Le « programme » néolibéral qui définit le monde contemporain est en train de dissoudre l’élément fondamental du vivre-ensemble : le lien. Nous pouvons désormais observer les effets de cette dissolution à tous les niveaux de l’expérience subjective, sur le plan intra-psychique (les liens qui articulent la multiplicité de chacun), inter-subjectif (les liens qui nous attachent aux autres) et trans-subjectif (les méta-cadres psychiques et sociétaux qui rendent possibles les liens) – pour reprendre la structuration des espaces psychiques proposée par René Kaës (1987).
Un tel processus de déliaison va de pair avec la massification, l’agglutination des individus dans un corps social indifférencié et dans un système idéologique ambigu, qui attaque les facultés symboliques, et la capacité vitale de discriminer, choisir, critiquer et inventer. Les phénomènes de « masse » contemporains concernent des individus aliénés à eux-mêmes, aux parties adultes et responsables de leur Moi, non pas par un pouvoir totalitaire et paternaliste qui manipule les sujets au niveau de leur Idéal du Moi (comme les « foules » étudiées par Gustave Le Bon, 1895, et Sigmund Freud, 1921), mais par la pénétration, dans les territoires archaïques et indifférenciés du psychisme, d’une technologie toute-puissante et déshumanisante (Amati Sas, 1985). Le conformisme et l’acceptation passive de l’existant de la part des « masses » peuvent être pensés comme des conséquences psychiques et sociales de cette pénétration manipulatrice, et, à leur tour, ces éléments participent de l’effondrement des instances groupales et de la massification des sujets.
Vivant ces transformations en première ligne, dans nos pratiques de cliniciens et de travailleurs sociaux, nous nous apercevons facilement d’une chose importante. Ce qui est systématiquement visé et mis à mal dans les institutions du soin et de l’accompagnement social, ce qui est aplati et neutralisé par des processus de standardisation dont la raison d’être est l’optimisation des bénéfices financiers, est précisément la possibilité de pouvoir exister en tant qu’institution, id est, le groupe. Cette désinstitutionalisation décomplexée, qui se présente comme le changement inévitable, synonyme de progrès et de bien-être, est une technologie administrative et économique de destruction de la société que les générations de l’après-guerre avaient édifiée. Une société qui, avec toutes ses limites, avait le souci d’éviter les pièges du totalitarisme, et de garantir le respect de certains droits fondamentaux, issus des mouvements de lutte du xxe siècle. Avec la désintégration des dispositifs et des espaces publiques, pervertis et pillés par les intérêts du business privé mondialisé, ce modèle de société s’écroule.
Les institutions de la mésinscription (Henri, 2009) – c’est-à-dire, les hôpitaux, généraux et psychiatriques, les prisons, les foyers, bref, tous les lieux de prise en charge consacrés aux populations déviantes, minoritaires, dissidentes – ont été les premières à subir les conséquences de la destruction de la groupalité. Les malades, les fous, les handicapés, les vieux, les détenus, les enfants « isolés » ou « difficiles », les sujets « précaires » ont vu s’aggraver les conditions de leur accompagnement, et ceux et celles qui travaillent à leurs côtés ont dû faire face à une véritable maltraitance professionnelle, de plus en plus insupportable.
Lorsque des programmes standardisés s’imposent dans des contextes de prise en charge qui s’instituèrent autour de l’étrangeté, de la déviation, pour inscrire dans le socius, la différence et l’inquiétant, un devoir-être s’établit implicitement, des normes auxquelles les sujets sont sommés de se conformer. L’individu inséré-insérable, intégré-intégrable, adapté-adaptable, semble s’imposer comme modèle de la nouvelle société-sans-société, qui prend la forme d’une masse homogène d’unités atomisées, hyperconnectées dans des réseaux virtuels mais physiquement et psychiquement isolées, car dépourvues de groupalité. Les affiliations, les alliances, les appartenances semblent s’évaporer, ne pouvant plus s’ancrer nulle part. Le jeu conflictuel et créatif entre l’instituant et l’institué (Castoriadis, 1975), jeu humain avant tout, qui maintient vivantes la Kulturarbeit et l’auto-altération de la société, se réduit progressivement à une plate immanence, un « ici et maintenant » qui se veut apaisé, ordonné, juste et inévitable. Comme le progrès, comme la doxa néolibérale, et son infiltration et substitution progressive de la sphère politique.
Ce « programme » de standardisation du monde semble en effet s’accomplir, d’une manière implacable et anonyme, renforçant la techno-structure (Henri, 2020) des formes sociales néolibérales. Ces trois éléments – le « programme », le primat de la technique, et l’ordre néolibéral, procèdent ensemble, inextricables, infiltrant la sphère politique jusqu’à la vider de sens, et alimentant les phénomènes psychiques que Kaës (2012) a nommés « processus sans sujet1 ». Un processus sans sujet est un enchaînement d’actions dans lequel le sujet s’absente, se coupant de son expérience émotive et corporelle, et donc de toute excitation affective. Pour ne plus rien ressentir, pour ne plus se sentir exister, pour ne plus penser : les processus sans sujet ne concernent pas l’être singulier, ni le groupe, ils sont des produits de la masse, et ils participent à produire la masse, au sein même de l’individu.
Dans les processus sans sujet, la responsabilité et le choix subjectif disparaissent, le conflit éthique devient inaccessible. Face au bouleversement des méta-cadres et à la violence sociale, dans le psychisme des sujets, s’opère une régression défensive, où le « noyau ambigu » (Bleger, 1967) toujours actif en chacun, ne peut plus être déposé dans les cadres, dans les structures, dans les relations externes, et par conséquent, il prévaut sur les parties adultes du Moi. La régression à l’ambiguïté et à l’indifférenciation est fonctionnelle à trouver une familiarité et un sentiment de continuité dans un monde inquiétant et déroutant. Mais ainsi, comme Silvia Amati Sas (1985) l’a écrit, nous devenons prêts à « accepter n’importe quoi ».
Mario De Vincenzo (2017) reprend la notion de « processus sans sujet », la mettant en relation avec la souffrance dans les liens qui hante le monde contemporain, et notamment avec un concept élaboré initialement par Sándor Ferenczi (1929) et repris par René Kaës (2012) et Jean-Pierre Pinel (2018), l’absence ou déprivation du répondant. L’idée est que, le sujet humain étant par essence dans une condition de Hilflosigkeit, selon l’expression de Freud (1895, 1926), c’est-à-dire dans un état de fragilité constitutive, ou de désaide, il ne peut survivre, tant physiquement que psychiquement, que grâce aux liens qu’il tisse avec un Nebenmensch, l’être humain proche, secourable, qu’on pourrait associer à la notion de féminin de liaison (Gaillard, 2008). Mais lorsque cet « autre secourable » ne répond pas, le sujet se retrouve seul : ce vide relationnel creuse en profondeur le psychisme, laissant comme un trou, qui perce en premier lieu le pré-conscient, le pré-verbal, la présence vive de chacun à soi, à l’Autre, au monde.
Dans les « processus sans sujet », l’on assiste à des actes automatiques, dés-habités, sans adresse, l’on observe des corps pulsionnels qui se débattent sans pensée car sans rencontre, hors symbolisation. L’application mécanique et rapide de tâches professionnelles standardisées, les mouvements de foule, les gestes quotidiens des consommateurs, l’exécution irréfléchie des ordres d’un pouvoir déshumanisant – autant d’exemples de processus sans sujet. Le « programme » impersonnel dont ils sont issus veut « simplifier » le monde humain, en évacuant toute zone d’ombre, toute inquiétude, doute ou incertitude. Cette épuration vise les groupes humains, tant les groupes externes que les groupes internes.
Aujourd’hui, la politique s’est réduite à une simple administration de l’existant, vidée de tout élan critique et transformateur, à l’heure où les États démocratiques délèguent à des instances privées leurs responsabilités vis-à-vis de la chose publique, abandonnant leurs devoirs fondamentaux – la santé publique, l’éducation publique, l’habitat, l’environnement, le respect des droits des travailleurs et des travailleuses, la garantie des droits civils… – et pervertissant ces devoirs en services privés, à vendre au mieux offrant. Cette désintégration du politique fait émerger un constat désolant : la souveraineté des États se résume désormais au monopole de la violence, de la surveillance et de la punition.
Les catégories historiques de droite et de gauche laissent ainsi la place à un « extrême centre » (Deneault, 2016) populiste, qui produit un discours dont la performance la plus évidente est celle d’éterniser la campagne électorale. La classe politique ne cesse pas de promettre de réaliser ce que le peuple demande : bonheur, ordre, sécurité, stabilité, réponses, transparence. Le peuple est précisément ce sujet inexistant, au nom duquel les figurants de la politique politicienne, y compris tous les dictateurs, déclarent agir. Le peuple, c’est-à-dire une foule de plus en plus soumise, car dépouillée d’espaces intermédiaires, de lieux de rencontre où vivre et penser ensemble. Cette privation génère une masse d’individus homogènes, qui s’agrègent, ou se connectent, en paix, c’est-à-dire sans conflictualité, et donc sans pouvoir se lier dans des groupes, car les ancrages institutionnels sont pulvérisés, les différences sont niées et l’étranger est « mis au ban ». J’utilise cette expression, « mis au ban », au sens du philosophe Giorgio Agamben (1995), à savoir une condition d’abandon extrême qui frappe des sujets ayant un statut de homo-sacer, d’individu réduit à une « vie nue », à un corps sans parole, séparé de l’espace symbolique qui tisse l’humanité.
Si j’évoque ici la problématique de l’étranger mis au ban, c’est, d’une part, que je constate une généralisation, dans les démocraties néolibérales, de ce statut de homo-sacer auquel de plus en plus de populations sont assignées. Pensons au mouvement des gilets jaunes : la puissance novatrice dont ces hommes et ces femmes ont été porteurs, consiste avant tout dans leur manière de se réapproprier l’espace publique en tant que corps qui occupent des lieux, car le mépris systématique qu’ils et elles ont subi de la part des administrateurs du pouvoir les a fait sentir destitués en tant que citoyens. Leurs corps-psychés, leur présence vive, leurs liens, comme forme post-moderne de protestation : les gilets jaunes ont, il me semble, jeté les bases de l’élaboration d’un contre-pouvoir biopolitique. D’autre part, je soulève cette question de l’homo-sacer car ma praxis clinique et de recherche s’est construite précisément aux prises avec cette problématique – celle de l’accueil des personnes exilées, ou de la négation de cet accueil, et de la réappropriation de l’espace publique de la part des « corps-psychés » qui en sont exclus.
Doctorante en Psychologie clinique en troisième année, je me suis sentie très concernée par la thématique de ce colloque. La question du bricolage, au sens de la pensée bricolante de Claude Lévi-Strauss (1960), ou de la métis – une forme d’intelligence pratique, qui se nourrit de la pensée incorporée et qui permet de se débrouiller, au sens littéral, de se dés-intriquer d’une forme d’emprise, de trouver une issue vivante et créative face aux mouvements mortifères auxquels les professionnels de la relation d’aide sont soumis (Amado, 2008) – m’a accompagnée tout au long de mon travail de terrain. J’ai mené mon enquête auprès de deux collectifs citoyens et militants s’organisant autour d’une intention commune, celle de répondre, autant que possible, à la demande d’asile – politique, oui, et donc, simultanément, psychique et trans-subjectif – des sujets en exil. Ces collectifs, dont la composition est très hétérogène, ont occupé des bâtiments désaffectés, qu’ils ont investis en tant que lieux de vie éphémères et improvisés, et espaces de lutte politique pour les droits des personnes migrantes, et avec les personnes migrantes. Ces dernières sont ainsi devenues les habitants de ces squats. Quant à moi, je me suis engagée en tant que chercheuse impliquée et en tant que clinicienne auprès de ces groupes marginaux. Il me semble que ces deux notions, celle de « groupe » et celle de « marge », sont incontournables pour les « bricoleurs » de pratiques d’accueil des figures de l’Autre. Il s’agit de créer du lien, dans les interstices de l’espace social où le « programme » néolibéral a le plus de mal à pénétrer.
« Groupe » : facile à dire, moins facile à construire. Les collectifs auprès desquels je me suis impliquée sont nés d’un mouvement de subversion et de transgression de la loi positive – celle qui assigne les sujets migrants au statut de clandestins, indésirables et coupables d’être là (Sayad, 1999 ; Babou et Le Marec, 2018), la loi qui punit ceux et celles qui apportent de l’aide aux personnes migrantes en détresse, dans le cadre du « délit de solidarité », la loi qui privilégie le respect de la propriété privée vis-à-vis du droit au logement. Transgression, donc, d’une loi que l’on estime injuste, violation qui s’accomplit dans un élan éthique, et donc forcément politique, comme le fut celui d’Antigone.
À l’origine, donc, fut la subversion, sous forme d’un dépassement de plusieurs frontières, géographiques, juridiques, mais aussi culturelles et inter-subjectives. C’est précisément cette subversion qui a ouvert un espace transitionnel de rencontre (je pense ici à la notion de « subversion transitionnelle », proposée par Sarah Gomez et Georges Gaillard, 2017), dans lequel l’œuvre d’un imaginaire instituant a pu émerger. Plus précisément, les groupalités auxquelles je m’intéresse ont pu naître dans le cadre d’une relation de cohabitation, un rapport que l’on pourrait comprendre en mobilisant la catégorie du voisinage. Il serait trop long ici de développer cette notion, qui s’enracine à la fois dans le partage d’un habitat, un territoire de vie commun, et dans le négatif d’un tel partage, dans les points d’impossibilité de l’habiter, je me limite à souligner que le voisinage implique simultanément le rapport à soi, ou à son double négatif, et le lien avec l’Autre, et il fait vivre inévitablement un contact humain et son échec. Pensons au roman(s) La Vie mode d’emploi de Georges Perec (1978), ou à l’ouvrage consacré au voisinage par Hélène L’Heuillet (2016), où elle le définit comme un « lien par le lieu ».
Il a été question, tout d’abord, d’une rencontre entre un groupe d’étudiants (et surtout d’étudiantes) et une soixantaine de personnes exilées SDF, originaires d’Afrique sub-saharienne, invitées par les étudiants à occuper avec eux un amphithéâtre de leur faculté, dans le cadre de leur protestation contre l’énième réforme de l’Université. Les échanges, l’attention mutuelle, les difficultés quotidiennes de plusieurs semaines de vie commune, ont été pour ce collectif une source d’apprentissages et de transformations sans égal. Ensuite, l’expérience a pu continuer, avec un collectif beaucoup plus grand, par l’occupation d’un bâtiment désaffecté. D’autres personnes en migration, et d’autres soutiens « autochtones » ont rejoint le groupe originaire, qui a atteint les 300 membres, devenant de plus en plus hétérogène. Presque un an après l’ouverture du premier lieu de vie, un autre a vu le jour, également précaire et éphémère, et cette fois-ci consacré à l’accueil des « Mineurs Étrangers Non-Accompagnés ». Un processus de transmission de savoir-faire a pu s’entamer entre le premier et le deuxième lieu de « voisinages », même si la consolidation de pratiques communes a été compliquée et elle n’a pas toujours abouti.
Les « bricolages » de chaque collectif ont en somme un caractère très local, très situé, l’immanent semble l’emporter sur le transcendent. Il faut en effet souligner que les groupalités ici en question découlent d’une rencontre entre, d’une part, des militants et des bénévoles « autochtones », dont l’idéologie révolutionnaire ou caritative peut venir entraver le travail de conflictualité interne qui garde un collectif en vie, et, d’autre part, par des sujets s’étant livrés à l’ordalie de la migration, ce qui revient à assumer une position de rupture avec ses groupes d’appartenance, position sacrificielle du martyre, qui défie, en quelque sorte, le destin lui-même. « Faire groupe », alors, devient une affaire encore plus complexe, un travail encore plus risqué et précaire2.
La vie en squat est très dure. L’hiver est une longue traversée, où la lumière et la chaleur sont des ressources à rationner, où le surpeuplement et la prédominance de la dimension phallique3 entraînent fréquemment des explosions de violence, et le fait de vivre à plusieurs ne se traduit pas automatiquement dans un habitat collectif, mais, bien au contraire, peut rendre la solitude de chacun encore plus amère. Ensuite, l’été serre le squat dans une accolade sans amour, humide de transpiration, étouffante de canicule. La vie commence à pourrir à une vitesse inquiétante, et la colère attire l’alcool qui attire la colère, dans un cercle vicieux qui ne semble pas pouvoir se rompre. Tout rapport de voisinage se construit en équilibre entre liaison et déliaison, accueil et meurtre, et lorsque ce rapport se tisse dans un squat, dans un non-lieu, la difficulté à fabriquer du « commun » à partir du partage d’un lieu de vie est encore plus prononcée. Sans parler de l’histoire de chacun, des expériences d’abandon, de déshumanisation, sans parler de l’effroi que chaque habitant a connu, et qui ne cesse de le tourmenter.
L’effroi est l’expérience psychique qu’un sujet peut faire de la déprivation de satisfaction de ses besoins vitaux, selon le tableau que Nathalie Zaltzman (2007) en dresse, lorsqu’elle parle des pulsions de mort. Car il est fondamental de mettre ceci en exergue : ces espaces liminaires, arrachés à l’univers urbain, ces lieux oubliés par le « programme », et qui empruntent à cet oubli une certaine forme d’autonomie, sont en permanence traversés par la mort. Souvenirs traumatiques, fantômes des amis perdus en chemin, pensées suicidaires ou meurtrières, menaces d’expulsion, statut (existentiel ?) hors la Loi. Dans le squat des exilés, la mort est partout, et peut-être que dans son acte fondateur, qui est un acte subversif, nous pouvons entrevoir une forme de révolte contre cette assignation à la non-existence.
La question primordiale est alors : comment vivre ? Et donc forcément : comment vivre ensemble ? Devenir « voisins », nonobstant les frontières, tenter de s’articuler les uns aux autres, étudiants, retraités, anarchistes, Français, Guinéens, Albanais, Ivoiriens, Nigériens, Italiens… Comment tisser des liens qui libèrent, et non pas des liens qui emprisonnent ? Fabriquer du groupe. Des groupes, plutôt, au pluriel, faire jouer ses groupalités psychiques, leur faire rencontrer celles des autres.
Voici la problématique avec laquelle j’ai dû me mesurer, en tant que clinicienne, chercheuse et militante, tout au long de mon travail de terrain. Ainsi, j’ai commencé par participer aux instances de discussion et décision collective, les assemblées générales des deux squats. Ensuite, avec d’autres soignants bénévoles, nous avons mis en place des permanences médicales et psychologiques adressées aux habitants, car il nous a semblé nécessaire de créer un « refuge dans le refuge », un espace de parole, à la fois libre et contenant, au sein de ces lieux de vie, pour qu’ils puissent devenir véritablement habitables. Les habitants nous ont fait une place.
Nous avons tenté d’assurer aux sujets qui sont venus nous voir une prise en charge chorale, inscrivant dans notre groupalité d’intervenants notre souci de chacun d’entre eux. Nous avons bricolé un dispositif d’écoute et soutien psychologique, aux prises avec l’actuel mais ne faisant pas abstraction de la demande inconsciente des sujets, découlant certes d’une souffrance psychique, mais également d’une violence sociale et politique. Cela a signifié accompagner les patients dans leurs démarches, parfois même physiquement, être à leurs côtés, se rendre disponibles au-delà des horaires des permanences. Nous avons été amenés à assumer un positionnement militant à partir de notre propre capacité d’indignation. Cela a signifié, parfois, ruser, inventer des stratégies, contrecarrer l’absurdité de certaines normes. Notre travail s’est souvent apparenté du témoignage.
Mais cette implication nous a aussi exposés à des doutes inquiétants, quant à notre rôle, aux limites de notre engagement, et à ses pièges, notamment aux aspérités des allers-retours entre deux illusions : l’impuissance la plus démunie et la toute-puissance héroïque. Nous nous sommes souvent retrouvés à ne comprendre ni nos patients, ni nos collègues, ni les autres membres du collectif, et à ne plus trouver les mots pour se parler. Nous nous sommes sentis seuls, hors lieu et hors temps, épuisés et inutiles. Nous nous sommes demandé, parfois sans pouvoir formuler la question : « Mais qu’est-ce qu’on fout, là4 ? » Parfois, nous avons échoué, pressentant l’effondrement de ces « groupes-à-instituer », si fragiles, cœur battant mais par définition caduc de cette institution éphémère.
Je pense toutefois que nos bricolages cliniques ont participé à la construction du « commun » qui a permis à ces deux habitats subversifs de tenir dans le temps et de se transformer. Engagés dans ces praxis inédites, nous avons pu faire l’expérience d’un positionnement thérapeutique essentiel, la modeste omnipotence (Amati Sas, 1996), positionnement qui se tient en équilibre entre les pièges évoqués plus haut (acceptation résignée de l’existant et mégalomanie manipulatrice). Si j’avais à définir ces bricolages, que nous avons ébauchés à plusieurs, je parlerais de « cliniques de la révolte », dans un double sens. D’une part, un retour (du latin revolvo) du sujet de l’inconscient sur sa scène psycho-corporelle, par la présence d’un répondant, le liant à nouveau à la scène social-historique faisant de lui un voisin. D’autre part, un retournement, un soulèvement subjectif minuscule, infra-ordinaire, mais pas moins épique. Une révolte contre le destin tracé dans ces vies par Thanatos, une virevolte, équilibrisme possible dans l’espace de la rencontre clinique, acrobatie inconsciente, proche de ce que Zaltzman (2011) appelait « pulsion anarchiste ».
« On vit ici, on reste ici », ont écrit les habitants sur la façade de l’immeuble, tout en haut, en grandes lettres rouges. Ils ont inscrit sur le mur leur volonté de vivre et de rester, comme une revendication politique, ils l’ont fait en se penchant dans le vide, grimpant sur le toit. L’éloge du bricolage est, pour moi, l’apologie de cette virevolte à plusieurs, mouvement intrépide, intranquille, incommode, et obstinément contraire au programme anesthésiant de la standardisation du monde. Le bricolage serait alors, pour les praticiens aux prises avec la relation d’aide, un grand atelier de reconstruction d’une responsabilité individuelle, et donc collective.