Entre neuroanatomie, neuropsychologie et psychanalyse, une étude sur la mémoire à partir de la problématique théorico-clinique d’un enfant IMC

La mémoire : un double miroir, perceptif et réflexif

p. 32-39

Plan

Texte

C’est ma rencontre avec Khaled, un enfant IMC âgé de 7 ans qui a donné lieu aux contenus théorico-cliniques de cet article. Khaled présente des difficultés d’apprentissage. L’ensemble des professionnels du SESSAD1 dans lequel je travaille est d’accord pour énoncer que ces difficultés sont générées par des troubles attentionnels et un déficit de la mémoire à court terme. Selon Gazzaniga et coll., les déficits de la mémoire à court terme résultent d’altérations des composantes de la mémoire de travail (2000, p. 272) ; ces composantes permettent de procéder au rappel d’informations verbales et visuelles pour leur utilisation immédiate. Squire et Kandel envisagent la mémoire de travail comme une « extension de la mémoire immédiate » (2002, p. 106) ; selon Feldmeyer, elle effectue un « travail de contrôle attentionnel » (2002, pp. 229-230).

Cet enfant installé dans la toute-puissance épuise tout autant les parents que les professionnels. C’est sur ce motif qu’il m’est adressé. Je mets en place un suivi psychothérapeutique à référentiel psychanalytique, tous les 15 jours ; à la fin de chaque séance, je reçois les parents. Ce dispositif durera 3 ans ½.

Selon A. Gibeault, la remémoration d’un objet est caractérisée par son inscription en ses différentes traces mnésiques reliées entre elles par la symbolisation (2010, pp. 273-274) ; les déficits en mémoire de travail présentés par Khaled peuvent être envisagés comme procédant de troubles au niveau des processus de représentation et partant, de la symbolisation. J’aurais pu en tant que psychologue clinicienne référencée à la psychanalyse, borner mon champ d’études aux spécificités historiques des processus de symbolisation chez cet enfant, en portant notamment l’accent sur les relations précoces.

Celles-ci sont fragilisées par l’impact traumatique du handicap sur « les processus de parentalité » (Korff-Sausse, 2007) ; une partie de mon travail doctoral2 s’est ainsi orientée vers l’exploration de la clinique des modes de réponse parentale à la détresse infantile de Khaled. Dans le sillage des réflexions de L. Ouss-Ryngaert concernant la psychothérapie des enfants cérébrolésés, les modalités des relations précoces peuvent être envisagées comme des facteurs aggravant les troubles neurologiques observés chez l’enfant. L’auteur écrit :

« à l’éclairage des recherches récentes sur les notions d’épigenèse interactionnelle, on peut se demander quelle part revient à un déterminisme neurologique des futurs troubles du développement neurocognitif et à une influence des processus psychiques et interactionnels colorés par le trouble neurologique qui influeraient, à leur tour et dans une spirale transactionnelle négative, sur les troubles neurologiques. » (2006, p. 110.)

Ce point de vue aurait pu me satisfaire, mais le réel de la lésion cérébrale avait créé en moi une sorte d’impasse à penser, de laquelle, pour en sortir, je m’engageais dans une exploration neurobiologique et neuropsychologique des déficits neurophysiologiques chez Khaled. Cette exploration pluridisciplinaire a mis en évidence des « correspondances » entre différents champs conceptuels (psychanalyse et neurosciences) au sujet de la mémoire, un travail étayé par les conceptualisations méthodologiques de G. Devereux pour lequel, il ne saurait y avoir une seule explication dans l’étude d’un phénomène. Il crée une méthodologie, le « complémentarisme », elle procède d’une « pluridisciplinarité » de type non « additif (et) fusionnant » (1972, p. 10) œuvrant dans le respect et la reconnaissance de champs hétérogènes. Chacun d’entre eux produisant un discours inhérent à l’épistémologie qui lui est propre, deux discours coordonnés sur le principe de « correspondances » (ibid., p. 14-21).

Khaled est l’unique enfant de ses parents. Sa conception a été rendue possible par une fécondation in vitro. Il s’agit d’une première grossesse pour la mère. Une toxémie gravidique sévère liée à une hypertension a nécessité une césarienne en urgence à 32 semaines (8 mois de grossesse). L’enfant en détresse respiratoire est intubé dès sa naissance et réanimé. Son séjour en néonatologie durera deux mois créant une séparation prématurée entre la mère et le bébé, même si, dans les faits, les parents ne manqueront pas de rendre visite à leur enfant de manière quotidienne. Dans l’évolution des relations parents-enfants, les éléments psychothérapeutiques ont montré le traumatisme occasionné chez les parents par la venue au monde d’un enfant porteur de handicap. Ce traumatisme engendre chez les parents, c’est souvent le cas, des éprouvés de honte et de culpabilité énoncée (Ciccone, Ferrant, 2015).

Diagnostic : D’un point de vue neuroanatomique, il est diagnostiqué une atteinte des noyaux gris centraux (région cérébrale sous-corticale).

Conséquences cliniques : l’atteinte des noyaux gris centraux entraîne le développement d’un syndrome extrapyramidal. Explication : les noyaux gris centraux, appelés également ganglions de la base, participent à la régulation, au contrôle des programmes moteurs. Certains de ses noyaux sont interconnectés avec d’autres territoires, somatomoteur, thalamique3 et limbique. Cet élément signifie, selon B. Pidoux (2011), neurologue4, que l’atteinte a des répercussions sur l’attention et l’humeur. Cela se conçoit, étant donné l’interconnexion entre différentes régions cérébrales (voir note de fin de page n° 3). Ces considérations relèvent, me semble-t-il, des conceptualisations effectuées à propos des boucles fronto-sous-corticales. J. F. Camus écrit :

« L’accumulation récente de données neuropsychologiques, neuroanatomiques et neurophysiologiques documente l’implication incontestable des ganglions de la base dans un certain nombre de fonctions cognitives notamment attentionnelles, mnésiques et exécutives. Le point crucial qui ressort de cette documentation n’est pas le rôle per se joué par les ganglions de la base dans la cognition, mais celui de leur participation à des circuits fronto-sous-corticaux dont l’intégrité est nécessaire à l’exercice de ces opérations cognitives. » (2001, p. 29.)

Ce n’est donc pas l’atteinte des noyaux gris centraux, en elle-même, qui serait la cause des troubles mnésiques, mais plutôt le fait que cette région cérébrale est interconnectée avec d’autres régions fronto-sous-corticales.

La lésion cérébrale dont Khaled est atteint invalide sa sensorimotricité (bras, mains, jambes). Ses muscles sont raidis par l’hypertonie. Le contrôle du tonus et des mouvements automatiques élémentaires est défaillant, des mouvements parasites anormaux (athétose) et une brusque contraction des membres (dystonies) sont présents. Son hémicorps droit est plus atteint. L’articulation de la parole est déformée par une dysarthrie, et la vision est affectée par un strabisme. Dès lors, pour un bébé naissant avec de tels déficits, il est bien compréhensible que les processus de représentation des objets et des relations aux objets soient altérés, l’exploration de l’environnement étant pour le moins aléatoire.

Les énigmes cognitives observées chez Khaled

Khaled présente plusieurs énigmes au niveau de ses difficultés d’apprentissage en lien avec les déficits en mémoire de travail, en voici au moins deux repérées par l’orthophoniste et lors de la passation de la K.ABC effectuée par une psychologue cognitiviste :

  • Le subtest « Lecture et Déchiffrage » effectué en lecture à voix haute indique qu’il a accès à la lecture. Cependant l’orthophoniste porte l’observation à cette professionnelle, c’est un déficit de la représentation mentale des lettres qui empêcherait l’écriture. Khaled est certes gêné au niveau moteur pour l’écriture manuscrite (il n’a pas de motricité fine du fait de son infirmité), mais il pourrait « écrire » en utilisant les touches d’un clavier-ordinateur, une activité qu’il ne peut accomplir.
  • Le subtest « Lecture et Compréhension », épreuve effectuée en lecture silencieuse de consignes auxquelles l’enfant doit fournir une réponse motrice pour montrer qu’il a compris. Khaled ne fournit pas de réponse. Par contre, Khaled répond à la consigne si la lecture en est effectuée par l’examinatrice ou par lui-même, à voix haute.

À la suite de ces observations, deux questions s’imposent : pourquoi, alors que Khaled lit et comprend ce qu’il lit, il n’a cependant pas accès à l’écriture et pourquoi a-t-il accès à la compréhension uniquement si les consignes sont énoncées à voix haute. Cet article émet des hypothèses sur cette problématique. Nous verrons que, tant du point de vue psychanalytique que du point de vue neuropsychologique, la subjectivité réflexive repose sur la constitution de systèmes miroirs. La mémoire de travail est un système réflexif d’éléments perceptifs qu’elle organise au plan spatio-temporel et dont elle fait rappel. Cet article expose en quoi les théories neuropsychologiques sur la lecture et l’écriture viennent illustrer la constitution de systèmes miroirs. Avant d’entrer dans le développement de ce propos, situé infra, il me semble utile d’expliciter ma position.

Me tourner vers la neuropsychologie, ou plus globalement vers les neurosciences a été dans un premier temps pour moi, une façon d’approcher et d’apprivoiser le réel du corps, comme une nécessité pour me remettre à penser. Cela s’est présenté comme un passage obligé vers la connaissance du fonctionnement neurobiologique comme substrat des processus psychiques. Ainsi, il n’y a rien dans l’esprit qui se produise dans le cerveau/corps, dans le sens où il y a une « interaction mutuelle » entre psychisme et cerveau, une position, notamment, énoncée par M. Jeannerod, J. Hochmann (1991) et A. Prochiantz (1998). Ceci fait résonance à un dialogue existant depuis une trentaine d’années entre psychanalyse et neurosciences, un dialogue plus ou moins houleux, plus ou moins heureux entre les tenants du fonctionnement psychique et les tenants du fonctionnement cérébral. Un dialogue à l’allure, parfois, d’un combat militant pour certains « psychistes » et neuroscientifiques, les premiers n’ayant que faire du fonctionnement cérébral pour donner sens à la problématique affective du sujet, et pour les seconds se trouvant dans la difficulté de prendre en considération l’existence de l’inconscient. J. Boulanger formalise cet état des lieux en termes de « pensée dualiste », psyché d’un côté, corps de l’autre, une pensée, selon lui, impropre à tout vrai positionnement scientifique, et qui plus est, impropre à une véritable prise en charge thérapeutique d’un patient, par exemple, lorsque les réalités médico-sociales se font entendre à travers les MDPH5 (Boulanger, 2015, p. 161). À partir des « positions des neurosciences », notamment « modèle matérialiste » (« il n’y a pas d’esprit sans cerveau ») et « moniste » (« la vie mentale est une des applications du cerveau »), J. Boulanger propose de penser « que l’étude analytique de l’activité psychique suppose une approche matérialiste : il n’y a pas de psyché sans cerveau donc pas de psychanalyse sans biologie […] et une approche moniste : l’objet d’étude est l’unité psychosomatique » (2007, p. 17). Dans cette perspective, la neuropsychologie apparaît comme fondée sur une approche matérialiste et moniste ; dans la mesure où cette discipline étudie les relations entre le système nerveux et le fonctionnement psychologique (fonctions cognitives, comportement et émotions), elle fait partie des neurosciences cognitives. Les fonctions cognitives concernent les fonctions mentales dites supérieures : raisonnement, mémoire, langage, calcul, capacités visuoperceptives et spatiales, praxies, attention et fonctions exécutives.

Retour aux énigmes cognitives de Khaled

Hypothèse en réponse à la première énigme

Khaled a accès à la lecture, mais pas à l’écriture : le déficit en représentation mentale des lettres, invoqué par son orthophoniste proviendrait de l’inefficience du mécanisme de récapitulation articulatoire nommé précisément, boucle de récapitulation phonologique articulatoire. Écrire n’est pas uniquement la production d’un graphème, c’est aussi entendre dans un registre mentalisé la sonorité d’un mot articulé avec la sémantique qui l’accompagne. C’est ce décodage graphophonologique articulé mentalisé qui serait en défaut dans les processus de représentation de Khaled. Dans la situation de l’écriture, le processus de récapitulation articulatoire phonologique, ouvrant la possibilité du « langage intérieur » (Perrone-Bertolotti et coll. (2016, pp. 109-123), c’est-à-dire, le langage mentalisé, la boucle de récapitulation articulatoire phonologique effectue le rappel d’informations verbales visuelles dans une transmodalité phonologique. Ainsi, écrire par exemple le mot « maison », c’est entendre dans un « langage intérieur » le mot maison. Khaled n’a pas accès à l’écriture parce qu’il ne serait pas en capacité de s’entendre, il ne peut produire graphiquement les lettres et les mots par déficit de langage intérieur.

Une autre hypothèse conjointe peut être également avancée, celle de l’inefficience du calepin visuospatial, ce mécanisme étant un fournisseur d’images mentales d’objets, de tout type d’objets, les lettres et les mots étant des objets graphiques. Le recours à des éléments théoriques issus de la neuroanatomie est, ici, nécessaire. Ainsi, selon les conceptualisations de Gazzaniga et coll., les déficits en représentation mentale chez Khaled peuvent s’expliquer par

« des lésions de la région pariéto-occipitale droite (les patients qui en sont atteints) ont des difficultés aux tâches non verbales impliquant la mémoire de travail visuospatiale (Khaled ne peut produire la représentation mentale d’un objet, pourtant perçu quelques secondes auparavant, ainsi qu’il ne peut le nommer)6 […] Des lésions similaires de l’hémisphère gauche peuvent entraîner des troubles de la mémoire à court terme pour du matériel linguistique présenté par voie visuelle. » (2000, p. 272) (Khaled n’a pas accès à l’écriture par absence de représentation mentale des lettres.)

Hypothèse en réponse à la deuxième énigme

Khaled a accès à la compréhension de la lecture lorsqu’il l’effectue en voix haute, la sienne propre ou celle de l’examinatrice, s’il lit en voix silencieuse, il n’a pas accès à la compréhension du texte.

La même hypothèse, que précédemment, mais sur un seul point, peut être avancée, c’est-à-dire, l’inefficience de la boucle articulatoire phonologique. Dans les conditions normales, le graphème du mot écrit passe par un décodage articulatoire phonologique mentalisé pour être lu et compris, ce processus ne se produisant pas chez Khaled, il a dès lors besoin d’un support sonore pour avoir accès à la compréhension de ce qu’il lit, un support sonore perceptif pour palier l’absence de support phonologique mentalisé.

Développement : éléments issus de la neuropsychologie au sujet de la mémoire de travail

Les conceptualisations neuropsychologiques sur la mémoire à court terme contribuent à l’explicitation des déficits des représentations mentales des objets et des lettres dans la problématique de Khaled.

La boucle phonologique, le calepin visuospatial et le système attentionnel

Selon Gazzaniga et coll. « les déficits de la mémoire à court terme résultent d’altérations des composantes de la mémoire de travail », c’est-à-dire, d’altérations au niveau de « l’administrateur central (attentionnel) et (des) deux systèmes (qui lui sont) asservis, la boucle phonologique et le calepin visuospatial […] Chaque système peut être sélectivement atteint par des lésions cérébrales. » (2000, p. 272).

La boucle phonologique permet l’analyse et le stockage bref (deux secondes environ) d’une information auditive verbale ; elle est assortie d’un second mécanisme dit de « récapitulation articulatoire » permettant une « autorépétition subvocale » (Gil, 2006, p. 175), c’est-à-dire le « langage intérieur », l’organisation spatio-temporelle est forcément requise dans ce second mécanisme. Ce qui est nommé langage intérieur est de l’ordre d’une représentation mentale de l’information auditive ; cette représentation étant, de plusieurs ordres, conceptuel (catégorie d’objet), lexical (mots), mais aussi phonologique (sonore) et d’ordre articulatoire (Perrone-Bertolotti et coll., 2016). Il y a ici, un accord avec la psychanalyse : la représentation mentale est composite, faite de la représentation de chose (le concept), la représentation de mot, la représentation sensoriperceptive (ici, le sonore) et la représentation motrice (articulation de la parole), voir par exemple sur le sujet Freud (1891, p. 128).

« Le mécanisme est le même pour l’information verbale visuelle si ce n’est qu’il y a une phase préalable de recodage phonologique » (Actualités Orthophoniques, 2000)7. Il faut donc que s’opère une transmodalité représentationnelle du verbal visuel en phonologique pour avoir accès à la compréhension du mot écrit ; autrement dit, dans la lecture s’opère une conversion graphophonologique, les phonèmes étant une organisation des sons à valeur linguistique, en relation avec un signifié.

Le « calepin visuospatial », quant à lui, est un fournisseur d’imagerie mentale. (Gazzaniga, 2000, p. 272). Il s’entend, comme je l’ai écrit précédemment, fournisseur de tout type d’images d’objets appréhendés par la vision (les mots étant des objets graphiques).

La boucle phonologique avec son système de récapitulation articulatoire et le calepin visuospatial sont activés par l’« administrateur central » conçu comme un système attentionnel.

Correspondances entre neuropsychologie et psychanalyse

Mes lectures dans le domaine de la neuropsychologie au sujet de la mémoire m’amènent à découvrir qu’il y a une conceptualisation de systèmes miroirs dans cette discipline : des miroirs que je dirais perceptifs et des miroirs plus élaborés, c’est-à-dire réflexifs.

Le premier miroir de soi est perceptif, l’image originaire de soi émerge d’un fond perceptif dont la trame s’organise à partir d’une imitation perceptive de l’environnement. D. Anzieu met en perspective l’importance des reflets en provenance de différents miroirs « sonores » ou encore « visuels ». Des miroirs qui s’étendent, eu égard au développement de l’enfant, aux miroirs « visuotactiles », « locomoteurs », « graphiques » (1985, p. 173). Ainsi, les concepts neuropsychologiques de mémoire sensorielle auditive, nommée « mémoire échoïque » et mémoire sensorielle visuelle, nommée « mémoire iconique » pourraient trouver une correspondance avec ces miroirs évoqués par D. Anzieu. La mémoire échoïque et la mémoire iconique concernent l’activité des récepteurs sensoriels périphériques et gardent en mémoire sur un temps extrêmement bref (mémoire à court terme), pour l’une les sons, et l’autre les images. Il s’agit d’impressions sensorielles qui constituent une représentation unitaire et relativement fidèle du stimulus et dont l’enregistrement s’effectue sur un mode passif. Selon Matlin et Brossard, la mémoire échoïque peut durer deux secondes, la mémoire iconique est encore plus éphémère (une fraction de seconde) (2001, pp. 151-160). M. H. Giard8 écrit : « La mémoire sensorielle auditive retient essentiellement les caractéristiques acoustiques et phonétiques des sons, mais non leurs propriétés sémantiques » (2005, p. 99). Selon C. Tavris et C. Wade « les images auditives, ou échos, demeurent […] dans le registre auditif […] jusqu’à environ deux secondes. […] l’information qui ne se rend pas à la mémoire à court terme […] est à jamais perdue, comme un message écrit à l’encre sympathique. » (2005, p. 318). Cette métaphore me semble bien convenir aux observations cliniques : Khaled ne peut nommer un objet dont il a entendu le nom quelques secondes auparavant (alors, peut-on penser, au-delà de deux secondes), ni il ne peut faire rappel des lettres pour l’écrire.

Le miroir réflexif, quant à lui, pourrait être relié à la mémoire de travail avec ses deux sous-systèmes : la boucle de récapitulation articulatoire (langage intérieur) et l’élément de contextualisation spatio-temporelle des informations visuelles, un traitement effectué par le calepin visuospatial fournisseur d’images mentales. Une correspondance peut être établie, me semble-t-il, avec les élaborations de R. Roussillon. Pour cet auteur, la possibilité pour le sujet de s’entendre, se voir, se sentir (1995, p. 1472) est à référer à la psyché en tant qu’elle est un « appareil auto » (ibid., pp. 1470-1479), la psyché s’auto-informe par la perception, en tant que système de représentation primaire et s’auto-représente par un deuxième système de représentation, la psyché se réfléchit elle-même : « le processus énergétique n’est fondamentalement opérant que s’il est doublé d’un processus qui réfléchit son action. Il faut donc s’entendre dompter le souvenir ou se voir, comme dans cette forme de “domptage” du souvenir que constitue le “souvenir-écran” » (ibid.). La capacité à l’autoreprésentation suppose un écart d’avec la perception, d’où l’idée que l’organisation spatio-temporelle est constitutive de l’autoreprésentation et que conséquemment cette organisation intervient dans la production des souvenirs, comme elle intervient dans le processus de récapitulation articulatoire de la boucle phonologique et celui du calepin visuospatial (espace et temps étant deux notions indissociables). Il est intéressant de noter que le processus de récapitulation articulatoire (c’est-à-dire la capacité à produire une image mentale de sa propre voix ou autrement dit, la capacité à s’entendre), ne se met en place de façon fonctionnelle que vers l’âge de 7 ans (Seron et Van der Linden, 2016, p. 98). Un âge que l’on pourrait trouver tardif, cependant, énoncé par R. Zazzo, cette fois, dans le registre de la capacité à produire une image mentale de soi ; selon les études de cet auteur, l’image du « double mental » ne se produirait que vers l’âge de 6 ou 7 ans (1993, pp. 153-204).

Pour le neuroscientifique E. Kandel (1998), l’émergence du souvenir est conditionnée par les processus inhérents à la mémoire de travail dont l’efficacité repose sur la mise en place de la temporalité. La mémoire de travail se distingue d’une mémoire de type stimulus-réponse (réflexe conditionné), par l’inscription d’une « trace temporelle » entre le stimulus et la réponse (voir Infurchia, 2014, pp. 264-267).

Reconnaissance d’action signifiante au sein du langage

Lorsque les neuropsychologues parlent de boucle phonologique articulatoire, ils parlent d’un phénomène intériorisé, d’une répétition mentale au service de la mémoire de travail. Gazzaniga et coll. écrivent : « Le processus de répétition mentale de la boucle phonologique inclut une région du cortex prémoteur gauche (aire 44) » […] « L’aire de Broca » (2000, p. 272 et p. 314). L’aire de Broca est le support neuroanatomique de la production motrice de la parole qui s’effectuerait par imitation, un argument résultant de la découverte des neurones-miroirs dans cette région cérébrale, en 1996 par l’équipe de recherche de Rizzolati. Ces neurones s’activent aussi bien durant l’observation que l’exécution d’une action, ils génèrent des représentations motrices de soi et de l’autre, dans une relation étroite (Ducey-Kaufmann, 2007, p. 118). Depuis cette découverte, le langage dans ses origines est considéré comme étant produit par une action d’imitation signifiante, ainsi il « trouve son origine dans les gestes, et non dans les vocalisations » (id., p. 239). Pour Fadiga et Craighero, le langage est constitué par un ensemble « de gestes articulatoires » (2006, p. 490) ; ainsi pourrions-nous avancer que la boucle de récapitulation articulatoire se constitue, sur la base des représentations motrices partagées, en un système miroir de gestes articulatoires. Les représentations motrices partagées sont actives entre deux interlocuteurs, elles sont reconnaissance d’action au niveau même du sens attribuable à ces actions, à condition qu’aux représentations motrices partagées, viennent s’adjoindre un champ de différenciation sujet/objet.

Selon Gazzaniga et al, dans l’aire de Broca sont stockées les propriétés grammaticales et la structure des phrases, des éléments qui permettent de considérer l’aire de Broca comme participant à la possibilité de l’accès au sens des mots, l’accès à la compréhension du langage (2000, p. 307). M. Mazeau rappelle au sujet de la syntaxe, « qu’il ne s’agit pas d’“un stockage en mémoire”, mais bien d’un savoir-faire » (2005, p. 182), un élément qu’il semble possible d’associer au savoir-faire de l’aire de Broca, c’est-à-dire, construire des phrases par imitation de sons articulés. Ainsi, ce n’est pas tant la capacité à l’imitation qui pose problème dans le fonctionnement psychique de Khaled, mais davantage l’idée que dans les vécus psychiques de la vie précoce de Khaled, il peut être envisagé un déficit de la zone de partage des représentations motrices avec le sens potentiel qu’elles génèrent grâce à la présence de l’objet maternel primaire. Privé de cette zone de partage et d’expérimentations autonomes, Khaled demeure dans une forte dépendance vis-à-vis du champ perceptif au détriment de la constitution d’un espace mental et réflexif.

Éléments de séances

La dépendance au champ perceptif repérée chez Khaled peut aussi, par ailleurs, avoir été alimentée par la présence quasi constante de ses parents ; ils se substituent à lui en permanence, même lors de moments où un minimum d’autonomie lui serait possible. Dans la toute-puissance, il répond un jour à son père dans une jouissance absolue qu’il ne peut accomplir ce qu’il lui demande parce qu’il est handicapé. Khaled n’aime pas être seul, l’histoire du petit ours brun qui veut accomplir seul des actions pour grandir le fait réagir très vite : lui, Khaled, n’aime pas faire seul, il a toujours besoin de ses parents, et comme je lui dis que cela doit être « embêtant » parfois, d’avoir toujours besoin de ses parents, il me répond avec une grande conviction que ça ne l’est pas du tout !

Ces quelques éléments de séances sont là pour venir à nouveau souligner l’idée que les défaillances de la mémoire à court terme chez Khaled, (représentations mentales absentes), pourraient relever non pas de l’unique facteur lésionnel, mais comme étant aggravées par les conséquences indirectes de la lésion : les expériences sensori-motrices sont limitées, parcellaires, une limitation potentialisée par la présence permanente des adultes venant se substituer aux expérimentations sensori-motrices que Khaled pourrait toutefois accomplir seul. Cette situation occasionne ce que G. Haag nomme « les surhandicaps psychiques des handicaps » (1994, p. 15).

Conclusion

Les difficultés de Khaled rendent compte d’un fonctionnement cognitif dominé par la nécessité de la présence effective des objets, les choses, mais aussi par la nécessité de la présence auditive (acoustique) des mots (il ne peut s’entendre en lecture silencieuse). Ces éléments signalent l’absence de constitution d’un espace réflexif, celui-ci procède de l’efficience de la mémoire de travail avec la boucle phonologique articulatoire qui permet de s’entendre et entendre les mots au niveau mental, et le calepin visuo spatial qui permet tout pareillement de se voir (image mentale de soi) et de voir les objets. Cet ensemble réflexif manquant, Khaled est dans la nécessité d’utiliser sa sensorimotricité pour construire des stratégies cognitives pour leur intégration subjective. Il apparait comme utile pour son autonomie que l’adulte l’accompagne dans la construction de ses stratégies, et non pas qu’il se substitue à lui, des actions sensori-motrices qui se doivent également d’être répétées pour permettre leur inscription dans la mémoire à long terme.

L’objectif de cet article étant de créer une correspondance entre des éléments d’épistémès différentes, il se limite à poser des jalons sur une thématique, un approfondissement est probablement nécessaire, il pourrait faire l’objet d’un autre article.

 

 

Creative Commons.

1 SESSAD : Service d’Éducation Spécialisée et de Soins à Domicile.

2 « La mémoire entre neurosciences cognitives et psychanalyse, les destins de la perception », (2010). Thèse de doctorat en psychologie, mention

3 Le thalamus est lui-même composé de plusieurs noyaux, certains auteurs l’incluent dans les noyaux gris centraux (NGC) alors que d’autres parlent d’

4 Cours de physiologie – Dr Bernard Pidoux – mars 2011 (Voir Références internet, à la fin de l’article).

5 MDPH : organismes susceptibles d’instruire des dossiers de compensation et d’allocation pour des personnes en situation de handicap.

6 L’absence de production de représentation mentale de l’objet est déductible du fait, que Khaled n’a pas de manoeuvre de recherche de l’objet alors

7 Voir Références internet.

8 Marie-Hélène Giard, neurophysiologiste. Directrice de recherches Inserm Lyon, programme de travail : intégration audio-visuelle…

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Notes

1 SESSAD : Service d’Éducation Spécialisée et de Soins à Domicile.

2 « La mémoire entre neurosciences cognitives et psychanalyse, les destins de la perception », (2010). Thèse de doctorat en psychologie, mention psychologie et psychopathologie clinique, Lyon 2, sous la direction du Professeur René Roussillon, octobre 2010.

3 Le thalamus est lui-même composé de plusieurs noyaux, certains auteurs l’incluent dans les noyaux gris centraux (NGC) alors que d’autres parlent d’interconnexions entre les deux régions. Le thalamus réceptionne et analyse les potentiels nerveux des stimuli et donne une indication sur le type sensoriel du stimulus. Il établit des liens entre différents stimuli et participe à une première ébauche de la reconstruction de l’ensemble de l’objet. C’est un relais avant le traitement plus fin effectué dans les cortex sensoriels. Cette construction cérébrale thalamique est aussi transmise vers le système limbique, impliqué dans la production corporelle des réponses émotionnelles, plus exactement à l’un des noyaux de ce système : l’amygdale.

4 Cours de physiologie – Dr Bernard Pidoux – mars 2011 (Voir Références internet, à la fin de l’article).

5 MDPH : organismes susceptibles d’instruire des dossiers de compensation et d’allocation pour des personnes en situation de handicap.

6 L’absence de production de représentation mentale de l’objet est déductible du fait, que Khaled n’a pas de manoeuvre de recherche de l’objet alors que l’ergothérapeute le cache dans son dos et devant Khaled.

7 Voir Références internet.

8 Marie-Hélène Giard, neurophysiologiste. Directrice de recherches Inserm Lyon, programme de travail : intégration audio-visuelle…

Illustrations

 

 

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Citer cet article

Référence papier

Claudia Infurchia, « Entre neuroanatomie, neuropsychologie et psychanalyse, une étude sur la mémoire à partir de la problématique théorico-clinique d’un enfant IMC », Canal Psy, 122 | 2018, 32-39.

Référence électronique

Claudia Infurchia, « Entre neuroanatomie, neuropsychologie et psychanalyse, une étude sur la mémoire à partir de la problématique théorico-clinique d’un enfant IMC », Canal Psy [En ligne], 122 | 2018, mis en ligne le 01 janvier 2021, consulté le 20 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1889

Auteur

Claudia Infurchia

Psychologue clinicienne, psychothérapeute, docteur en psychologie et psychopathologie clinique

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