« Qui ? Hugo qui ? »

DOI : 10.35562/canalpsy.1595

p. 5-7

Texte

Lorsque, pour la première fois (il y a environ un an et demi), on nous a dit qu’il y aura 100 ans en 2013 un certain Hugo Munsterberg posait les bases de la psychologie industrielle, personne ou presque à l’APIRAF (hormis le Professeur Sarnin bien entendu, mais c’est pour ça qu’il est le professeur Sarnin …) ne connaissait ce nom. C’est justement l’ignorance dans laquelle nous étions qui nous a incités à vouloir organiser une journée pour, non pas évoquer sa mémoire (laissons cela aux historiens, qui le feront mieux que nous), mais pour tenter de brosser un panorama dynamique de ce qui a permis la construction d’une discipline appelée psychologie du travail, et tenter de percevoir, à partir de son histoire, vers quoi elle tendra demain. C’est cette même ignorance qui nous a amenés à vouloir introduire cette journée par une présentation de Monsieur Munsterberg. Et c’est sur mes pompes que c’est tombé…

Je vous ai amené son seul ouvrage traduit en français. Qu’il traite de cinéma, et soit considéré comme « l’un des ouvrages les plus importants, sinon le plus important, écrit sur le cinéma dans les années 10 » (Wikipedia) m’a plongé dans des abîmes de perplexité. Qu’il n’y ait rien ou presque en français quand on demande à son moteur de recherche favori, en articles, références, vidéo – de l’anglais ou de l’allemand bien sûr, de l’espagnol ou même du portugais, mais de français point ou presque ! – a rajouté à mon trouble. Et comme, à ma grande honte, je ne suis ni anglophone ni germanophone, je me suis demandé comment diable j’allais pouvoir sortir de ce guêpier...

 

 

Domaine public.

À la réflexion, c’est bien cela qui au bout du compte suscite l’intérêt : comment se fait-il que ce chercheur si important, à qui on doit non seulement les bases de la psychologie industrielle, mais aussi celles de la psychologie légale, de la psychologie au cinéma donc, divers traités, un travail important sur des tests, et pas mal d’autres choses, soit si peu présent dans notre discours, dans notre réflexion, dans notre inconscient collectif ? C’est cette absence que, par l’évocation de son parcours, je voudrais tenter de comprendre.

Hugo Munsterberg est donc né à Dantzig en Allemagne (aujourd’hui Gdansk en Pologne) il y a 150 ans, le 1er juin 1863, et mort aux États-Unis (Cambridge, Massachusetts) le 16 décembre 1916 d’une hémorragie cérébrale ; il avait 53 ans.

Il entame à l’Université de Leipzig en 1882 des études de psychologie et de médecine, rencontre Wilhelm Wundt, avec qui il obtient son doctorat en psychologie en 1885, avant son diplôme de médecine à l’Université de Heidelberg en 1887. Le premier volume publié, « Die Willenshandlung » – non, je ne suis pas devenu subitement germaniste averti, il paraît qu’on peut le traduire par « La volonté d’agir » – tend à démontrer avec une grande rigueur que la psychologie n’atteint pas plus directement le réel que les autres sciences, se rangeant par là même plutôt du côté des psycho-physiologues, en opposition critique aux psychologismes. Cet ouvrage, qui reprend pour l’essentiel les idées défendues dans son projet de thèse refusé trois fois par Wundt, rejoint notamment celles du psychologue américain William James, en ce sens qu’elles appuient ses propres théories sur l’émotion.

En 1891, il devient professeur assistant à l’Université de Leipzig, et participe au premier congrès de psychologie à Paris. Il y rencontre William James, qui se montre extrêmement enthousiaste sur ses travaux, et lui propose en 1892 de prendre en charge le laboratoire de psychologie de l’Université de Harvard. Il publie dans cette période les quatre (quatre !) volumes de sa « Contribution à la psychologie expérimentale » (« Beitrage zur experimentellen Psychologie ») malgré ses faibles connaissances en anglais et ses publications en langue allemande, ce laboratoire est considéré comme « le plus important en Amérique » (James McKeen Cattel). Son séjour à Harvard, prévu pour trois ans, est un énorme succès ; son laboratoire connaît une renommée considérable, certaines de ses publications rencontrent même une première reconnaissance publique (notamment par ses premiers travaux sur les tests mentaux), ses relations avec certains confrères d’autres universités sont bonnes et constructives. Dès 1893, soit un an après son arrivée, il invite Jastrow, de l’Université du Wisconsin, à présenter ces tests durant l’exposition universelle de Chicago.

Une proposition de poste permanent lui est faite en conséquence, pour lequel il demande de pouvoir réfléchir avant une éventuelle acceptation. Il n’a en fait jamais renoncé, tout au long de sa vie, à obtenir un poste dans une prestigieuse université allemande, et décide de rentrer en Europe pour un temps. Mais n’obtenant pas un poste à la hauteur de ses espérances, et Harvard se montrant plus insistant dans sa demande, il décide de repartir aux États-Unis, où il finira sa carrière. En 1898 il est élu président de l’American Psychologie Association. Dès 1900, il sera l’un des professeurs les mieux payés des États-Unis.

De 1899 à 1916, Munsterberg publiera beaucoup (trop ?) sur une grande diversité de sujets. Certaines de ses publications lui vaudront une reconnaissance importante, tant en Europe qu’aux États-Unis.

« Psychologie and Life », par exemple, regroupe six essais concernant le rapport de la psychologie avec : 1) la vie courante ; 2) la physiologie ; 3) l’éducation ; 4) l’art ; 5) histoire ; et 6) le mysticisme. « Grundzüge der Psychologie » (« Principes de psychologie »), dans la même veine, balaie les rapports de la psychologie avec le corps, le mysticisme, la vie pratique, la relation au temps et à l’espace… Son propos, si j’ai bien compris, vise à poser les fondements d’une distinction entre vie réelle et vie psychologique. Ses ouvrages, considérés comme fondamentaux, connaissent un succès réel et des niveaux de vente tout à fait honorables.

Son installation durable aux États-Unis le met dans une sorte de position d’« étranger de l’intérieur », et l’amène à observer la société américaine de manière fine, pertinente… et acerbe. Il y démontre dans une série d’ouvrages une remarquable capacité à décomposer la vie américaine, ses travers et ses défauts, quitte à faire le parallèle avec le système allemand qui lui paraît plus pertinent, et à donner le sentiment de « mordre la main qui le nourrit ». Dans le même ordre d’idées, il s’intéresse à partir de 1900 à la psychologie de l’éducation, non pour appliquer la psychologie dans les salles de cours, mais plutôt pour y faire entrer les psychologues ! Là encore, il cherchera surtout à démontrer la supériorité du modèle allemand sur le modèle américain…

« On the witness stand », « Psychology and Crime » (1908) détaillent comment les facteurs psychologiques peuvent influer sur l’issue d’un procès. Il propose notamment une étude sur la fiabilité des témoins, la détection du mensonge, et la manière dont peut s’influencer un jury. Il se pose ainsi comme le « père » de la psychologie légale.

À propos du monde du travail maintenant, son article datant de 1909 intitulé « La psychologie et le marché », suggère que la psychologie peut être utilisée pour une variété d’applications industrielles, y compris la gestion, les décisions professionnelles, la publicité, le rendement au travail et la motivation des employés. Il fut l’un des premiers à introduire le concept de validation permettant de vérifier la fiabilité d’un test. L’analyse des postes permet de mieux cerner les comportements souhaitables des opérateurs ; les tests d’aptitude permettent de mettre sur les postes les personnes les plus à même de réussir. Évident, me direz-vous. Nous sommes dans les années 10… Il développera par exemple, pour le recrutement d’opérateurs en téléphonie, une douzaine de tests comprenant des associations de mots, d’ordre et de méthode, temps de réaction… Cela vous rappelle-t-il quelque chose ? Nous sommes au cœur de ce fameux ouvrage qui développe les idées de 1909, et qui nous amène à nous rencontrer aujourd’hui, « Psychology and Industrial Efficiency » (1913).

Dans cet ouvrage, Munsterberg y développe une vision systémique primitive du lieu de travail. Il identifie trois défis distincts : trouver le « meilleur homme possible » pour l’emploi (par les tests) ; obtenir le meilleur travail possible (par la gestion scientifique du travail, mais aussi par la motivation. Il pourra louer, par exemple, les entreprises qui organisent leur activité de manière à empêcher leurs travailleurs de discuter…) ; enfin, obtenir les meilleurs résultats (commercialisation, publicité, art de la vente).

Ainsi, Munsterberg apparaît comme le premier à envisager l’application de la psychologie dans l’ensemble des secteurs d’une entreprise, quand d’autres restaient dans une approche parcellaire. Et c’est cette recherche constante d’aborder une question dans sa globalité qui me semble particulièrement caractéristique de l’approche de Munsterberg. C’est en ce sens qu’il ne peut être confondu avec Taylor. En effet, tout en admettant que le taylorisme représentait un progrès dans la rationalisation du travail et en reconnaissant que la manière « traditionnelle » de travailler doit céder le pas à une observation, une organisation scientifique, Munsterberg critique fortement le mouvement de gestion scientifique pour avoir omis de prendre les caractéristiques psychologiques du travailleur suffisamment en compte. En d’autres termes, pour bien fonctionner, une psychologie industrielle scientifique doit prendre en compte les aspects psychologiques, personnels, motivationnels. C’est seulement de cette façon que « l’insatisfaction mentale au travail, la dépression et le découragement… pourront être remplacés dans notre communauté sociale par un débordement de joie et d’harmonie intérieure parfaite ».

Cette approche ne sera cependant pas exempte de critiques. Munsterberg considère que la psychotechnique est libre, indépendante de tout système dans sa rigueur scientifique, tandis que Rosack, l’un de ses élèves, soutient que si la direction paie pour la recherche, il est peu probable que cette dernière soit véritablement libre… Le même type de critique sera adressé à Munsterberg quand il entreprendra des études psychologiques (dans le champ clinique cette fois) sur les effets de l’alcool, études financées par des brasseurs de bière au moment de la prohibition.

 

 

Guilhem Gaillardou.

Dans le domaine de la psychothérapie enfin, son livre « Psychotherapy » (1909) obtiendra un succès considérable ; la position défendue pourra se résumer en peu de mots : « il n’y a pas d’inconscient », mais plutôt des troubles de la personnalité dus à une inadéquation entre l’environnement et la personne, ou de difficultés physiologiques.

Si l’on ajoute de très nombreux articles dans divers journaux, de multiples contributions orales, on se rend compte que Munsterberg a énormément publié, et que son apport est fondamental en psychologie. Alors, pourquoi cette relative absence au Panthéon des fondateurs de la psychologie moderne ? J’en verrai plusieurs raisons.

La première a trait sans doute à la personnalité particulière de l’individu ; très apprécié un temps, il réalisera la performance, à force de réactions affectives démesurées, de susceptibilité mal placée, de désir constant de vouloir être considéré comme le meilleur, de se brouiller avec tout le monde, au point d’être à sa mort universellement haï.

La deuxième très certainement tient à son patriotisme germanique, qui ne le quittera jamais. Nous avons vu plus haut que, résidant aux États-Unis, il n’hésite pas à critiquer le modèle américain et à encenser le modèle allemand, au point que, dès le début de sa carrière américaine, certains se demandent pourquoi il ne retourne pas dans son pays. Le fait que, durant la première mondiale, il se soit autoproclamé porte-parole de l’Allemagne en Amérique n’a sans doute pas contribué à améliorer les choses.

La troisième peut tenir à la langue : blessé des critiques reçues pour son premier ouvrage écrit en anglais sur la piètre qualité du langage, et tellement susceptible, il a décidé de ne plus rien écrire d’important autrement qu’en allemand, et à le laisser traduire de manière plus simple en anglais. Ainsi, nombre de ses publications ont pu paraître manquer de rigueur scientifique, tout en lui permettant un vif succès public.

Ce peut être par ailleurs une quatrième raison à ce désamour : trop de succès attise les jalousies, les rancœurs, les amertumes. Hier comme aujourd’hui, le succès est toujours suspect, surtout si on est un étranger dans un pays en guerre ; pour peu que l’heureux bénéficiaire de ce succès paraisse par ailleurs assez vaniteux…

Par ailleurs, il a pu tenir des positions qui n’étaient pas dans l’air du temps ; par exemple quand il considère que les femmes ne doivent pas se mêler de politique, qu’elles sont trop émotives pour prendre des responsabilités, ou trop influençables pour être des jurés fiables dans un procès…

Il me semble aussi exister des raisons plus scientifiques : Munsterberg a beaucoup écrit, proposé beaucoup d’avancées, mais n’a pas toujours pris le temps de développer des protocoles scientifiques permettant d’étayer ses hypothèses. Sa pensée foisonnante ne trouvait pas toujours le temps de se poser et de construire. Je pense qu’il était avant tout intuitif, trop pressé d’avancer, et peut-être trop avide de reconnaissance.

Enfin, il faut bien voir que le milieu dans lequel il évoluait n’avançait pas au même rythme que lui : s’il a parfois suscité l’enthousiasme, il a dû aussi s’opposer tout au long de sa vie, d’abord à ses maîtres (Wundt par exemple quand il était encore étudiant), puis à ses pairs (quand il décrit la société américaine, ou le système éducatif, même s’il sera félicité par Roosevelt), enfin par ses élèves (Roback).

Ainsi, alors qu’il a publié avec succès jusqu’à sa mort, Munsterberg avait disparu des références deux ans plus tard. Scientifiquement, il n’existait plus, et ce durant plusieurs décennies. On peut regretter que l’aversion pour l’homme ait fait perdre de vue la valeur du chercheur. On peut le regretter, au terme de ce petit exposé introductif, tant sa pensée et les questions soulevées en son temps paraissent toujours dans l’actualité. Pour qui, pour quoi travaillent les psychologues d’entreprise aujourd’hui ? Les travailleurs ne sont-ils qu’une valeur marchande susceptible de produire au moindre coût, variable d’ajustement au service des dividendes ? Que peuvent apporter les psychologues d’entreprise dans les manières de travailler nouvelles, face aux nouvelles technologies ? Quelle peut être la fiabilité des tests ? Comment les faire évoluer au plus près des évolutions de nos sociétés ? Quel peut être le rapport entre physiologie et psychologie ? L’inconscient a-t-il sa place dans l’entreprise ? La psychologie peut-elle être pertinente dans tous les domaines ? Telles me semblent être les questions qui se posent au début du vingtième siècle, traversent toutes les époques, qu’on retrouve au début de ce vingt et unième siècle, et qui vont alimenter notre journée.

Illustrations

 

 

Domaine public.

 

 

Guilhem Gaillardou.

Citer cet article

Référence papier

Didier Gigandon, « « Qui ? Hugo qui ? » », Canal Psy, 107 | 2014, 5-7.

Référence électronique

Didier Gigandon, « « Qui ? Hugo qui ? » », Canal Psy [En ligne], 107 | 2014, mis en ligne le 09 décembre 2020, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1595

Auteur

Didier Gigandon

Psychologue du Travail, responsable ressources humaines La Poste et président de l’APIRAF (Association des psychosociologues industriels Rhône-Alpes Forez)

Articles du même auteur