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Texte

Nombreux sont les psychologues et les psychanalystes à s’adonner à une activité d’écriture d’ordre littéraire, poétique et fictionnelle. Inutile et impossible de tous les citer, mais parmi les francophones figurent le poète et romancier belge Henry Bauchau, Marie Darrieussecq, Jean-Bertrand Pontalis, Sarah Chiche ou encore Didier Anzieu et ses Contes à rebours (1975).

L’objectif de cet article n’est pas de questionner les liens de parenté entre psychanalyse et littérature, ni de tenter d’extraire et d’expliquer l’hypothétique lien de corrélation ou de cause à effet entre d’un côté « être psy » et de l’autre « se mettre à écrire » (ou l’inverse), mais plutôt d’ébaucher une mise en perspective entre différents types d’écrits, les écrits de recherche et les écrits littéraires1 à partir de ma pratique2 ; la question centrale qui guidera mes réflexions, au-delà de mon expérience personnelle, est celle de la connivence entre l’activité d’écriture et la folie, cette forme de « travail » sur la réalité auquel s’adonnent volontairement l’écrivain et involontairement le sujet pris dans le délire, et en quoi ce travail sur la réalité, spécifiquement dans un roman, peut enrichir la compréhension de cette part de la réalité qu’il montre en la transformant.

Cet article prendra la forme d’un raisonnement sur ce que permet l’écriture, et commencera par un détour par l’anthropologie et l’écriture ethnographique afin de démontrer en quoi, par l’intermédiaire de l’écriture, il est possible de faire des découvertes, d’approcher le monde sensible et subjectif d’un individu, voire d’en faire intérieurement l’expérience. Ce détour permettra d’aborder la question de l’écriture littéraire en tant que moyen d’exploration de la réalité, de montrer pourquoi, comme l’écrit Deleuze, « la littérature est une santé » (1993, p. 9), et pourquoi le travail de l’écrivain s’apparente au jeu d’un enfant plutôt qu’au délire. Enfin, ce raisonnement amènera à effleurer la vaste question qui sera posée en guise d’ouverture : peut-on se servir de l’écriture comme un moyen d’explorer l’expérience « d’être fou » ?

L’écriture comme méthode

Un des principes de base de la méthode en anthropologie, c’est le corps à corps avec « l’objet » d’étude, sur le terrain et grâce aux rencontres et aux liens qu’on y tisse. Cette expérience de terrain, l’anthropologue la traduira sous une forme textuelle ; il n’y a pas d’anthropologie sans texte ethnographique : « L’ethnographie […] c’est la transformation scripturale de cette expérience, c’est l’organisation textuelle du visible » (Laplantine, 2015, p. 29). La description ethnographique associe l’étude d’une culture (ethnos) à l’écriture (graphè), et fait « de leur relation sa spécificité » (ibid, p. 56).

L’objet d’étude de ma thèse de doctorat m’a menée à passer d’une discipline, la psychologie clinique, à une autre, la socio-anthropologie, qui n’est pas venue recouvrir la psychologie, mais plutôt la continuer et la compléter. Cette recherche visait à explorer la relation de personnes porteuses du syndrome d’Asperger aux éléments vivants non-humains, par le recueil d’entretiens approfondis et par des études de terrain aux domiciles de deux participantes, chez qui j’ai vécu pendant plusieurs jours. J’ai tenté de mettre en évidence les processus subjectifs déployés par les participants et questionné leurs représentations des éléments vivants non-humains et les relations intersubjectives tissées avec ceux-ci, notamment à partir de leurs expériences sensorielles quotidiennes3. C’est donc presque naturellement, sans l’avoir consciemment décidé, que la méthodologie de ma thèse s’est axée autour, d’un côté, des compétences pour mener des entretiens cliniques acquises lors de mes études en psychologie clinique, et, de l’autre, de la pratique de l’écriture qui m’accompagne depuis mon plus jeune âge.

Cette expérience de l’écriture s’est avérée d’une aide considérable pour réaliser ces deux études de terrain. En effet, « écrire » ne se résume pas, du moins d’après mon expérience, à « rédiger », à aligner des mots pour construire des phrases pour créer du sens, à une pratique concrète, visible et productive. Elle relèverait (et témoignerait) avant tout d’un rapport sensible au monde, et engendrerait et entretiendrait des capacités d’observation intense générant une intimité avec celui-ci en même temps qu’un recul lucide ; la « rédaction » en elle-même relèverait d’une traduction au plus près de ces observations et de ce qu’elles éveillent en soi. Toutes ces années de pratique de l’écriture m’ont permis d’acquérir une forme d’observation patiente, qui à la fois me distanciait du monde par l’extériorité qu’elle instaurait, et à la fois m’y liait puisque j’y entrais mentalement pour les intégrer, les ressentir, et ensuite les traduire par écrit.

Je ne souhaite pas approfondir la question du rapport à l’écriture qui peut s’avérer intime et qui n’est pas pertinente ici ; simplement, ces capacités d’écriture (qui ne sont donc pas uniquement des capacités de rédaction mais aussi tout ce qui « a lieu » en amont, qui relèverait d’une forme de disponibilité et d’attention intense) sont primordiales pour réaliser des études ethnographiques et pour ciseler et préciser notre pensée et nos observations au moment de les restituer. Comme l’écrit encore l’anthropologue François Laplantine : « Sans l’écriture, le visible resterait confus et désordonné » (2015, p. 29) ; ainsi, l’ethnographie, en tant que transformation du regard en écriture (ou en rédaction), relèverait d’une édification scripturale de l’expérience.

Cependant, entre l’écrit de recherche et l’écrit de fiction ou poétique, la parenté s’arrête là. En effet, la disposition intérieure n’est pas la même selon que l’on écrit un texte littéraire ou un texte ethnographique. On ne réfléchit pas de la même manière, on n’oriente pas sa pensée dans la même direction. L’écriture littéraire, qu’elle soit de fiction ou poétique, requiert une sorte de suspension du cartésianisme et de la réflexion consciente ; en quelque sorte, on ne réfléchit pas (trop) consciemment pendant4.

Ensuite, la description ethnographique n’est pas et ne doit pas devenir imaginative, sans quoi l’anthropologue sortirait du cadre de la recherche. Le texte ethnographique en lui-même ne relève pas de l’interprétation, mais plutôt d’un découpage, d’une mise en ordre du réel, d’une traduction de celui-ci. L’ethnographie n’a rien d’une introspection ; elle relève d’une « extratextualité »5 (ibid). Anthropologue spécialisée dans le domaine de la sorcellerie, Jeanne Favret-Saada écrit : « C’est une propriété remarquable du texte ethnographique qu’y soit régulièrement occulté le sujet de l’énonciation (c’est-à-dire l’auteur), lequel s’efface devant ce qu’il énonce de son objet. » (1994, p. 49). Autrement dit, il s’agit, avec ce type d’écriture, de demeurer dans un état de non-analyse, voire de tendre vers une « réduction phénoménologique » : comme l’écrit Merleau-Ponty, « le réel est à décrire, et non pas à construire ou à constituer » (1945, p. 10).

Pour Bronislaw Malinowski, l’un des pionniers de l’étude de terrain et de l’observation participante, « le but [d’un anthropologue] est de saisir le point de vue de l’indigène, de comprendre sa vision du monde » (1993, p. 81-82). Il ne s’agit pas de soi, mais toujours de l’autre ; même s’il est vrai qu’il s’agit d’un autre compris à partir de ce qu’il nous est possible d’en percevoir en tant qu’individu culturellement et individuellement marqué : « on ne voit pas comment l’ethnographe pourrait s’abstraire lui-même du récit qui fonde sa description [...] » (Favret-Saada, 1994, p. 49). Il n’existe pas de « description pure », puisque « toute description [est] construite à partir d’un imaginaire. Bref, la description est une activité d’interprétation » (Laplantine, 2015, p. 107). Mais le devoir d’un anthropologue est justement de savoir faire la part des choses, d’être capable (tout comme un psychanalyste ou un psychologue) de démêler ce qui vient de soi et ce qui relève de l’autre, et de l’expliciter tant que possible pour projeter le moins possible sur ce qui est observé les présupposés de sa propre culture, de sa propre éducation ; en cela, l’écriture littéraire est considérablement plus libre.

Ainsi, pour les anthropologues, l’écriture est un outil de travail, une méthode de recherche permettant, par la description la plus objective possible (sans pour autant se leurrer quant à la relativité de la neutralité), de traduire, d’approcher au plus près les phénomènes sociaux, l’espace sensible et visible dans lequel sont inscrits les individus, la texture de leur quotidien. Pari ambitieux et plutôt insolent lorsqu’on la compare aux méthodologies scientifiques actuelles. Et pourtant, voilà plus d’un siècle que l’ethnographie fait ses « preuves » et qu’elle perdure en tant que méthode de recherche. En tout cas, on n’a pour l’instant rien trouvé de mieux pour la remplacer.

L’écriture fait donc pour certains, jusqu’à nouvel ordre, office de méthode de recherche ; « écrire » est considéré comme une activité par l’intermédiaire de laquelle il est possible de faire des découvertes, d’appréhender, voire de comprendre6 l’altérité.

Un « travail » sur la réalité

François Laplantine considère que « […] cette exigence de mener un projet scientifique sans renoncer à la sensibilité artistique est peut-être le propre de l’anthropologie » (ibid, p. 65). Il explique que la description ethnographique, fondée sur le sensible et le visible, permet de se diriger vers un métalangage, c’est-à-dire de tirer de la réalité empirique des concepts, des théories abstraites. « Écrire » permet donc d’aller plus loin en s’abstrayant de la base empirique qui servait de socle à l’anthropologue. Qu’en est-il alors du roman ? De la liberté d’inventer qui est celle de l’écrivain ?

Pour Michel Butor, « le roman est une forme particulière du récit [...] il est un des constituants essentiels de notre appréhension de la réalité » (1964, p. 7). Il propose d’appeler « symbolisme d’un roman » (ibid, p. 12) les relations entre ce que le roman décrit et la réalité : la littérature relèverait selon lui d’une « expérience méthodique » (ibid, p. 14), dans le sens où la fiction aurait pour fonction de combler les vides de la réalité en nous éclairant sur celle-ci. Le roman serait « le lieu par excellence où étudier de quelle façon la réalité nous apparaît ou peut nous apparaître ; c’est pourquoi le roman est le laboratoire du récit » (ibid, p. 9).

Ainsi, comme pour un anthropologue, la matière première d’un écrivain serait la part observable et sensible de la réalité ; cependant, le métalangage d’un écrivain ne serait pas constitué de concepts et de théories, mais de personnages et de fictions ; on pourrait même envisager qu’un écrivain agit dans le sens inverse de celui d’un chercheur : plutôt que le terrain, c’est la fiction en elle-même qui lui sert de laboratoire en tant qu’espace où la réalité serait rejouée, parfois à l’extrême, faisant office de miroir grossissant d’éléments de cette réalité, et l’écriture agirait alors comme un microscope. Le chercheur ne peut pas se permettre un tel décollement, et j’avoue avoir très bien ressenti ce décalage lors de mes études de terrain, qui m’est apparu sous la forme d’une certaine lourdeur de l’écriture ethnographique, d’une écriture rivée au réel, qui contrastait presque douloureusement (plus exactement en générant un certain ennui) avec ma pratique de l’écriture de romans, de nouvelles, ou de textes qualifiés de « poétiques ».

Un écrivain aurait cette liberté qu’un chercheur ne pourrait pas se permettre d’avoir : celle de s’abstraire de la réalité et à la fois d’intensifier le réel et de jouer avec lui. Ce faisant, un écrivain d’une part s’extrait d’un certain pacte social, comme nous allons le voir à présent, et de l’autre se sert de la réalité pour la reconstruire à sa guise, tout en la montrant et en permettant de faire l’expérience de certains aspects de cette réalité, comme nous l’aborderons ensuite.

Dans ses Lettres à un jeune poète (1937), Rilke insiste à plusieurs reprises sur l’importance fondamentale de la solitude de l’écrivain ou du poète, cette solitude agissant « en silence d’une manière continue et efficace comme une force inconnue sur tout ce que vous vivrez et ferez, comme fait en nous le sang de nos ancêtres » (ibid, p. 108). La solitude est élevée au rang de « travail, rang et métier » (ibid, p. 62), et, sans elle, impossible d’accéder à la beauté fondamentale du monde ni à une écriture authentique qui permettra d’en rendre compte.

Cette importance de la solitude, de la coupure de l’écrivain d’avec les autres, nous la retrouvons chez Virginia Woolf, pour qui il est nécessaire de partir « se retirer, seul[e], dans une pièce solitaire où […] ils [les écrivains] ont dominé leurs perceptions, les ont étayées et transformées pour en faire l’étoffe de leur art » (2008, p. 112), ou encore Marguerite Duras : « La solitude de l’écriture c’est une solitude sans quoi l’écrit ne se produit pas, ou il s’émiette exsangue de chercher quoi écrire encore. Perd son sang, il n’est plus reconnu par l’auteur. […] Il faut toujours une séparation d’avec les autres gens autour de la personne qui écrit les livres. C’est une solitude. C’est la solitude de l’auteur, celle de l’écrit » (1993, p. 17). Pour elle, « la solitude c’est ce sans quoi on ne fait rien. Ce sans quoi on ne regarde plus rien. C’est une façon de penser, de raisonner, mais avec la seule pensée quotidienne » (ibid, p. 38).

Pour écrire, un écrivain devrait faire allégeance à la solitude comme une façon de se placer hors du pacte social, de s’émanciper des règles de la socialisation pour s’inscrire dans un autre rapport au monde, de se délier des contraintes relationnelles afin de libérer sa créativité, une liberté de créer qui saurait se dégager, dans une certaine mesure au moins, du règlement, pour parvenir à inventer un style qui aurait la force de rendre compte d’un monde imaginaire créé sur le dos de la réalité, monde inventé à partir d’elle, parlant d’elle, mais en s’en émancipant.

Comme l’écrit Roland Barthes : « Ainsi sous le nom de style, se forme un langage autarcique qui ne plonge que dans la mythologie personnelle et secrète de l’auteur […]. Le style a toujours quelque chose de brut […] il est comme une dimension verticale et solitaire de la pensée. […] Il est la "chose" de l’écrivain, sa splendeur et sa prison, il est sa solitude. […] le style se situe hors de l’art, c’est-à-dire hors du pacte qui lie l’écrivain à la société » (1972, p. 12). Pour Barthes, l’écriture ne saurait être un instrument de communication, elle relève d’une « contre-communication » et cela ne peut être atteint que si l’écrivain inscrit son écriture hors « des normes de la grammaire et des constantes du style » (ibid, p. 14).

Ainsi, il y aurait une désocialisation nécessaire de l’écrivain, qui, comme l’individu dont la raison est emportée par un délire, recréerait, grâce à la solitude et à la coupure d’avec les contraintes et les normes relationnelles, un monde imaginaire, une reconstruction de la réalité légèrement déliée des lois sociales, et s’inscrirait, même momentanément, dans une « contre-communication » plus ou moins partageable7. L’écrivain serait ainsi celui, celle, qui peut se permettre de transgresser la langue parce qu’elle en a la maîtrise, pour atteindre, comme l’écrit Barthes, « un au-delà du langage », une « surnature du langage » (ibid, p. 11). Pour Gilles Deleuze, le style, dans la littérature, trace dans la langue « une sorte de langue étrangère, qui n’est pas une autre langue, ni un patois retrouvé, mais un devenir-autre de la langue, une minoration de cette langue majeure, un délire qui l’emporte, une ligne de sorcière qui s’échappe du système dominant » (1993, p. 15).

Du latin « delirare », délirer signifie « sortir du sillon » : la solitude permettrait à un écrivain de sortir du sillon, du convenable, du normal, du grammaticalement correct, de la consigne, de la ligne tracée, pour faire autrement que ce que la réalité impose ; pour inventer, il est nécessaire de s’écarter du sillon, de sortir de l’empirique. Finalement, pour parler en termes freudiens, il s’agit de se jouer du principe de réalité.

Freud considérait que « […] le contraire du jeu n’est pas le sérieux, mais la réalité » (2010, p. 6), et qu’on peut déceler dans les jeux des enfants des traces d’activité poétique « en tant qu’il [l’enfant] se crée un monde à lui, ou, plus exactement, qu’il transpose les choses du monde où il vit dans un ordre nouveau tout à sa convenance » (ibid). Comme les rêveries, la création littéraire se situerait selon Freud dans la continuation du jeu et viendrait s’y substituer à l’âge adulte (même si cette chronologie est discutable, puisque des enfants écrivent). Donc, si l’écriture est une continuation du jeu, pour paraphraser Freud, le contraire de l’écriture n’est pas le sérieux, mais la réalité. L’écrivain qui joue avec la langue, alors, ne délirerait pas, puisqu’il joue, non pas à l’encontre de la réalité, en dépits d’elle, mais avec elle, à partir d’elle, comme rivale et partenaire. Il rejouerait la réalité autrement (« Il n’y a pas de littérature sans fabulation » [Deleuze, 1993, p. 13]). Le roman, selon Barthes, trouble l’imaginaire en lui donnant « la caution formelle du réel, mais laisse à ce signe l’ambiguïté d’un objet double, à la fois vraisemblable et faux [...] » (1972, p. 28). Le lecteur comme l’écrivain savent que ce qui est écrit est fictif, même s’ils y croient : « […] l’écrivain montre du doigt le masque qu’il porte. Toute la littérature peut dire […] je m’avance en désignant mon masque du doigt » (ibid, p. 32).

Précédemment, j’ai cherché à démontrer que l’écriture peut faire office de méthode de recherche et que le roman permet d’éclairer la réalité. Si, pour cela, l’écrivain doit s’extraire, le temps de l’écriture, du pacte social en choisissant la solitude pour sortir du sillon et s’inventer une langue, le « travail » sur la réalité auquel il s’adonne alors ne relève cependant pas du délire, voire permettrait d’aborder la question de la folie, de sa propre folie, sans y tomber : « Il y a une folie d’écrire qui est en soi-même, une folie d’écrire furieuse mais ce n’est pas pour cela qu’on est dans la folie. Au contraire » (Duras, 1993, p. 64). La langue de l’écrivain permettrait d’exprimer ce qui, dans la langue commune, relèverait du délire, et permettrait de faire l’expérience de la déraison, tout comme l’anthropologue peut approcher l’expérience d’être un Arapesh sans jamais en devenir vraiment un.

En effet, pour Deleuze, la littérature se situe « du côté de l’informe et de l’inachèvement » (1993, p. 11). L’écriture serait un devenir, un processus, jamais l’imposition à ce qui existe d’une forme d’expression, d’imitation ou d’identification. Ce devenir de l’écriture relèverait d’une quête afin de « trouver la zone de voisinage, d’indiscernabilité ou d’indifférenciation […]. On peut instaurer une zone de voisinage avec n’importe quoi, à condition d’en créer les moyens littéraires […]. Quand Le Clézio devient-Indien, c’est un Indien toujours inachevé, qui ne sait pas « cultiver le maïs ni tailler une pirogue » : il entre dans une zone de voisinage plutôt qu’il n’acquiert des caractères formels » (ibid, pp. 11-12). L’anthropologue peut « entrer dans la zone de voisinage » de l’être au monde d’un Arapesh sans jamais en être un, en restant inscrit dans le processus du devenir-Arapesh, jamais en atteignant une forme-Arapesh, un être-Arapesh.

L’écriture est une quête, une approche, jamais un arrêt sur une cible enfin atteinte. Elle peut être un moyen de faire l’expérience de (être un Arapesh, être fou, être une autre espèce animale, etc.), sans jamais avoir la certitude qu’il s’agit bien de cette expérience et non d’une autre. Et c’est bien cela, cette incessante non certitude de l’écrivain8, qui permet à un écrivain de continuer à écrire, à rester inscrit dans un devenir, un processus, et non d’entrer dans un état : « La maladie n’est pas un processus, mais arrêt du processus […]. Aussi l’écrivain comme tel n’est-il pas malade, mais plutôt médecin, médecin de soi-même et du monde. […] La littérature apparaît alors comme une entreprise de santé [...] » (ibid, p. 14). Et c’est cette santé qui préserve la capacité d’une écrivaine à continuer à fabuler pour « inventer un peuple qui manque » (ibid).

Ouverture : écrire la folie ?

Écrire ou délirer : comme nous l’avons vu, on peut difficilement faire les deux en même temps. Quand on écrit, c’est peut-être un délire, en tant que « processus » : « Mais quand le délire retombe à l’état clinique, les mots ne débouchent plus sur rien, on n’entend ni ne voit plus rien à travers eux, sauf une nuit qui a perdu son histoire, ses couleurs et ses chants. La littérature est une santé »9 (ibid, p. 9). Comme en témoigne Sarah Chiche (2020), la souffrance psychique, lorsqu’elle dépasse un certain seuil, entraîne la perte même du langage, rend impossible toute écriture. Mais peut-on, par l’entremise de l’écriture, approcher l’expérience « d’être fou » ?

L’écriture serait un outil puissant pour parvenir à côtoyer la folie sans qu’elle nous emporte, d’entrer dans sa zone de voisinage. Nous avons montré en effet que l’écriture, en tant que méthode de recherche en anthropologie, permet d’approcher la réalité, l’être au monde d’un individu. Par ailleurs, la langue de l’écrivain, son style, ferait office de harnais de sécurité qui lui permettrait de se pencher au-dessus du précipice de la déraison sans y tomber. L’écriture serait donc un moyen valable d’explorer la folie de l’intérieur, du moins d’en effleurer l’essence.

Écrire l’histoire d’un personnage fou permettrait aux lecteurs et aux écrivains d’approcher l’être au monde de ce personnage de l’intérieur, de tenter de questionner la folie qui lui est propre autrement qu’en portant sur elle un regard psychopathologique, analytique, un regard de chercheur ou de thérapeute. Écrire la folie, ou sur une folie particulière, à travers un roman, ce serait tenter, comme un ethnographe, d’entrer dans la zone de voisinage de cette folie particulière sans l’analyser ; c’est cette « extratextualité » dont parle François Laplantine (2015), c’est-à-dire cette nécessaire sortie (partielle) hors de soi pour entrer (partiellement) dans la réalité de l’autre. Nous avons vu qu’écrire, c’est tenter de vivre auprès, d’entrer dedans, en sachant malgré tout qu’il est difficile d’aller au-delà du seuil. C’est aussi accepter la non-analyse, parce que l’analyse demande de reculer pour mieux voir, de s’éloigner pour comprendre. C’est ce que fait un anthropologue une fois ses études de terrain transformées en textes ethnographiques, lorsqu’il en tire des concepts. C’est ce que ne fait pas un écrivain, ou bien au risque de rendre son texte artificiel, dévitalisé ; de quoi aurait l’air une enfant qui se mettrait à analyser son jeu au moment même où elle joue ? Pour cela, il faudrait arrêter le processus (ou entrer dans un autre processus).

Finalement, que permettrait « écrire la folie » ? Si je pose la question ainsi, c’est parce que ma propre expérience m’a montré qu’écrire la folie d’un personnage amène à considérer sa folie, non pas en tant qu’aliénation, mais en tant qu’altérité.

Aborder la folie par l’écriture est une tentative que j’ai entreprise très tôt, bien avant de savoir que j’allais m’engager dans des études de psychologie puis de socio-anthropologie ; à quatorze ans, j’avais écrit l’histoire d’une jeune fille qui, perdant toute attache, traversait des environnements, des mondes de plus en plus incohérents, et finissait par se poser cette question : « Suis-je folle ? Ou bien est-ce ma réalité qui déraisonne ? ». Tentative que j’ai reprise à vingt-six ans, avec un roman10 racontant l’enfoncement progressif dans la folie d’un jeune homme poursuivi par son délire, convaincu d’être empêché de mener à bien sa mission (écrire un livre sur la « Réalité »), entouré d’« aveugles mentaux » (les non-fous, les psys en étant les plus dignes représentants) qui l’obligent à « composer avec leur cécité chronique » : « Pour les aveugles, c’est toujours nous qui sommes en défaut. Il faut faire attention au moindre de nos gestes, de nos regards. Ils interprètent. »

Plus qu’approcher la folie, ce personnage fou de mon roman m’autorisait à poser sur le monde un autre regard, un regard transgressif, délié des normes sociales et des habitudes de la logique11. Ce n’était donc pas sa folie en elle-même qui m’intéressait, mais l’altérité en tant qu’elle permettait d’aborder le monde sous un autre angle, et aussi de faire l’expérience du monde par l’entremise d’une pensée et d’une perception nouvelles qui sortent du sillon. C’est peut-être un leurre, mais un leurre qui a conscience de lui-même, une tentative.

Bibliographie

Barthes, R. (1972). Le degré zéro de l’écriture. Paris : Éditions du Seuil.

Butor, M. (1964). Essais sur le roman. Paris : Gallimard.

Chiche, S. (2020). Saturne. Paris : éditions du Seuil.

Deleuze, G. (1993). Critique et clinique. Paris : Éditions de Minuit.

Duras, M. (1993). Écrire. Paris : Gallimard.

Favret-Saada, J. (1994). Les Mots, la Mort, les Sorts. Paris : Gallimard.

Freud, S. (2010). Freud et la création littéraire. Paris : PUF.

Lacan, J. (1957-1958). Séminaire V. Les formations de l’inconscient. Paris : éditions du Seuil.

Laplantine, F. (2015). La description ethnographique. France : Armand Colin.

Malinowski, B. (1993). Les Argonautes du Pacifique occidental. Paris : Gallimard.

Merleau-Ponty, M. (1945). Phénoménologie de la perception. Paris : Gallimard.

Rilke, R-M. (1937). Lettres à un jeune poète. Grasset : Les Cahiers Rouges.

Woolf, V. (2008). L’écrivain et la vie. Paris : Payot&Rivages.

Notes

1 Je me référerai uniquement à des écrits de fiction (romans, nouvelles, voire poésie) et non à des récits autobiographiques.

2 En tant que diplômée de psychologie clinique, docteure en sciences politiques et sociales (socio-anthropologie), et écrivaine.

3 « Une socio-anthropologie du syndrome d'Asperger. Regards obliques sur le monde moderne » (2021).

4 Toujours selon mon expérience personnelle ; il ne s'agit pas de donner une recette ou de parler pour les autres.

5 En cela, l'écriture ethnographique rejoint la littérature selon Deleuze : « […] la littérature […] ne se pose qu'en découvrant sous les apparentes personnes la puissance d'un impersonnel qui n'est nullement une généralité, mais une singularité au plus haut point […] Ce ne sont pas les deux premières personnes qui servent de condition à l'énonciation littéraire ; la littérature ne commence que lorsque naît en nous une troisième personne qui nous dessaisit du pouvoir de dire Je [...] » (1993, p. 13).

6 Du latin « comprehendere », « comprendre » signifie « saisir ensemble, par l'intelligence, par la pensée ».

7 En effet, qu'est-ce qui permet à un écrivain de faire le pari que ce qu'il écrit a la potentialité d'intéresser quelqu'un d'autre que lui, d'emporter quelqu'un d'autre dans la réalité parallèle qu'il a créée ? Quand on écrit, on ne se pose pas la question. Ce qu'on écrit n'est tout d'abord jamais adressé. On est finalement un peu comme le fou qui ne doute pas de la réalité de son délire : pendant l'écriture, une conviction nous guide. C'est lorsque c'est écrit et qu'il faut réécrire, lorsqu'on est sorti de cette forme d'emprise intérieure (ou de lune de miel) de l'écriture, qu'on commence à douter.

8 Les lacaniens parlent de « certitude psychotique » : le psychotique « a une certitude qui est que ce dont il s’agit – de l’hallucination à l’interprétation – le concerne […]  et cette certitude est radicale […], cela signifie quelque chose d’inébranlable pour lui » (Lacan, 1957, p. 153).

9 Deleuze connaissait-il le principe d'indétermination en physique quantique ? Selon ce principe, il est impossible de calculer à la fois la vitesse et la position d'une particule (principe contre-intuitif pour la physique classique). Comme l'explique Deleuze, il ne peut y avoir à la fois processus (vitesse) et état (position).

10 Saint-Jean l'Aveugle (2018, non publié).

11 Même s'il ne s'agissait pas là d'un objectif en soi de l'écriture de ce roman, mais plutôt d'un effet secondaire.

Citer cet article

Référence papier

Anna-Livia Marchionni, « Écrire ou délirer », Canal Psy, 130 | -1, 29-34.

Référence électronique

Anna-Livia Marchionni, « Écrire ou délirer », Canal Psy [En ligne], 130 | 2023, mis en ligne le 31 mars 2023, consulté le 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=3504

Auteur

Anna-Livia Marchionni

Docteure en socio-anthropologie

Psychologue clinicienne

Écrivaine

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