie parentale, ce père terrifiant qui séduit l’éducatrice référente, cette mère qui ne peut que crier et sans suite. Cette enfant perd son identité et son développement lorsqu’elle est avec cette parentalité qui n’en est pas une, ses yeux sont ahuris et pendant quelques instants figés. Comme sa maman, nous voyons bien qu’en lien avec une attitude empathique, elle peut se déprendre de la pétrification et développer une manière d’être où elle peut penser, rêver, jouer, elle retournera aux petits jeux que nous faisions ensemble. En considérant avec attention – « j’allais garder précieusement ce qui se passait » – ce dont j’étais témoin, j’ai intériorisé les peurs de Zoé en les lui rendant transformées, assimilables : « Zoé, est-ce qu’on pourrait dire que ça fait vivre des choses très compliquées cet après-midi chez Papa et Maman ? »

On retrouve cette même problématique dans les terreurs nocturnes de Zoé, les infections urinaires à répétition, les dysharmonies de l’intelligence de Luna et, apparaissant de façon très aigüe, leurs immenses difficultés langagières les conduisant à ne pouvoir être comprises qu’entre elles ou à pouvoir se dire les choses sans être entendues des autres comme un équivalent à trahir leur parent.

L’outil résolutif de leur langage commun comme un refuge clos

Ces deux fillettes se sont développées avec la préoccupation, l’inquiétude que peuvent induire les colères et les inadéquations du père, cette phrase itérativement énoncée par elles en début de placement : « papa il fait peur, il crie et tape les animaux et aussi maman et il donne coup de bâton ». Il y a là toute la description d’un contexte parental terrorisant conduisant au refuge dans un espace clos, narcissique, où Zoé et Luna ont inventé un langage qui ne sera compris que par elles. Leurs chances résident certainement dans le fait qu’elles soient deux avec peu d’écart d’âge, elles se sont inventé un mode de tuteur réciproque. Lorsque nous les voyons dans les premières semaines de leur arrivée, elles passent leur temps à jouer toutes les deux aux poupées, à la dinette, à s’inventer des histoires avec les petits personnages de leurs jeux. Leurs échanges, depuis toutes petites, leur ont certainement permis de ne pas basculer dans l’idéalisation d’un narcissisme omnipotent et destructeur, elles ont créé leurs outils résolutifs avec la construction de ce langage commun qui, bien entendu, possède les limites afférentes au refuge clos, personne ne peut les comprendre.

Deux manières d’être apparaissent progressivement

L’éloignement de leur contexte familial et, corrélativement, le placement à la Maison d’enfants nous (l’ensemble des équipes et moi-même) a progressivement mis au contact de deux fillettes aux attitudes différentes. Autant Luna est souvent renfermée sur elle-même et probablement sur l’objet aimé – sa mère – avec qui elle fusionne, adhérant à son intelligence vide qui ouvre sur le vide ; autant sa petite sœur compte sur son développement psychomoteur – sa spontanéité, son humour, sa capacité à se faire aimer, son charme enfantin – pour assurer son développement. Ce qui se dérobe dans le vide de Luna est l’ouverture au contact et c’est précisément ce que fait sa petite sœur.

Ces deux façons d’être sont possiblement en lien avec ce fait que les deux sœurs vivaient chacune avec un des deux parents : Luna avec sa maman renfermée et inhibée et Zoé avec son papa dont on comprend l’aisance de sa séduction. On peut voir comment des enfants se construisent en mettant à l’intérieur d’eux les parties des objets d’amour de leur environnement premier.

La dissociation du pathique et de l’implication rythmique

Le cas rapporté de cette information préoccupante nous amène à une première préoccupation de la crèche qui fut classée sans suite tout autant qu’à une réunion d’admission, de transmission où, du service gardian5 au service de placement, l’histoire de la vie de ces enfants a été partagée.

Au niveau méthodologique de ce travail classique en protection de l’enfance, nous pouvons sentir les portées pathogènes de l’absence d’évaluation précise du service de placement externalisé et par ricochet, la justice aux prises avec l’imprécision de ceux à qui elle confie la mesure : il y a deux ans, la crèche faisait une information préoccupante pour des soupçons d’attouchement sur Luna de la part de l’oncle paternel et du père de celle-ci. La justice se saisit de l’affaire et demande à un service de placement externalisé d’intervenir au domicile pour mieux comprendre ce qu’il en est. Le maillage de la justice et du placement externalisé conduit à classer l’affaire sans suite, à placer les enfants tout en maintenant un temps de visite le mercredi après-midi en dehors de la présence de tiers.

Cette décision signifie donc que les fillettes ne sont pas en danger lorsqu’elles sont au domicile des parents. Comprenons bien que c’est cela qui nous est transmis en-deçà des mots lorsque nous accueillons en placement les fillettes.

Par ailleurs, quand sont transmis les éléments factuels de la première information préoccupante émanant de la crèche, il ne nous est pas fait ressentir une inquiétude toujours présente concernant des attouchements sexuels. À nouveau, comprenons que nous ne sommes pas spécifiquement inquiets lorsqu’elles se rendent le mercredi chez leurs parents.

Après un certain temps de placement dans notre Maison d’enfants, nous allons progressivement commencer à être inquiets et de ces inquiétudes grandissantes naîtra la rédaction de notre IP. Ce qu’il importe de saisir très attentivement est le fait que les éducateurs travaillant quotidiennement avec les enfants font a priori confiance à ce qui est transmis, ordonné par le maillage de la justice et des travailleurs sociaux, les visites sont maintenues, la vigilance n’est pas très accrue, ils sont ainsi dans une sorte de pensée en miroir du service gardian et du magistrat. Ce que nous soulignons ici est donc la portée pathogène de la dissociation du pathique et de l’implication rythmique6 avec en contrepoint les portées intégratives à leur corrélation illustrées, nous l’espérons, par la rédaction de cette information.

Nous soutenons que les différents services intervenus dans la situation de ces enfants n’ont pu se déprendre de l’enchevêtrement de la pathogénie familiale par défaut de l’intrication d’une implication empathique et rythmique à ce qui pouvait se passer dans la vie de ces petites filles. Nous pouvons alors mesurer les chaînes en cascade de ce défaut tout autant que les pensées de quelques « pas de côté »7 pour essayer de « s’en sortir ».

Rencontrer l’événement à l’épiphanie de son émergence : La réceptivité, « l’ouvert8 »

La candeur de Zoé qui ose montrer, dire, s’exprimer librement à table devant les autres enfants : « Lucas il a fait des choses à ma minette et j’ai été chez le docteur ».

La candeur du clinicien qui est réceptif à ce qui se passe, nous ne refermons pas ce qui fut observé, « je garde précieusement dans ma mémoire le visage désorganisé de Zoé ».

De toute l’observation, il est possible de constater que l’innocence de cette réceptivité était très présente chez les personnes de la crèche, ils sont au contact des bébés, ils ont une capacité d’implication et d’empathie. En contrepoint on voit comment leur information préoccupante est tombée dans l’oubli, elle a été classée sans suite. Puis, une année plus tard, lorsqu’intervient le placement des enfants, le magistrat et les services sociaux continuent d’autoriser les visites au domicile, un droit est accordé un mercredi tous les quinze jours chez les parents. On peut se rendre compte combien l’outil de soin, le champ judiciaire et social se montrent peu réceptif et ouvert à la clinique tandis que la crèche conçoit son travail à partir de la clinique, à partir de cette ouverture, l’implication empathique et rythmique des situations n’est pas interrompue. Pareillement dans la Maison d’enfants, le lieu d’émergence de la seconde information préoccupante actuelle, existent les chaînes non rompues du contact qui s’originent dans le visage de Zoé à partir duquel on voit apparaître tout ce qui était caché, le matériel que nous avons sous les yeux est intégré avec ce que nous connaissions de la vie des petites filles.

Ce qui est en question ici est donc la conception que se fait l’outil de soin de l’implication parentale au plus près du pli de l’enfant ; est alors questionnée la problématique de la parentalité professionnelle (parentalité des personnes de la crèche – judiciaire – services sociaux – des équipes à la Maison d’enfants). Nous entendons, en filigrane, les défenses maniaques et objectivantes de l’outil de soin à l’endroit du monde interne des enfants.

La portée interrogative et ouvrante de l’écriture, l’observation et la mémoire et la pensée

Si nous soutenons que les services qui nous ont précédé ont été dans une certaine cécité psychique à la réalité de la situation des petites filles, nous saluons leur attention accordée à l’écriture de toutes ces choses qu’ils avaient chacun observées, interrogées et trouvées. L’écriture avait donc été consignée.

Par la lecture minutieuse des différents « papiers » constituant le dossier des enfants, nous avons pu accéder à l’histoire de vie de leurs parents, à l’histoire de leur vie à elles deux, aux comptes rendus de l’école, de la crèche, etc. Par toutes ces choses anciennes et parfois classées « sans suite », nous avons été capables de lier, de jeter un pont, entre le matériel de nos observations, la désorganisation du visage de Zoé, le sourire retrouvé de Luna et le monde de leur vie. C’est ce pont jeté qui a permis de porter une intelligibilité nouvelle aux symptômes de ces enfants.

Ces choses de l’écriture et de la lecture sont transposables aux endroits de la liaison et de la mémoire, de ces paroles circulantes et partagées.

Le travail de rassemblement à propos de la construction d’un écrit à destination de quelqu’un nous fait associer à ce que propose H. Rosenfeld concernant les interprétations rassemblantes. Dans l’Introduction d’Impasse et Interprétation, il écrit cette lumineuse idée technique :

« Lorsqu’on commence à saisir en détail ce qui est en train de se passer, on peut alors essayer de rassembler de manière significative un certain nombre des différents aspects ou parties de la personnalité du patient. Ses parties existent souvent sous une forme clivée qui empêche le patient de se comprendre et de se réfléchir lui-même. Cette interprétation de type intégratif semble à la fois aider le patient à retrouver son fonctionnement mental et à renforcer son moi, tandis qu’une interprétation par morceau des aspects divers projetées dans l’analyste peut tout simplement ajouter à la confusion. »

(Rosenfeld, 1990, p. 27)

Conclusion

Notre approche phénoménologique d’une problématique éparse entre plusieurs protagonistes dans l’actualité comme dans l’histoire, basée sur la primauté du vecteur contact nous a permis de rassembler divers pathos (surdité et mutité de la maman, passivité, soumission, invalidité, retard de développement de Zoé et Luna, infection urinaire à répétition…) sous la seule rubrique d’une carence de celle-ci ou d’un contact traumatique entre enfance et parentalité. À partir de quoi, nous sommes remontés aux comportements incestueux du père des enfants, de son frère déjà condamné pour viol et incarcéré, du grand-père maternel incestueux à l’égard de la maman. L’instant originaire du maillage puis du démaillage de la problématique a été celui où la désorganisation du visage de Zoé est apparue après le temps de sa visite en famille.

Ce travail a été rendu possible parce que la pratique institutionnelle est structurée à partir de la prévalence de la dimension du contact, de l’approche emphatique et rythmique des professionnels du dedans et du dehors au plus près de chacun. Une telle problématique familiale, psycho-sociale au-dehors, institutionnelle au-dedans, impose par méthode et rythmiquement un cadre institutionnel où on apprend à apprendre ensemble et à penser ensemble. L’outil institutionnel est irremplaçable pour traiter une pathologie schizophrénogène. Geneviève Appel, Myriam David ne cessent de l’écrire et de le dire.

Une expertise psychologique et gynécologique a été ordonnée par le magistrat pour les deux fillettes. Une enquête est en cours et les enfants vont être entendues à la brigade des mineurs.

Les mots et comportements de Zoé et Luna ont évolué depuis la suspension des visites au domicile au sens où leurs corps et leurs paroles se sont ouverts. Zoé dira progressivement que « papa demandait à maman de mettre le bâton dans ma minette sinon il tuerait maman ».

La maman des fillettes a été hospitalisée quelque temps après la médiatisation des visites en raison d’un virus et tandis qu’aucune cause physiologique ne fut trouvée, l’hôpital la gardera en observation. Elle a révélé dans cet endroit les violences qu’elle subissait de la part de son mari. Les services sociaux ont été informés par l’hôpital et tous ont essayé de lui trouver un lieu d’hébergement sécurisé et hors de son domicile.

La petite fille Carmelita – qui avait dit sans dire le secret de Luna – a dit dans mon bureau qu’elle avait été violée par son oncle maternel pendant les deux années précédant son placement et pendant les six premiers mois de son placement car elle était autorisée à aller voir son oncle le week-end. Partageant9 avec l’institution et les services sociaux cette déclaration de Carmélita, il s’est ensuivi que la brigade des mineurs l’a convoquée. Elle n’a rien voulu leur dire10.

Bibliographie

Jankélévitch, V. (2014). Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien : La Méconnaissance, le Malentendu. Paris : Édition du Seuil.

Maldiney, H (2012) Regard Parole Espace. Paris : Éditions du Cerf.

Resnik, S. (1999). Temps des glaciations : voyage dans le monde de la folie. Toulouse : Érès.

Rosenfeld, H. (1990). Impasse et Interprétation. Paris : PUF.

Rottman, H. (2001). « L’enfant face à la maladie mentale de ses parents. Impact et traitement en placement familial. » In Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, 49(3), 178-185.

Sadlier, K. et coll. 2010. L’enfant face à la violence du couple, Paris, Dunod.

Winnicott, D.W. (1961). « L’effet des parents psychotiques sur le développement de l’enfant », dans De la pédiatrie à la psychanalyse (1958), Paris, Payot, 2005, p. 385-397.

Notes

2 Nous aborderons plus précisément la question du monde du handicap et de celui de la protection de l’enfance dans notre thèse. En effet, nous soutenons l’idée selon laquelle il y a une richesse dans le champ du psychosocial prenant à « contre-pied » les idéologies contemporaines affranchissant la pathologie de la relation.

3 Cette notion est formulée par H. Rosenfeld.

4 À nouveau, les différents ressentis des éducateurs me semblent rendre compte de l’implication dans la folie parentale dont nous savons qu’elle représente une situation à l’origine des traumatismes psychiques (Winnicott, 1961, Rottman, 2001). Dans ce que disent les éducateurs, on entend clairement qu’ils sont soumis au spectacle d’échanges violents entre les parents, entre le père et les animaux. On imagine alors que les petites sont confrontées à la même chose lorsqu’elles sont au domicile et que cela est très grave car elles sont à un âge de dépendance aux parents. Nous savons aujourd’hui que le fait d’avoir subi des violences ou de n’en avoir été que le spectateur, n’induit pas de différence significative dans l’ampleur et les troubles du développement produits chez l’enfant qui y est confronté de façon précoce et répétée (Sadlier, 2010).

5 Lorsqu'un juge prononce une mesure de placement, il confie l'enfant ou la fratrie au Président du Conseil départemental qui, à son tour, le confie à ses services. L'Aide sociale à l'enfance (ASE) du Département devient alors le « service gardien » de l'enfant.

6 Ce point sera travaillé dans notre travail de thèse à partir de la réunion d’admission de Violette. S. Resnik disait que nous réfléchissons toujours mieux en groupe. Il écrit : « L’expérience individuelle en psychanalyse est complémentaire de l’expérience de psychothérapie psychanalytique de groupe. C’est une façon d’appréhender le même paysage à partir de perspectives différentes, ce qui ne peut qu’enrichir le Moi observateur de chacun. Il y a de plus la réalité sociale de tous groupes et la présence de l’opinion publique, pesante mais nécessaire (comme le chœur dans la tragédie grecque). » (1999, p. 39)

7 Ces pensées « en pas de côté » est une idée qui nous est très chère dans notre méthodologie clinique, elle nous semble parler de « l’attention flottante » de Freud, de la « distraction attentive » dont parle Raphaëlle Cazal à propos de Maldiney.

8 Terme emprunté à la revue consacrée à H. Maldiney (2012) dont la pensée sera développée dans notre travail de thèse.

9 La question du « partage » de ce qui est confié, exprimé en consultation est un délicat problème. En tant que cliniciens en institution notamment, nous sommes confrontés à des enfants qui ne souhaitent pas que leurs propos soient « partagés » avec les services sociaux et les magistrats alors mêmes que ceux-ci transcrivent des choses qu’ils auraient subi et punissables pénalement. La situation de Carmelita en est un exemple et fut l’objet d’une réflexion complexe pour nous en tant que psychologue dans le champ de la Protection de l’enfance.

10 Les visites au domicile ont été suspendues immédiatement et devenues médiatisées une fois par mois.

Citer cet article

Référence papier

Gaëlle Picoche, « Dans le champ du psychosocial, dans un cadre institutionnel, une approche clinique et thérapeutique de la relation entre enfance et parentalité », Canal Psy, 130 | -1, 13-19.

Référence électronique

Gaëlle Picoche, « Dans le champ du psychosocial, dans un cadre institutionnel, une approche clinique et thérapeutique de la relation entre enfance et parentalité », Canal Psy [En ligne], 130 | 2023, mis en ligne le 31 mars 2023, consulté le 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=3502

Auteur

Gaëlle Picoche

Psychologue clinicienne

Docteure en psychopathologie et psychologie clinique

Experte judiciaire en psychologie de l’enfant auprès de la Cour d’appel de Lyon

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