« … ils se sont dépris comme on se déprend d’une emprise ou d’un amour… »
J. B. Pontalis
Dans le présent article, nous souhaitons rendre compte de la genèse puis de la portée clinique et thérapeutique d’une information préoccupante rédigée pour les services sociaux1 dans le cadre de notre travail en tant que clinicienne dans une Maison d’Enfants à Caractère Social2.
Dans la situation dont il sera question et en règle générale, les services sociaux sont les services « gardians »3, ceux à qui les institutions accueillantes (type MECS) peuvent s’adresser aux fins de parler, échanger, réfléchir à propos des situations qui leur sont « confiées ». Selon les directions prises par les services sociaux, les contenus des échanges institutions/services peuvent être transmis au magistrat qui, en dernier lieu est l’instance décisionnaire des lignes et des plis donnés aux situations « judiciarisées »4.
Nous espérons didactique la rédaction de cet article pour des étudiants psychologues « en herbe » qui pourront appréhender au plus près une partie du travail d’un psychologue en Institution de Protection de l’Enfance mais aussi pour les professionnels pratiquant dans d’autres champs. Entendre alors une pratique clinique dans le champ du médico-social (donner à voir comment un clinicien en institution peut s’adresser et travailler avec des partenaires hors institution), comprendre un peu plus avant les différents maillages des dispositifs existant en ce champ-là et lire un point de vue clinique de cet ensemble (comment peut être livré un regard clinique auprès des services sociaux et des magistrats afin que puisse émerger une dimension thérapeutique à l’écriture d’une note d’information préoccupante).
La situation globale à partir de laquelle nous travaillerons dans cet article est celle-ci : Deux petites filles âgées respectivement de 3 et 5 ans sont placées « en urgence » dans notre Maison d’enfants, dans le cadre précis du Dispositif d’accueil d’urgence5 à la suite d’une Ordonnance de Placement Provisoire ordonnée par le magistrat en charge de la situation des petites filles.
La structure du présent article est le suivant : Dans un premier temps, nous transcrirons et rassemblerons la présentation par les services sociaux de la situation qu’ils souhaitent confier à notre maison d’enfants. Dans un second temps, nous transcrirons sous la forme d’une transcription « brute6 », l’Information Préoccupante rédigée lors du troisième mois de placement des deux petites filles. Cette information que nous avons personnellement écrite est le fruit d’un long travail de rassemblement, de relecture de prises de notes, de notre mémoire et de celle des personnes s’occupant d’elles (éducateurs et psychologues stagiaires notamment).
La méthodologie générale de notre approche pour l’écriture de cette information préoccupante et de cet article est celle que nous enseignons bien souvent à nos étudiants : Dans un premier temps, livrer au plus près le matériel clinique brut afin que le lecteur puisse être libre de penser ce qu’il découvre7. Dans un second temps, amener un regard clinique en proposant des hypothèses de pensées qui soutiendront notre réflexion plus générale.
Il est suggéré au lecteur de commencer par lire le fil des observations écrit dans un ordre chronologique afin de s’imprégner de l’histoire, de la dynamique du récit, de ses enchainements et ses immobilisations. Puis, de relire également le matériel pas à pas en gardant la mémoire du « tout ».
Présentation de la situation par les services sociaux lors de l’admission en urgence
Un des intérêts de cette présentation est de rendre compte de ce moment particulier qu’est la première rencontre entre un service social accompagnant la famille (ici depuis cinq années) et un service de placement. Comme indiqué précédemment, nous avons retravaillé cette présentation car au moment de son émergence, les éléments rapportés étaient moins rassemblés.
Contexte global
Depuis une année, un premier service de placement externalisé avait été ordonné par le magistrat à la suite d’une information préoccupante émanant de la crèche où était confiée Luna, qui faisait part de soupçon d’attouchement d’un oncle paternel sur la petite fille (soupçon sur le père également). La justice s’était saisie de l’affaire et avait mis en place un Placement externalisé8 pendant une année afin de sécuriser les choses le temps de l’enquête qui avait dès lors été ouverte. L’affaire a été classée sans suite, mais les intervenants du Placement externalisé et les services sociaux avaient trouvé au terme de cette année que la situation globale de cette famille était peu favorable au bon développement des enfants, en raison de l’insalubrité de leur lieu de vie (détritus jonchant le sol, présence de cafards, animaux maltraités), des absences répétées de Luna à l’école, d’une certaine violence de Monsieur sur Madame, corrélés à des attitudes inadaptées de la part des deux parents.
Du côté du père
Monsieur est sans travail, décrit comme un homme au comportement étrange, exerçant une emprise sur sa femme et mère des enfants, il se dit qu’il est probablement violent verbalement et physiquement avec elle. Il aurait huit autres enfants avec des femmes différentes, l’un d’eux serait en couple avec un des fils de Madame. Des enfants seraient nés de cette union et chacun d’eux aurait été placé rapidement après leur naissance. Monsieur a un frère, oncle des petites filles, qui a été jugé et incarcéré pour viol sur mineur il y a une dizaine d’années.
Du côté de la mère
Madame est décrite comme vulnérable, ne comprenant parfois que difficilement ce qu’on lui explique, relevant du handicap et étant en invalidité depuis très longtemps. Elle aurait eu une fille (mariée depuis avec le fils de son mari) d’une précédente union. On apprendra qu’elle « joue » parfois à être sourde, en présence des travailleurs sociaux et de son mari. Elle est décrite comme étant gentille avec ses filles, mais très inhibée en présence de son mari.
Du côté des grands-parents et famille élargie
Le grand-père maternel aurait fait de la prison pour viol sur sa fille pendant des années, durant son enfance. Madame continue à voir son père et peut même y emmener ses filles en week-end. Nous ne savons rien sur la grand-mère maternelle. Aucun élément non plus n’est transmis à propos des grands-parents paternels.
Du côté des fillettes
Luna est décrite comme ayant de grandes difficultés à l’école, étant très renfermée avec un langage incompréhensible. Zoé serait plus ouverte, plus spontanée bien que son langage soit aussi incompréhensible. Il sera dit qu’elles sont dans un état de saleté important, ayant des poux et des infections urinaires à répétition. Au vu de leur présentation, les services sociaux semblent très attachés à ces petites filles.
Résumé de l’ordonnance du magistrat
Le dispositif d’accueil d’urgence devra évaluer la situation des petites filles pendant une durée de trois mois et au terme de celle-ci, un placement pérenne pourrait être envisagé. En l’attente, seront autorisés des appels médiatisés deux fois par semaine et un temps de visite au domicile des parents toutes les trois semaines le mercredi après-midi.
Que laisse apparaître cette présentation de la situation par les services sociaux auprès de notre service de placement ?
Afin de respecter la chronologie du cours des choses, nous livrons ici ce que nous avons pensé à l’époque de ces éléments transmis lors de la présentation de la situation : Une Information Préoccupante datant de la crèche a donné lieu à la mise en place d’un placement externalisé qui est alors intervenu intensivement pendant une année auprès de la famille. Concomitamment à l’Information Préoccupante et au travail externalisé, la justice qui s’était donc saisie de cette information classe l’affaire sans suite. Par ailleurs, les enfants sont placés pour des questions de conditions de vie défavorables et pour autant, des visites au domicile parental sont maintenues. Aussi, nous ne sommes pas en vigilance absolue lorsque ces petites filles nous sont confiées. Ce point sera repris dans notre troisième partie où seront soulignées les portées pathogènes des carences évaluatives des mesures de Placement externalisé.
Pendant ce temps d’évaluation des trois mois, une lecture différente de la situation apparaîtra jusqu’à la construction de cette Information Préoccupante aux services sociaux dont nous savions qu’elle serait transmise au magistrat. Il importe de noter que la méthodologie clinique de travail en protection de l’enfance possède des logiques pas tout à fait transposables à d’autres champs (à la fois propre au champ social et commun à toutes approches psychopathologiques/démarcation avec l’organique et le mythique…). Dans le cas particulier de la situation, nous avons préféré faire une IP plutôt qu’un signalement (qui aurait alors été directement transmis au Procureur), car nous avions déjà longuement échangé avec les services sociaux et nous savions qu’ils soutiendraient nos inquiétudes, ajouteraient d’autres pièces et transmettraient le tout au Juge des enfants et au Juge aux affaires familiales. Si nous avions été dans un cas de figure où nos positionnements n’étaient pas aussi partagés par les services sociaux alors nous aurions assurément fait un signalement.
Ces précisions sont fondamentales pour que le lecteur puisse « sentir » les logiques cliniques empruntées pour protéger « au plus près », en tous les cas, celles qui furent les nôtres dans cette situation.
Transcription « brute » d’une partie de l’information préoccupante9 (ajouts de quelques commentaires concernant la méthodologie employée pour la rédaction de ce type d’écrit)
Les commentaires méthodologiques ouvrent la question de l’importance de la considération du monde interne à laquelle sont, ou non, quotidiennement référées les pratiques institutionnelles. La portée critique de cette question est fondamentale dans le contexte culturel actuel et sera traitée plus avant dans la poursuite de notre travail.
Questions et enjeux afférents à cette IP : Modifications des modalités de visite au domicile parentale ? – Modification du rythme des appels médiatisés – Enquête sur des faits de violences sexuelles exercées sur Luna et Zoé dans le passé et lors des visites actuelles
Par le présent courrier, je souhaite informer officiellement (car des échanges oraux ont eu lieu de façon récurrente) les services gardians des inquiétudes que l’ensemble de la maison d’enfants porte concernant la situation de Luna et Zoé arrivées chez nous en placement d’urgence depuis le…
Dans ce type de courrier, et de notre point de vue, il est important de transmettre que les inquiétudes sont portées par un ensemble de personnes travaillant auprès des petites filles, cela a souvent une portée plus significative.
Par ailleurs, il nous parait important de transcrire les observations, pensées et ressentis de façon progressive et chronologique. Il semble également utile de bien spécifier les sources de celles-ci, faire ressortir éventuellement les différences de points de vue et montrer les processus par lesquels ils auraient pu se rencontrer afin d’arriver à une position commune.
Début de placement
Lors du début du placement, les deux fillettes étaient dans un état psychique et physique assez déplorable, leur langage verbal était extrêmement en retard eu égard à l’ensemble des enfants de leurs âges respectifs, elles tenaient des propos peu compréhensibles. Elles étaient terrifiées la nuit et les passaient de manière très agitée et entrecoupée.
Progressivement, au temps du placement, nous avons constaté une évolution favorable des fillettes dont le langage évoluait et les troubles repérés s’atténuaient. Cliniquement, il est possible de dire qu’il y eut une reprise significative du développement physiologique et psychique.
Corrélativement à ces observations globales et constats, les visites chez les parents avaient lieu les mercredis toutes les trois semaines sur un temps déterminé et nous ne constations pas de dégradations psychiques massives lors des retours de visite. Cependant, plusieurs détails et éléments nous alertaient, nous avions l’intuition d’un écart entre le fait que les appels médiatisés et les visites au domicile des parents étaient maintenus et le fait que les enfants présentaient des troubles traduisant possiblement des traces importantes de modalités relationnelles non intégratives (la précision de la clinique du traumatisme évoquée précédemment est à cet endroit) au développement de leur Moi.
Transcription des éléments côté « petites filles »
– L’élément le plus inquiétant était leur immense difficulté à parler un langage compréhensible par tous, elles semblaient ne se comprendre qu’entre elles et donnaient l’impression de la création d’une sorte de néo-réalité langagière. C’était d’ailleurs très attendrissant de les entendre discuter pendant des heures avec des mots qui n’existent pas, des phrases recomposées, inversées et mélangées à leurs inventions.
– Elles ont immédiatement dans le premier temps des rencontres que j’eus avec elles, eu des propos tels que « papa, tape fort avec bâton, tape aussi chien », « crie beaucoup », « et aussi sur maman… », « papa fait peur », « trop peur papa ». Quelques mots auraient-ils alors été sélectionnés par leur intelligence afin de se faire comprendre ?
– Les très grandes difficultés et craintes de Luna à prendre sa douche. Les éducateurs ne comprenant pas pourquoi elle avait de telles craintes alors qu’ils prenaient des précautions pour « adoucir » ce temps de la douche, ils mettaient en mots, préparaient à l’avance les choses, etc. Malgré tout, une peur persistait et Luna ne pouvait rien en dire.
– Nous étions interpellés par la récurrence des infections urinaires de Luna et le constat régulier de leur plainte à toutes deux : « j’ai mal à la minette ». Nous les avons régulièrement amenées chez le médecin pour soigner, soulager, mais encore une fois sans parvenir à comprendre l’origine de ces maux. Rien n’a été détectable par le médecin. Pas de rougeur ni d’irritation. Nous avons tous eu de la difficulté à comprendre ces choses qui paraissaient difficiles à clarifier.
– Hurlement et terreur de Zoé lorsqu’elle entend l’alarme de la maison d’enfants.
– Terreur nocturne importante de Zoé qui est souvent retrouvée en pleurs et cris durant la nuit dans son lit.
– Troubles importants des liens avec les adultes : collage/distance/agrippement à l’adulte.
– Luna à qui j’ai fait passer un bilan psychométrique (WISC) est très abîmée cognitivement, elle s’abêtit beaucoup à l’endroit des items de compréhension du monde tandis qu’elle a une intelligence qui peut être efficiente dans le domaine logico-mathématique (14 en Matrice par exemple)
Transcription des « détails » et ressentis côté « soignants »
– La récurrence des observations inquiétantes faites par les éducateurs médiatisant les appels deux fois par semaine. En effet, ils rapportaient très souvent les affects compliqués que faisait vivre le père lors de ces appels qui se déroulaient « en Visio ». Impression de brutalité avec les animaux – impression d’emprise sur la mère des fillettes – impression que Madame était apeurée de son mari – Monsieur est très souvent en tenues/non-tenues vestimentaires inadaptées à la situation (torse nu notamment) – impression d’une atmosphère malsaine.
– L’éducatrice référente des enfants rapporte que le père est beaucoup dans la séduction avec elle.
– Lors d’un retour de chez ses parents et alors qu’incidemment Zoé passait dans mon bureau, je lui demandai comment s’était passé le temps chez papa et maman, je perçus soudainement, mais très clairement une désorganisation de son visage et un ahurissement dans ses yeux. J’ai alors gardé précieusement cette image en tête car je ne savais pas véritablement comment l’appréhender. Sur le moment j’en avais parlé à Zoé, mais elle n’en disait rien et se précipitait sur ses jeux comme dans une attitude stéréotypée et d’évitement.
Dans cette partie susmentionnée, il m’a semblé important de distinguer la description des symptômes observés à l’endroit des enfants de celle du monde « soignant » où est davantage considérée la dimension moins objectivable de leurs ressentis.
Progressivement et soudainement, le rythme des visites s’intensifie : les inquiétudes grandissantes sont partagées par tous
Depuis janvier et je crois que cela correspond au moment où le rythme des visites s’est intensifié (le rythme d’une fois toutes les trois semaines devenu une fois tous les quinze jours), nous avons constaté une « dégradation progressive » des filles.
– Sentiment général des éducateurs : Immense tristesse qui est apparue chez Luna – régression de son langage oral, il devenait difficile de la comprendre à nouveau – rigidité et crises caractérielles. Aucune possibilité pour Luna de dire ce qui se passe pour elle. Attitude très fermée.
– Zoé : Son état général n’était pas aussi perceptiblement modifié que celui de sa sœur.
– Lorsqu’en séance sont évoquées les visites chez les parents, l’attitude des fillettes est de manière récurrente identique : Luna dit « oui c’était bien » mais son visage reste très fermé, renfrogné et colérique. Zoé quant à elle dit « non, pas bien » et son visage est identique à celui de sa sœur, très fermé et colérique, elle accompagne également ses quelques mots d’un non de la tête.
– Vignette clinique écrite par ma stagiaire datant du 23 décembre illustrant ce point : Au retour de leur visite [...] Alors que je suis assise sur le lit de Zoé, la petite fille s’installe sur mes genoux et cherche à attraper mon cou de ses deux bras. Je lui demande si elle a passé un bon moment chez ses parents. Zoé me répond : « Non ! », en secouant la tête. Parallèlement, alors que Luna colorie, elle confie à Agathe (autre psychologue stagiaire) que « Zoé dit des bêtises. » et que c’était « bien » chez maman. Zoé continue de me dire : « Non, non, non », et secoue rapidement et brutalement sa tête de gauche à droite. Je crains qu’elle tombe et la tient en mettant mes mains dans son dos (elle est toujours assise sur mes genoux). Je lui dis : « Mais ça a l’air de secouer la tête tout ça ! ». Quand je demande à Zoé ce qu’elle a fait l’après-midi, celle-ci me répond : « Rien ».
– Observations rapportées par l’éducatrice référente des fillettes : Lors d’une rentrée du temps de visite parents, une jeune fille de 13 ans de la Maison d’enfants (Carmelita) lui a dit que Luna « avait confié des secrets qu’elle n’avait pas le droit de dire ». Lorsque l’éducatrice insiste délicatement pour savoir quels étaient ces secrets qu’on n’avait pas le droit de dire, Carmelita dira « moi au moins, mon père, c’est pas un violeur ». À nouveau, peu de possibilités de parler de cela ni avec Carmelita ni avec Luna.
– Quelques jours après la dernière visite au domicile des parents et lors d’un appel médiatisé, l’éducatrice référente, qui était sortie deux minutes de la pièce où Luna téléphonait (car un enfant s’agitait derrière la porte) en revenant a entendu Luna dire à son père « oui, promis, je dis rien ». À nouveau, aucune possibilité de reprise avec Luna n’a pu avoir lieu.
– Observations de mes stagiaires suite au dernier retour de visite : Luna descend du toboggan, marmonne quelque chose que je ne comprends pas puis j’entends : « je veux me faire mal ». D’abord peu sûre d’avoir bien compris ce qu’elle m’a dit, elle se met ensuite à genoux sur le toboggan et tape sa tête dessus. Une éducatrice arrive, demande aux enfants comment ils vont. Je lui dis alors : « Je crois que c’est un peu difficile pour Luna cet après-midi, elle est très en colère et elle n’arrive pas à savoir pourquoi ». Luna fait une mimique d’énervement à l’éducatrice. Elle se déplace ensuite à différents endroits, plus ou moins en hauteur et en équilibre, en verbalisant : « regarde là je vais tomber, regarde je vais me faire mal, regarde là je vais sauter ». À chaque fois, je lui réponds que je suis inquiète qu’elle se fasse mal, et elle continue de me dire : « oui, mais là je vais me faire mal hein ». Il arrive un moment où elle dit : « à l’aide, à l’aide », penchée entre deux marches de l’échelle (peu en hauteur). Je lui propose alors de l’aider. Elle refuse un temps, puis accepte, et au moment où je place mes mains sous ses bras, elle se laisse complètement tomber dans mes bras, contre moi. Je recule, elle reste adossée à moi quelques secondes, de tout son poids. Je lui verbalise qu’elle a envie qu’on la porte un petit peu, qu’on la soutienne. À partir de ce moment-là, elle se mettra près de moi, discutera davantage en verbalisant ce qui se passe autour d’elle.
Soudainement, les visites sont suspendues pendant 6 semaines en raison du confinement de notre maison d’enfants : la parole se libère, la joie s’installe.
– Depuis le jour où a été officiellement annoncé le confinement et la suspension de tout mouvement extérieur à la maison d’enfants, les éducateurs ont été surpris du sourire revenu de la part de Luna. Elle n’a pas pu expliquer cela, mais à ce jour ce sourire est toujours d’actualité et les éducateurs confirment leurs impressions d’une joie de vivre enfantine inédite sur le visage et les attitudes de Luna.
– Parallèlement à cela, nous avons assisté au déploiement de la parole de Zoé à partir de la situation suivante : Zoé nous dira qu’un garçon de la maison d’enfants, Lucas, est venu dans sa chambre un vendredi soir et qu’il lui a fait « des choses ». De jour en jour, elle dira que c’était « des choses sur la minette », puis que ce n’était pas la première fois, puis que Lucas lui disait que si elle racontait ça, alors il déclencherait l’alarme10.
– Lorsque la parole de Zoé s’est libérée pour progressivement « dénoncer », dire, ce que lui faisait Lucas, elle a continuellement associé dans un discours mélangé son père, sa mère et le bâton. Lors de ses associations verbales, elle a dit à son éducatrice référente que « papa tapait avec le bâton dans le dos, les fesses et entre les jambes ». Lorsque l’éducatrice a demandé comment entre les jambes, Zoé a montré et mis sa main sur sa culotte (de mémoire, Zoé était en train de se mettre en pyjama).
– Dernièrement, Zoé a pu confier à son éducatrice qu’elle avait dit à sa maman que si un garçon rentrait dans sa chambre et l’embêtait, « maman m’a dit de crier ». Comment se fait-il que la maman n’en ait pas informé la maison d’enfants ?
Un premier regard clinique. Quelques hypothèses de pensées
Les observations attentives des fillettes et de leurs parents (à travers et à partir des liens que nous avons avec eux, principalement téléphoniques « en Visio ») amènent à un tableau clinique très cohérent où d’un côté il y a des troubles très importants du côté des enfants et de l’autre des éléments « étranges » repérés chez les parents.
Aujourd’hui et en corrélation avec la suspension des visites (suite au confinement), nous avons le sentiment que nombre détails se lient entre eux et de ces liens naissent de très vives inquiétudes concernant le développement des enfants sur un mode de troubles relationnels précoces.
Les observations rapportées dans ce courrier me paraissent être des indications de la dimension dysfonctionnelle du contexte familial dans lequel ont possiblement évolué les enfants tout autant que la dimension pathologique de leurs mécanismes de défenses corrélée aux troubles de leur développement.
Nous identifions principalement deux niveaux de traumatismes qui s’originent à la fois du côté de la mère et du côté du père.
Du côté mère : De son lien traumatisant avec son père par les viols répétés de son enfance, elle développe une intelligence qui semble fonctionner à deux vitesses. Elle peut par exemple discerner le danger : « si Lucas vient dans ta chambre, tu cries », mais n’ira pas plus loin afin de rendre efficiente sa capacité de discernement, elle n’appellera pas la maison d’enfants pour « prévenir » et transmettre. Elle peut entendre, mais quand en certaines situations, c’est trop effractant, elle joue à être sourde et mutique, alors qu’elle ne semble présenter aucune surdité lorsqu’elle est en seule présence de ses filles et de l’éducatrice référente. Les grands traits de l’histoire et du développement de la maman induisent des carences parentales majeures lorsqu’il s’agit d’aider ses enfants. Pour autant ce qu’on perçoit comme encore vivant dans son intelligence est à l’identique dans ses capacités affectives, « aucun travailleur social n’a jamais relevé de malveillance de la maman envers ses filles, au contraire il a davantage été perçu des aspects doux et bienveillants. » Nous sommes d’ailleurs bien au regret de ne pas avoir d’éléments sur sa propre mère et sa grand-mère, car on imagine qu’elle aurait pu faire, auprès d’elles, des expériences de relations très différentes de celles auprès de son père.
Du côté père : Dans son paysage, il y a son frère déjà incarcéré pour viol, qui a fait l’objet d’une information préoccupante concernant sa nièce, Luna. Nous savons qu’il a dix enfants et d’après nos souvenirs, il semblerait qu’il n’ait pas le droit de les voir (à creuser, car cela est extrêmement important pour la compréhension de la situation). Les bizarreries, séductions et comportements systématiquement étranges du père témoignent de son incapacité à considérer ses filles dans le pli même de leurs petits âges. Les yeux ahuris de Zoé et la désorganisation de son visage à l’évocation de cet après-midi passé chez ses parents en sont probablement les témoins.
Nous voyons les carences parentales majeures (à nouveau, apparaît le point précis du traumatisme) en ce qu’elles relèvent d’une incapacité d’implication emphatique et rythmique11 à laquelle se surajoutent des comportements traumatogènes. Dès lors, les Moi encore immatures des enfants ont dû mettre en place des défenses très coûteuses pour survivre à un afflux d’excitations désorganisatrices, angoissantes, douloureuses, prématurément érogènes. En d’autres termes, nous pouvons dire que les capacités de défense, de régulation et de transformation ont été débordées pour leur Moi en développement. Le problème dans l’émergence de ces défenses est qu’elles sont très coûteuses pour l’individu, qui est comme confronté à la nécessité permanente de maintenir un fonctionnement défensif. C’est à ce moment-là que les défenses deviennent problématiques, elles deviennent fixes, rigides et donc pathologiques. Toute l’énergie du Moi est mise à ce service, monopolisée par les défenses au détriment des autres secteurs d’activité psychique en particulier les activités de liaison des expériences, d’élaboration et de reprise signifiante, mais également les activités de découverte, d’apprentissage et de création, les immenses difficultés langagières des fillettes en est à mon sens l’exemple le plus représentatif.
Ces différentes observations et hypothèses de pensées soulignent possiblement les capacités de cette famille à cacher/ne pas dire, séduire et anesthésier les pensées de leurs interlocuteurs. Nous avons mis un temps assez long pour nous apercevoir du fonctionnement traumatogène de ces parents sur Zoé et Luna. Nous avons peu d’éléments sur ce qu’en a pu dire le placement externalisé qui est intervenu au domicile pendant une année.
Je me demande alors (et peut-être est-ce le principal objet de ce courrier d’information préoccupante) s’il n’y a pas des éléments que nous n’aurions pas perçus autour de faits de violences sexuelles de la part de l’entourage familial sur les enfants. Quel est ce bâton qui fait mal, qui fait peur, qui va entre les jambes et sur la culotte ? L’expression du visage de Zoé en début de placement et le sourire retrouvé de Luna en ce temps suspendu de confinement auraient-ils raison des possibles non-dits de leurs parents ?
Un début de réflexion dans un temps « hors courrier »
De notre point de vue, cette observation montre comment se déconstruit une vie, celle d’une famille, et comment il est possible d’en concevoir la reconstruction. L’histoire de Luna et de Zoé traduit la primauté de l’interaction enfance parentalité sur le seul symptôme isolé de sa genèse. C’est dès la crèche qu’une information préoccupante est signalée pour Luna alors âgée de six mois, préoccupation en lien avec la sensibilité, la proximité et la compétence entre le personnel médico-éducatif et le bébé. Cette information sera considérée sans suite par le monde social et judiciaire, celui peut-être de l’école maternelle plus à distance de l’enfant. Pourtant il apparaît que les petites ont des infections urinaires à répétition.
Les choses ont malgré tout fait leur chemin… Aux mauvais traitements des enfants, il convient d’ajouter le mauvais traitement des chiens, régulièrement battus, voire tués par le père, au point qu’il apparaît en matière de protection que la SPA est en avance sur la protection de l’aide sociale à l’enfance ; le premier service de placement dit « externalisé », intervenant au domicile a préconisé au juge le placement en institution des enfants avec un maintien des droits de visite libres le week-end. C’est ainsi que notre Maison d’enfant « accueillante » et « observant » les comportements des enfants et des propos qu’ils rapportent, y compris lors des retours du domicile des parents autorisés par la justice, les services sociaux, qu’une nouvelle information préoccupante s’impose.
Mais dans le même temps, la difficulté du suivi des interactions entre l’enfant et sa parentalité n’est pas vraiment modifiée lorsque Luna et Zoé sont placées à des fins d’observation dans notre institution. Lors d’une absence du veilleur chargé de surveiller les chambres la nuit, un enfant de douze ans suivis judiciairement pour avoir été à l’origine d’une précédente et récente histoire d’attouchement, ne manque pas de tromper la vigilance du veilleur remplaçant et non informé du risque qu’il représentait pour aller passer le début de soirée dans la chambre de Zoé. La petite en informera sa mère qui n’en a rien dit à l’institution. La chose ne sera connue qu’à partir des échanges entre les enfants.
En filigrane et dans une première écoute, nous apercevons l’aspect pathogène du flou et de l’imprécision tout autant que les possibles portées intégratrices de la précision12 et du « soigneusement ». Ces premières impressions seront confirmées dans les suites de notre écoute et du soin apporté à la situation de cette famille. Cette IP retranscrite et nos progressifs axes de réflexion choisis nous ont permis de rendre visible les différents moments du travail de la pensée clinique aux prises avec une clinique des carences parentales et nous ont amené à dégager principalement deux points : l’importance de l’originarité13 entre enfance et parentalité dans la genèse de la psychopathologie – la pratique institutionnelle comme potentialité résolutive à celle-ci (Appell, G., 2005).
Nous proposons dans un second article de poursuivre notre analyse dans ce temps « hors courrier » sur la situation de Luna et Zoé.