La dimension reconstructive de la mémoire : de la psychologie à la philosophie

p. 22-26

Plan

Texte

Introduction

On a coutume de se représenter la mémoire comme une faculté de rétention, qui conserve la trace des expériences et des connaissances acquises d’une manière à la fois fidèle et définitive. De cette mémoire, le sujet est propriétaire. C’est ensuite à lui de gratter, en archéologue averti, afin de retrouver ses trésors cachés. Une bonne mémoire, c’est une mémoire qui retient le plus d’informations possible, une mémoire idéale serait celle qui retiendrait tout.

Pourtant, que pourrait-il bien arriver à quelqu’un qui se rappellerait tout ? Dans « Funes, el memorioso1 », Borgès décrit un personnage dont la particularité est de ne rien pouvoir oublier. Mais cette supposée bénédiction s’avère être un véritable malheur.

« La vérité, c’est que Funes ne se rappelait pas seulement chaque feuille de chaque arbre dans chaque coin de la forêt, mais de chaque fois qu’il avait perçu ou imaginé la feuille. Il se résolut à réduire chacun de ses jours passés à soixante-dix mille remémorations, qu’il définirait par des nombres ensuite. Deux considérations le dissuadèrent ; la réalisation que la tâche était indéterminable, et la réalisation qu’elle était sans intérêt. Il se rendit compte qu’il n’aurait toujours pas fini de classer les souvenirs de son enfance au moment de sa mort2. »

En fait, de longue date, la réflexion sur la mémoire a mis en avant que l’oubli n’était pas simplement un défaut de la mémoire, mais la condition de son bon fonctionnement. Ribot s’intéressait ainsi à l’oubli « momentané » comme condition de la mémoire épisodique : si je devais parcourir toute la série des épisodes intermédiaires pour atteindre un épisode ancien, la mémoire en serait rendue « impossible », elle s’enliserait. Et il poursuivait :

« Nous arrivons donc à ce résultat paradoxal qu’une condition de la mémoire, c’est l’oubli. Sans l’oubli total d’un nombre prodigieux d’états de conscience et l’oubli momentané d’un grand nombre, nous ne pourrions nous souvenir. L’oubli, sauf dans certains cas, n’est donc pas une maladie de la mémoire, mais une condition de sa santé et de sa vie3. »

Donc si la mémoire ne peut pas tout retenir, ce serait parce qu’elle ne doit pas tout retenir. Mais on peut faire un pas de plus. Si la mémoire n’a pas à tout conserver, doit-elle cependant être toujours fidèle ? Il y a deux dogmes au sujet de la mémoire, et non un : le premier, déjà mis à mal, est celui selon lequel, idéalement, tout doit être stocké ; le second est celui selon lequel le souvenir doit être à l’image du passé. C’est avec ce second dogme que se propose de rompre l’hypothèse formulée en psychologie et neuropsychologie d’une dimension reconstructive de la mémoire. Nous envisagerons avec elle une mémoire épisodique (ou autobiographique) qui reconstruit ses contenus selon un compromis entre leur fiabilité et leur flexibilité afin d’aider le soi à évoluer dans le monde, afin de le préparer au futur à partir d’une reconstruction de son passé personnel. Bref, une mémoire au service du soi.

Nous montrerons qu’il y a une dimension doublement reconstructive de la mémoire épisodique ou autobiographique (de ses contenus et de leur statut) (1). À partir des recherches actuelles en neuropsychologie, on peut retenir l’hypothèse selon laquelle la reconstruction mémorielle n’est pas signe d’une faiblesse de la mémoire, mais qu’elle est au contraire liée à sa fonction adaptative (2). En outre, nous serons amenés à nous interroger sur les enjeux en philosophie de la prise en compte d’une telle dimension reconstructive de la mémoire (3).

La mémoire reconstructive : rappel historique liminaire

On considère généralement que dans l’histoire de la psychologie scientifique F. C. Bartlett (1887-1969) est le premier à avoir défendu la thèse selon laquelle la mémoire est affaire non de reproduction, mais de reconstruction4. Comme certaines études l’ont montré à son sujet5, Bartlett ne voulait pas dire par là que la mémoire n’est jamais fiable, et qu’elle ne peut pas l’être. Il voulait en fait attirer l’attention sur deux points. Le premier est la manière dont le passé est restitué dans la remémoration. À partir de ses expériences où des sujets doivent rapporter un récit qu’ils ont lu, Bartlett se convainc que les individus ne s’appuient pas dans ce cas sur un décalque mémoriel du récit, mais sur une synthèse de ce récit qu’ils ont fabriquée, qui comporte des omissions, des rationalisations et des transformations. Ce qui fait écho aux « procédés abréviatifs » sur lesquels insistait Ribot. L’idée est que se souvenir suppose en général ce qu’il appelle une « organisation active » des expériences passées, organisation active qu’à la suite du neurologue Henry Head il nomme un schéma. Le second point, seulement esquissé par lui, est l’idée que se ressouvenir est généralement quelque chose qu’on fait dans un certain contexte, à partir d’une demande du présent, un présent lui-même changeant dans ses exigences vis-à-vis de l’individu. Si par conséquent, maîtriser une certaine technique corporelle (par exemple dans un sport) n’est pas répéter « littéralement » des mouvements appris, mais adapter des schémas moteurs acquis aux exigences variables du moment, de même se souvenir sera répondre à une certaine demande adressée à la mémoire depuis le présent, en s’appuyant sur un schéma doué d’une certaine plasticité. Dès lors, si cette mémoire adaptative ne repose pas sur la restitution littérale du passé, c’est que celle-ci, étant donné les fins présentes de l’individu, n’est pas en elle-même importante ou utile : ce que la mémoire ne peut pas toujours (restituer à l’identique), c’est en fait ce dont l’individu qui se souvient n’a pas besoin. De ce fait, Bartlett rompait avec un modèle de la mémoire en termes de « traces » fidèles ou d’« images » qu’il faudrait ensuite « réveiller ». Et, sans relier son propos à la mémoire autobiographique, il faisait de la distorsion quelque chose qui n’est pas mauvais en soi, qui ne relève pas nécessairement de la psychopathologie, mais qui découle de la nature de la mémoire, de ses procédés et de l’usage que nous en faisons.

1. La reconstruction en mémoire épisodique

De la recherche d’authenticité des souvenirs à la compréhension de leur plasticité

Les usages de la mémoire dans notre société semblent toujours faire dépendre la valeur de la mémoire de sa véracité et de son authenticité. La forme du témoignage, par exemple, demande au sujet de faire appel à sa mémoire, à ses souvenirs afin de dire la vérité. Et pourtant combien de fois n’entend-on pas parler de témoignages divergents de la part de différents spectateurs d’une même scène ? Chacun expérimente sans cesse les limites de sa propre mémoire en se heurtant à l’imprécision de ses souvenirs, à leur fausseté ou encore à l’oubli. De cette mémoire qu’on nous apprend à utiliser comme un appareil à enregistrer, nous ne pouvons, en pratique, qu’observer l’impuissance à conserver sans distorsion.

Pourtant, même lorsque notre mémoire est trompeuse, c’est-à-dire même lorsqu’elle forme des faux souvenirs, nous croyons encore que nos souvenirs sont adéquats : ils ont même cette charge émotionnelle propre aux événements vécus. On peut distinguer deux types de faux souvenirs : les faux souvenirs spontanés (où intervient l’effet de désinformation6) et les faux souvenirs induits, ou « faux souvenirs enrichis », dans les cas où les souvenirs sont induits par suggestion et intégrés à la mémoire autobiographique7. Les faux souvenirs spontanés sont ceux qui sont formés par la mémoire sans suggestion extérieure, mais où une information donnée après coup contamine le souvenir. C’est la formation de tels faux souvenirs spontanés qui est mise en évidence par l’expérimentation psychologique lorsqu’on présente à des sujets une liste de mots sémantiquement apparentés, mais qu’une telle liste, lorsqu’on la présente une seconde fois, comporte un mot non présenté initialement (appelé leurre critique) : on appelle alors faux souvenir la reconnaissance à tort du leurre critique comme faisant partie de la liste d’origine. En somme, dans ce cas, la liste remémorée est en partie construite. C’est ce que montre aussi une étude récente. Dans laquelle les participants ont visionné la vidéo d’un accident de la route très grave8. Vingt-quatre heures plus tard, on leur demande de reconnaître des extraits vus dans le film la veille parmi des extraits entièrement nouveaux et des extraits appartenant bien à l’accident, mais supprimés dans la projection précédente. 26 % des extraits vidéo n’appartenant pas à la première projection sont reconnus comme ayant été vus la veille.

Le syndrome des faux souvenirs induits, par ailleurs, concerne la remémoration par une personne d’une expérience traumatique qui n’a jamais vécu en propre, mais suggérée, par exemple, au cours d’une psychothérapie par le thérapeute9. Les travaux d’Elizabeth Loftus sont très précieux dans ce domaine pour avoir mis en évidence la malléabilité de la mémoire autobiographique, ce qui permet de défendre l’idée qu’un souvenir peut être erroné. Dans une de ses expériences, on raconte à des sujets le récit de leur enfance composé d’éléments véridiques et d’un élément inventé. Plusieurs mois plus tard, on demande aux sujets de raconter leurs souvenirs, 34 % des sujets intègrent à leur récit l’événement inventé, en l’enrichissant de détails. L’élément inventé est nimbé de la même couleur que les éléments réels : il est riche en détails sensoriels qui semblent être des indices de sa réalité10. La magie de la mémoire, c’est qu’elle donne à tous nos contenus épisodiques la saveur de l’authenticité.

Nous prêtons à la mémoire, socialement et individuellement, une fonction de rétention fidèle d’informations, qu’elle semble échouer à remplir, tout en nous dissimulant son échec. L’ambiguïté de la mémoire autobiographique réside précisément dans le fait qu’elle accompagne toujours ses contenus d’une apparence de véracité, même dans les cas où les souvenirs sont reconstruits.

Le processus de sémantisation des souvenirs autobiographiques

Les contenus de la mémoire autobiographique ou épisodique semblent donc se reconstruire, mais ce n’est pas tout. Le statut des souvenirs change au cours du temps, par un processus de sémantisation.

Qu’est-ce donc que la sémantisation des souvenirs ? La sémantisation d’un souvenir est l’intégration de celui-ci à la mémoire sémantique11. L’hypothèse est la suivante : des souvenirs épisodiques, à force d’être répétés, sont sémantisés. Autrement dit, certains souvenirs épisodiques perdraient au fil des remémorations leur caractère détaillé et leur charge émotionnelle pour devenir des éléments de l’encyclopédie mentale, analogues à la connaissance d’autres faits particuliers qui n’ont pas de caractère autobiographique. La question de savoir si la sémantisation est la conséquence d’une consolidation des souvenirs (comme le suppose Larry Squire12) ou d’une écriture de traces multiples du souvenir (comme Nadel et Moscovitch en font l’hypothèse13), n’est pas le point central pour notre propos. Ce qui est notable, en revanche, c’est que d’une manière ou d’une autre, les souvenirs épisodiques se transforment au cours du temps, et prennent sensiblement les caractéristiques des contenus sémantiques.

Lorsque nous nous rappelons les vacances de notre enfance, l’école primaire, la cour de récréation, ce qui nous vient à l’esprit est une scène typique, et nous n’avons pas à nous remémorer spécifiquement tel ou tel souvenir de notre enfance pour en avoir une idée. Si ces périodes ont d’abord été associées à des souvenirs précis, contextualisés, émotionnellement très chargés et détaillés, ils ont perdu avec le temps de leur détail, de leur précision et de leur caractère singulier pour se synthétiser sous la forme de souvenirs de notre enfance ou souvenirs de la cour de récréation, etc. En d’autres termes, ils se sont sémantisés au fil de leurs remémorations.

Une étude de David Rubin va dans ce sens14. Il étudie la distribution temporelle des souvenirs autobiographiques, en demandant à des sujets de raconter des souvenirs personnels récents et anciens. Les sujets se remémorent beaucoup moins facilement d’épisodes de vie anciens dans une forme détaillée. Ce qui est notable dans les résultats de cette étude, c’est que la quantité de souvenirs épisodiques mobilisables au présent diminue sensiblement avec l’éloignement temporel. Ce phénomène semble confirmer l’hypothèse de la sémantisation des souvenirs autobiographiques par leur répétition.

Il semble ainsi que la mémoire épisodique soit doublement reconstructive. Loin d’être une faculté-calque, aux contenus fixes et pérennes, elle apparaît mouvante, tant en ce qui concerne ses contenus propres que leur statut respectif. Il reste à déterminer si la mémoire est une faculté pleine de faiblesses, qui échoue à conserver fidèlement, ou si au contraire, sa dimension reconstructive est un atout.

2. L’hypothèse de Schacter et Addis

Peut-être en effet nous faut-il un nouveau cadre explicatif de la mémoire qui permette de comprendre ce que l’on nomme ses défauts. C’est du moins la proposition de Schacter et Addis quand ils formulent l’hypothèse d’une mémoire reconstructive, et à laquelle nous voulons nous intéresser ici afin d’en aborder l’enjeu philosophique principal : la relation entre mémoire et identité.

Une autre fonction de la mémoire

Selon Schacter et Addis, la fonction de la mémoire autobiographique ne serait pas uniquement de retenir des informations, mais plutôt de réécrire sans cesse les contenus épisodiques, de s’appuyer sur le passé pour préparer l’avenir. La mémoire autobiographique aurait avant tout pour fonction de projeter le soi dans le futur, de mobiliser le passé réécrit dans l’élaboration des projets du soi. S’ils n’inventent pas l’idée d’une mémoire reconstructive (voir supra, Bartlett), ils lui donnent une rigueur conceptuelle remarquable, notamment dans leur article de 2007. Schacter et Addis renforcent en fait l’hypothèse d’une mémoire reconstructive en enrichissant le concept de « cerveau prospectif » (ou prospective brain). Leur hypothèse est que l’individu ne possède pas seulement une mémoire du futur, une mémoire prospective (c’est-à-dire, une mémoire des intentions par exemple qui en permet l’exécution différée), mais plus radicalement, que sa mémoire tout entière est tournée vers le futur (puisqu’elle se mobilise pour le futur), et en particulier que sa mémoire épisodique se construit et se reconstruit en fonction des intentions, des désirs, de la simulation du futur. En d’autres termes, ce n’est pas seulement que la mémoire contient un système particulier qui est la mémoire du futur et qui permet à l’individu de se souvenir d’intentions qu’il a formées et qui doivent rester intactes jusqu’au moment de leur réalisation, c’est aussi que les contenus mémoriels sont réécrits, et donc non conservés à l’identique. Ils se transforment en fonction du présent et de la simulation du futur. L’idée est que les éléments du passé seraient conservés non pas seulement pour eux-mêmes, mais pour pouvoir entrer dans des scénarios qui simulent l’avenir, d’où la nécessité de pouvoir les manipuler mentalement, les dissocier et les recombiner. La prédiction est alors que se souvenir et imaginer mobiliseraient des ressources mentales et neurales au moins partiellement communes. Or un certain nombre de faits expérimentaux donnent du poids à cette hypothèse. Une étude a été faite sur des patients amnésiques, atteints d’une lésion bilatérale de l’hippocampe15. Lorsqu’on leur demande d’imaginer des scénarios futurs entièrement nouveaux, les scènes qu’ils imaginent sont beaucoup moins riches que des scènes qu’imaginent des individus sans lésions cérébrales. En particulier, elles sont marquées par une très faible cohérence spatiale, comme si les constructions mentales des patients amnésiques consistaient davantage dans l’imagination de fragments d’information isolés que dans des scènes connectées les unes aux autres. De nombreuses autres études vont dans ce sens (notamment des études sur le vieillissement qui mettent en évidence l’idée que le vieillissement atteint moins la mémoire que l’information épisodique de manière générale, et donc la relation à soi dans le temps subjectif allant du passé au futur de la personne16). En outre, les recherches récentes en neuro-imagerie corroborent ces résultats17. Le système hippocampique est depuis longtemps considéré comme un élément crucial de la remémoration, et son implication dans la simulation du futur suggère de retenir l’hypothèse selon laquelle la simulation d’épisodes futurs requiert un système capable de recombiner avec flexibilité des détails d’évènements passés.

Réévaluer le fonctionnement de la mémoire

Il nous semble donc que l’idée d’une mémoire qui reconstruirait ses contenus en permet une analyse plus cohérente et riche que celle qui ne lui donne qu’une fonction de rétention et qui pense toujours et seulement le faux souvenir comme un dysfonctionnement. Une analyse de la mémoire reconstructive permet de réévaluer la fausse reconnaissance ou l’oubli, et nous mène à un concept fort de mémoire épisodique : la mémoire épisodique n’est pas qu’une faculté-calque, c’est-à-dire, une faculté qui reproduirait de manière fidèle des événements, des images, des sensations vécues pour les livrer ainsi au sujet lors de la récupération. Il se pourrait en effet que la fonction adaptative de la mémoire ne soit pas seulement de retenir des informations de manière fidèle pour les restituer dans leur authenticité. Elle serait aussi de synthétiser des informations pour garder en mémoire ce dont on pense avoir besoin pour le futur, et de permettre de recombiner les contenus mémoriels à des fins d’imagination de scénarios de notre avenir. Cependant, le souvenir non faussé des épisodes est bien utile et adaptatif lui aussi. Dès lors, nous devrions sans doute penser la mémoire de la manière suivante : la mémoire telle que nous la connaissons résulte d’un compromis entre une fonction rétentrice (les souvenirs doivent avoir un minimum de fiabilité) et une fonction recréatrice (les souvenirs doivent être flexibles pour pouvoir s’insérer dans des scénarios et préparer au futur).

Le fonctionnement normal de la mémoire impliquerait ainsi la possibilité des faux-souvenirs comme de l’oubli. Les faux-souvenirs changent de statut : ils peuvent être dans bien des cas la conséquence du fonctionnement de la mémoire, et non de son dysfonctionnement. En effet, si la fonction de la mémoire est de reconstruire ses contenus mnésiques pour préparer au futur, on peut comprendre la formation de faux souvenirs spontanés comme un effet collatéral de l’exercice de cette fonction. Dans les cas que nous avons vus plus haut, où les sujets croyaient reconnaître comme appartenant à la liste énoncée précédemment le leurre critique qui lui est associé, la mémoire s’était attachée davantage à la cohérence de la liste qu’à son détail.

De même il nous semble que le schème explicatif selon lequel la mémoire serait une activité de réécriture visant à préparer le soi au futur, nous permet de comprendre la formation de faux souvenirs induits. Là encore, on peut penser que la mémoire n’est pas seulement une activité faible et trompeuse. On peut penser la formation d’un faux-souvenir induit comme un moyen d’assurer la cohérence de la vie du soi. Bien que les faux souvenirs induits puissent avoir des conséquences catastrophiques sur la vie de l’individu, ils peuvent nous laisser penser à nouveau que la mémoire n’est pas seulement à évaluer en termes de fiabilité, mais qu’elle est sous-tendue par une activité de réécriture qui procure au soi un récit cohérent de lui-même. En effet, dans certains cas de construction de faux-souvenirs induits, on pourrait faire l’hypothèse que le sujet les prend pour véritables afin de former une image cohérente de soi et de comprendre son état présent (son mal-être ou sa souffrance par exemple), d’en trouver la cause, et de pouvoir ainsi agir sur elle. Les faux souvenirs traumatiques, préjudiciables à l’individu, ne seraient donc possibles que parce que la mémoire est pour une part reconstruction, et on peut penser que cette reconstruction n’est pas pathologique en elle-même, que fréquemment elle est non seulement inoffensive, mais utile.

3. Enjeux de la prise en compte de la dimension reconstructive de la mémoire pour la question philosophique de l’identité personnelle

L’une des manières dont traditionnellement les philosophes s’intéressent à la mémoire est de débattre de son rôle dans le contexte d’une réflexion sur l’identité personnelle. De ce point de vue, Locke est resté célèbre pour deux choses. La première est d’avoir proposé un critère mémoriel de l’identité personnelle18. Dans An Essay concerning Human Understanding, Locke propose en effet un réductionnisme psychologique, puisqu’il réduit le soi à la mêmeté de la conscience de soi. La conscience de soi peut en effet être étendue du présent au passé et par là constituer la personne. Est une personne celui qui à travers la conscience de soi ou self-consciousness se reconnaît dans une expérience passée comme le même que celui qui présentement fait l’expérience de se souvenir. La théorie de l’identité personnelle de Locke a le mérite de répondre à la fois à la question épistémique de l’identité personnelle (qu’est-ce qui fait que je sais que je suis moi-même ?) et à la question métaphysique (en quoi consiste l’identité personnelle ?). Le second apport de Locke est d’avoir proposé de mettre à l’épreuve sa conception au moyen d’expériences de pensée qui envisagent les conséquences de situations irréelles, voire fantastiques, pour tester nos intuitions relativement à ce qui compte en matière d’identité de la personne (si le savetier hérite des souvenirs du prince, que se passe-t-il ?). Ces deux propositions, une certaine manière de concevoir le soi à travers le rôle de la mémoire autobiographique, et une certaine manière de débattre de la nature de la personne en faisant appel aux cas limites envisagés par les expériences de pensée, ont eu un immense retentissement jusqu’à l’époque contemporaine, donnant lieu à des objections multiples et des théories alternatives19.

Au chapitre des objections, on ne peut pas ne pas rappeler celle au XVIIIe siècle de Thomas Reid (repris in Perry, 1975), qui repose sur le constat selon lequel les défaillances de la mémoire ne lui permettent pas de jouer le rôle qu’on veut avec Locke lui prêter. Comment fonder en effet l’identité personnelle sur la mémoire alors même que la mémoire est une faculté faillible ? Si je suis ce que je me rappelle être, il est difficile de penser que je suis la même personne à soixante ans et à vingt ans : selon l’exemple de Reid, je peux me souvenir à soixante ans de ce que je faisais à quarante ans, me souvenir à quarante ans de ce que je faisais à vingt ans, sans pour autant me souvenir à soixante ans de ce que je faisais à vingt ans. Serai-je alors à soixante ans le même que celui que j’étais à vingt ans, ou un autre ? Il semble alors que la mémoire ne permet pas de fonder le soi sur la continuité du soi.

À partir de cet arrière-plan lockéen, le philosophe peut se proposer deux choses. En ce qui concerne la méthode, il peut réfléchir à ce qui se passe dans le monde réel des mésaventures de la conscience de soi (les états de démence, ou le cerveau divisé, par exemple), plutôt que d’envisager seulement des cas fictifs20. En particulier, la distinction des mémoires suggère des formes distinctes d’altération dans la relation à soi, suivant que ce sont les souvenirs des expériences qui sont surtout perdus, comme dans la maladie d’Alzheimer, ou les connaissances relatives à soi, comme dans la démence sémantique. En second lieu, s’il part de la réflexion de Locke où la mémoire joue un rôle capital dans la constitution de l’identité personnelle, le philosophe peut, avant même d’évaluer la thèse selon laquelle « la mémoire fait le soi », se demander si le concept usuel de mémoire est le bon, et dans le cas contraire, ce qui change dans son interrogation sur la personne avec les nouvelles connaissances qui mettent en cause ce concept usuel.

La question des conséquences de la révision de la conception traditionnelle de la mémoire autobiographique proposée par Schacter et Addis pour une philosophie de l’identité personnelle mérite donc d’être posée. De Locke à Derek Parfit21, les philosophes ont voulu faire de la mémoire une forme de lien avec soi, constitutif de l’identité, ou du moins, sous une forme affaiblie, de la continuité psychologique : si on me greffe un souvenir, selon Parfit (à supposer que ce soit possible), je serai en continuité avec celui qui a fait l’expérience correspondante. Même chez Parfit, si le souvenir greffé (ou quasi-souvenir) n’est pas le souvenir de mon expérience, il demeure souvenir fidèle d’une expérience et c’est à ce titre qu’il fonde la continuité. Mais telle que proposent de la voir Schacter et Addis, la mémoire épisodique n’est pas que la source d’un tel lien qui identifie le soi : elle est un ensemble de ressources disponibles à partir desquelles une invention du soi est possible. En découvrant que la mémoire épisodique est le produit d’un compromis entre fiabilité et flexibilité, et que la remémoration du passé personnel et la projection dans le futur en première personne ont des conditions partagées, la psychologie invite la philosophie à concevoir le soi autrement, à partir de la manière dont sont liées étroitement relation au passé et simulation de l’avenir dans l’intégrité de la vie mentale.

Conclusion

Des données convergentes en psychologie et en neurosciences permettent de mettre en cause un certain nombre d’idées reçues relatives à la mémoire : qu’elle accumulerait des traces immuables, qu’elle aurait, quand elle est normale, à être fidèle (et cela seulement), qu’elle ne concernerait que le passé. C’est en cherchant à rendre compte de ces données que l’hypothèse de la dimension reconstructive de la mémoire propose une interprétation inédite de la nature et du rôle de la mémoire épisodique. Cette hypothèse, à son tour, ébranle la théorie mémorielle de l’identité personnelle sous sa forme classique, puisque si la mémoire est au fondement du soi, ce n’est plus en ce qu’elle le détermine, mais en ce qu’il se réécrit, et se reconstruit avec elle. À la philosophie de tirer sur son terrain propre toutes les conséquences du nouveau visage que présente la mémoire.

1 Jorge Luis Borgès, 1944, Fictions, Gallimard, Paris (traduction française : P. Verdevoye et N. Ibarra), 1951. Voir Martin A. Conway, Jefferson A.

2 Ibid., p. 136.

3 Ribot, Th., 1888, Les maladies de la mémoire, Paris, Alcan, p. 45-46. Cité avec approbation par William James in 1890, Principles of psychology

4 F. C. Bartlett, 1932, Remembering: a study in expermimental and social psychology, Cambridge University Press. Bartlett s’inspire en fait d’un

5 Ost, J. & Costall, A. 2002, « Misremembering Bartlett: a study in serial reproduction », Br. J. Psychol. 93, 243-255.

6 Belli R. F., 1989, « Influences of misleading post-event information: misinformation and acceptance », Journal of experimental psychology, General

7 Loftus E. et Bernstein D. M., 2005, « Rich false memories: the royal road to success », in Healy A. F., 2005, Experimental cognitive psychology and

8 Takarangi et Strange, 2012, « False memories for missing aspects of traumatic events », Acta Psychologica, vol. 141, pp.322-326.

9 Loftus E. et Ketcham M., 1997, Le syndrome des faux souvenirs, traduction Y. Champollion, Exergue.

10 Loftus, E. F., Miller, D. G. & Burns, H. J., 1978, « Semantic integration of verbal information into a visual memory. » Human Learning and Mem

11 La distinction entre mémoire sémantique et mémoire épisodique, c’est-à-dire mémoire des connaissances et mémoire des expériences, est d’usage

12 Larry Squire considère en effet que l’hippocampe est l’instance de consolidation des souvenirs et qu’il ne joue plus aucun rôle dans le processus

13 Lynn Nadel et Morris Moscovitch considèrent en revanche que l’hippocampe joue un rôle permanent dans la consolidation des souvenirs sémantiques

14 Rubin, David et Berntsen, Daniel (2003). « Life scripts help to maintain autobiographical memories of highly positive, but not highly negative

15 Hassabis, et al., 2007, « Patients with hippocampal amnesia cannot imagine new experiences », Proceedings of The National Academy of Sciences of

16 Donna Rose Addis et Daniel Schacter. 2007, « Remembering the past to imagine the future: the prospective brain », Nature Reviews Neuroscience, 8

17 Szpunzar, et al., 2007, « Neural substrates of envisionning the future », Proceedings of The National Academy of Sciences of the USA, 104, 642-647

18 John Locke, 1694, An Essay Concerning Human Understanding, Oxford : Oxford University Press, 1975, II, XXVII.

19 Pour une présentation du débat à partir de textes choisis, voir John Perry, Personal Identity, Berkeley: University of California Press, 1975.

20 C’est ce qu’a commencé à faire Kathleen Wilkes, 1993, Real People: Personal Identity without thought experiments, Oxford University Press.

21 Derek Parfit, 1984, Reasons and persons, Oxford, Clarendon Press.

Notes

1 Jorge Luis Borgès, 1944, Fictions, Gallimard, Paris (traduction française : P. Verdevoye et N. Ibarra), 1951. Voir Martin A. Conway, Jefferson A. Singer, Angela Tagini. 2004, « The Self and Autobiographical Memory: Correspondence and Coherence ». Social Cognition: Vol. 22, pp.491-529.

2 Ibid., p. 136.

3 Ribot, Th., 1888, Les maladies de la mémoire, Paris, Alcan, p. 45-46. Cité avec approbation par William James in 1890, Principles of psychology, chapitre XVI.

4 F. C. Bartlett, 1932, Remembering: a study in expermimental and social psychology, Cambridge University Press. Bartlett s’inspire en fait d’un travail de J. Philippe, « Sur les transformations de nos images mentales », Revue Philosophique, 1897, XLII, pp.481-93.

5 Ost, J. & Costall, A. 2002, « Misremembering Bartlett: a study in serial reproduction », Br. J. Psychol. 93, 243-255.

6 Belli R. F., 1989, « Influences of misleading post-event information: misinformation and acceptance », Journal of experimental psychology, General, 118, pp.72-85.

7 Loftus E. et Bernstein D. M., 2005, « Rich false memories: the royal road to success », in Healy A. F., 2005, Experimental cognitive psychology and its applications, Washington, pp.101-113.

8 Takarangi et Strange, 2012, « False memories for missing aspects of traumatic events », Acta Psychologica, vol. 141, pp.322-326.

9 Loftus E. et Ketcham M., 1997, Le syndrome des faux souvenirs, traduction Y. Champollion, Exergue.

10 Loftus, E. F., Miller, D. G. & Burns, H. J., 1978, « Semantic integration of verbal information into a visual memory. » Human Learning and Memory, 4, pp.19-31.

11 La distinction entre mémoire sémantique et mémoire épisodique, c’est-à-dire mémoire des connaissances et mémoire des expériences, est d’usage courant depuis les travaux d’Endel Tulving. Nous ne la discutons pas dans l’espace de cet article ; elle conserve la valeur d’une précieuse hypothèse de travail.

12 Larry Squire considère en effet que l’hippocampe est l’instance de consolidation des souvenirs et qu’il ne joue plus aucun rôle dans le processus mémoriel une fois la consolidation arrivée à son terme. Cf. Squire, Larry (1992). « Declarative and Nondeclarative Memory: Multiple Brain Systems Supporting Learning and Memory ». Journal of cognitive Neuroscience, 4, pp.232-243.

13 Lynn Nadel et Morris Moscovitch considèrent en revanche que l’hippocampe joue un rôle permanent dans la consolidation des souvenirs sémantiques, mais que l’activité de rappel d’un souvenir lui confère une nouvelle trace neuronale. En somme, ce qui fait qu’un souvenir est plus ou moins vulnérable aux lésions hippocampiques dépend de la quantité de traces neuronales qui lui correspondent. En d’autres termes le processus de sémantisation pour eux est le résultat du rappel plus ou moins fréquent d’un souvenir. Cf. Nadel, Lynn, et Moscovitch, Morris, 1997, « Memory consolidation, retrograde amnesia and the hippocampal complex », in Current Opinion in Neurobiology, 7.

14 Rubin, David et Berntsen, Daniel (2003). « Life scripts help to maintain autobiographical memories of highly positive, but not highly negative events », Memory Cognitive, 31, pp.1-14.

15 Hassabis, et al., 2007, « Patients with hippocampal amnesia cannot imagine new experiences », Proceedings of The National Academy of Sciences of the USA, 104, pp.1726-1731.

16 Donna Rose Addis et Daniel Schacter. 2007, « Remembering the past to imagine the future: the prospective brain », Nature Reviews Neuroscience, 8, pp.657-661.

17 Szpunzar, et al., 2007, « Neural substrates of envisionning the future », Proceedings of The National Academy of Sciences of the USA, 104, 642-647. L’imagerie fonctionnelle montre que les mêmes régions sont impliquées pendant la description d’événements passés et d’événements futurs : un ensemble de régions comprenant le cortex préfrontal, et certaines parties du lobe médial-temporal. Des régions cérébrales spécifiques sont impliquées dans la construction d’événements personnels ou autobiographiques qu’ils soient passés ou futurs, elles ne s’activent pas lors de la construction d’événements qui mettent en jeu un personnage public (dans l’étude dont il est question, l’exemple est Bill Clinton). En effet, quand il s’agit d’information autobiographique seulement, les régions préfrontale et médio-temporale, ainsi qu’une région médiane à l’arrière du précuneus sont activées spécifiquement. Il y aurait donc une signature neurale spécifique à la construction d’évènements personnels passés ou futurs.

18 John Locke, 1694, An Essay Concerning Human Understanding, Oxford : Oxford University Press, 1975, II, XXVII.

19 Pour une présentation du débat à partir de textes choisis, voir John Perry, Personal Identity, Berkeley: University of California Press, 1975.

20 C’est ce qu’a commencé à faire Kathleen Wilkes, 1993, Real People: Personal Identity without thought experiments, Oxford University Press.

21 Derek Parfit, 1984, Reasons and persons, Oxford, Clarendon Press.

Citer cet article

Référence papier

Loraine Gérardin-Laverge et Denis Forest, « La dimension reconstructive de la mémoire : de la psychologie à la philosophie », Canal Psy, 110 | 2014, 22-26.

Référence électronique

Loraine Gérardin-Laverge et Denis Forest, « La dimension reconstructive de la mémoire : de la psychologie à la philosophie », Canal Psy [En ligne], 110 | 2014, mis en ligne le 08 décembre 2020, consulté le 19 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1537

Auteurs

Loraine Gérardin-Laverge

Université Paris Ouest

Denis Forest

Université Paris Ouest, IHPST, Paris