« C’est parce qu’il n’y a plus d’“Ailleurs”. Les barbaries anciennes, récapitulées toutes dans la virulence des colonisations, avaient créé du non-droit, de “l’Ailleurs” hors-la-loi, des non-lieux, des “hors monde”, ou mieux des “anti-monde” où l’on pouvait à loisir, en bonne conscience et toute impunité, et illusoire non-contamination, terrifier, dominer, exploiter, massacrer, et en finale hisser le déshumain jusqu’à l’institution. La barbarie nouvelle, elle, supprime partout “l’Ailleurs” »
(P. Chamoiseau, 2017, p. 46).
Trop souvent, l’écriture ressemble à un jeu érudit, divertissant quelques esprits privilégiés et ennuyés. Mais parfois, par chance, elle arrive à matérialiser ce à quoi l’appelle son destin : la synthèse des arts du trivium d’Aristote – grammaire, rhétorique et dialectique. Il s’agit des arts de la parole, qui trament la pensée poétique de l’humain. Dans son essence, l’écriture est un dispositif qui articule ces arts, en creusant le monde afin de repérer, défendre et s’approprier la vérité, ou plutôt, des vérités, minuscules, modestes, dont la dignité découle du courage de leurs doutes. Ce travail est alors toujours ouvert, en suspend, à trouver-créer. Ce n’est pas « juste » une théorie qui plane, mais une pratique qui se mêle, avec soin et compassion, de la matière du réel.
En lisant Frères migrants, l’on s’aperçoit très vite qu’on a affaire à une écriture de ce type-là. Poétique et donc pratique, matérielle. Il ne s’agit pas d’une lamentation autour des barbaries de notre époque que quelqu’un aurait écrit par indolence, par renoncement à y faire quelque-chose. Parce que Patrick Chamoiseau n’est pas « juste » un écrivain, il est un écrivain juste, poète qui chante, en prose, mais qui chante. Il se revendique impuissant, c’est-à-dire autonome de tout grand pouvoir, et ainsi traduit sa résistance en tourbillon de lignes de fuite minoritaires.
Le petit bouquin qu’il compose se montre puissant par la marge, par la mémoire, par la capacité d’anticiper le monde avec une indignation lucide, une passion vêtue d’intelligence – Prométhée en feu. Sa plume témoigne mais elle ne le fait pas pour s’excuser de l’inaction, elle remue le réel, sa plume perce la croûte du visible – et une éruption s’y invite, émergence localisée des tremblements mondiaux. Mondialité, qu’il crie contre mondialisation, et j’ose y lire « commune humanité », libre contre libériste, cri enragé d’accueil, casa nostra casa vostra ! Sans jamais se considérer acquitté, Chamoiseau dénonce les forces de Thanatos qui conspirent en lui-même, en nous tous, la barbarie nouvelle de la nécro-politique, de la nécro-relation à l’Autre – mise-sous-relation, écrit-il, l’étouffement de tout Ailleurs ou Autrement. Il dénonce nos passivités et il nous indique sans arrogance la faille vitale dans le système – ce Divers qui reste ouvert, et qui s’incarne dans toute tentative d’une poétique relationnelle qui puisse cultiver une confiance en l’aventure humaine.
Dans mon travail de clinicienne et doctorante engagée dans les « ailleurs » que l’homme qui marche1 ne cesse de traverser, Frères migrants a débordé mes résistances, mes lâchetés masquées d’angoisses, mes paralysies. Face à ce manifeste poético-politique, mes excuses d’impuissance se sont écroulées. Chamoiseau nous propose un refuge, intime et pourtant peuplé de tous ces autres qui sont les alliés, les sources et les destinataires de nos efforts. Ici, chacun peut contribuer à une synthèse plus lucide et plus courageuse de l’humain – force de résistance petite et obstinée qui n’explose pas, mais qui, modestement, silencieusement, simplement continue. Certains parlent ici de kulturarbeit.