Le secteur de la formation professionnelle et continue des adultes est en constante mutation, il s’adapte sans cesse aux nouvelles législations et réglementations, ainsi qu’à la demande des financeurs, nombreux et très diversifiés, de la formation. Comme bien d’autres secteurs professionnels, il connaît depuis une vingtaine d’année une évolution liée aux « démarches qualité ». La formation linguistique et socioprofessionnelle des adultes migrants fait partie de ce secteur et partage avec lui ces exigences de plus en plus présentes en termes de « qualité », de normes, et de labellisations diverses1.
Les formations dont il est ici question peuvent prendre des formes variées et connaissent des déclinaisons territoriales diversifiées. Mais il s’agit généralement de parcours de formation d’une durée de quelques semaines à quelques mois, destinés aux personnes arrivées en France à l’âge adulte et ayant des besoins en termes d’apprentissage de la langue française et de gain en autonomie vis-à-vis des enjeux socioprofessionnels du quotidien. Les modules de ces formations concernent par exemple la recherche d’emploi, les achats, le logement, l’accès aux soins, la gestion administrative, etc. Ces formations font partie des nombreux dispositifs que l’on nomme « formations FLE », formations en Français enseigné comme une Langue Étrangère, par opposition au français que l’on enseigne dans le système scolaire, par exemple, et qui est pensé pour des élèves dont la langue maternelle est le français.
Les organismes de formation qui mettent en œuvre ces formations FLE sont donc soumis, comme tous les autres organismes de formation, aux démarches qualité, et se doivent d’obtenir des certifications qui répondent à des référentiels, eux-mêmes définis par des indicateurs. Tout n’est pas négatif dans cette évolution car il y a eu auparavant des pratiques qui étaient parfois insuffisamment cadrées et insuffisamment contrôlées, et cela n’était pas toujours dans l’intérêt des personnes formées.
Mais il est ici nécessaire de préciser à qui s’adressent ces formations FLE2. Il existe en effet une grande diversité de situations qui font que ces personnes en apprentissage linguistique vivent en France. Les raisons de la migration peuvent être familiales, professionnelles, elles sont très souvent liées aux circonstances difficiles dans le pays de départ. Ces adultes que l’on nomme tour à tour « migrants », « publics non-francophones », « débutants », « relevant du FLE », ou encore « en insertion » sont récemment arrivés, ou de plus longue date, ils ont fait le choix ou non de venir s’installer en France. Ils vivent souvent diverses formes de précarités et d’insécurités : économiques, sociales, langagières (Adami, 2012) bien sûr, mais aussi en termes d’accès aux soins, de logement. L’unique fait d’habiter dans un pays dans lequel on n’a pas grandi complique considérablement la prise de repères, la résolution des problèmes, la prise de décision, et la définition des critères qui permettent d’accorder sa confiance à l’autre, puis d’avoir confiance en soi. La situation d’exil occasionne un appauvrissement des ressources que l’on peut mobiliser pour faire face, en particulier dans un pays tel que la France, où le quotidien se complexifie pour tous (compétences professionnelles attendues, dématérialisation des services, accès aux informations, etc.). Bien sûr, toutes les personnes accueillies dans les dispositifs linguistiques ne sont pas touchées par l’ensemble de ces difficultés, ni au même degré, mais nombreuses sont celles qui rencontrent une ou plusieurs de ces insécurités. Dans le cadre d’un entretien au sujet de son propre parcours d’exil, Miguel Bensayag parle ainsi de la migration : « On est un déchirement, ça ne suffit pas que son corps soit quelque part pour être quelque part. » (Moro et Baubet, 2003). Le quotidien de ces adultes en apprentissage du français est donc complexe, le présent est souvent fait d’incertitudes et d’instabilités, mais l’itinéraire passé est la plupart du temps lui aussi jalonné de multiples difficultés et insécurités. Chaque parcours est singulier, et comporte sa part d’épreuves comme c’est le cas pour tout un chacun, mais les personnes arrivées en France à l’âge adulte ont souvent connu la précarité, des ruptures, parfois des situations de violence en amont de leur arrivée. Enfin l’exil en lui-même peut être vécu, même si ce n’est pas le cas pour tous, comme une expérience difficile à traverser.
Ces formations FLE mettent donc en jeu beaucoup plus que le simple fait d’apprendre une nouvelle langue et de recevoir des informations opérationnelles sur le fonctionnement des organismes et de la vie administrative en France. Apprendre une langue est une activité qui engage le corps, la vie psychique, et plus encore lorsqu’on parle de personnes qui sont dans un exil non choisi, cela engage le processus psychique complexe du départ et de l’arrivée. La langue est une des composantes de nos identités individuelles, familiales, professionnelles, elle est à la fois le vecteur et l’objet des transmissions humaines, générationnelles, scolaires, elle est une des matières premières dont on fabrique le lien.
Apprendre à parler c’est bricoler avec quelque chose de soi et quelque chose de l’autre, l’autre comme locuteur d’une langue dans laquelle on fait ses premiers pas, l’autre comme interlocuteur, et enfin et surtout, l’autre comme humain avec qui on partage le langage. Accompagner une personne dans l’apprentissage de la langue de son pays d’arrivée, à cette étape de son parcours, c’est lui donner « sa parole avec ses paroles, de son propre fonds [lui restituer] ce qui lui appartient. […] C’est en quelque sorte son dû de langage dont il a été spolié, dans et par les silences où il se trouve » (Davoine et Gaudillière, 2005). Cela prend du temps, c’est complexe et parfois douloureux, cela confronte les personnes à leur capacités et stratégies d’apprentissage, au fil de leur histoire, à tout ce qui, dans leur histoire, pouvait être compliqué avant même l’irruption des événements qui ont causé leur départ.
L’enjeu pour les personnes qui participent à ces formations est celui de la perte et de la reconquête d’une place d’adulte à part entière : un adulte qui possède les ressources langagières pour s’exprimer et comprendre les situations, les relations. Ce qui est à travailler en formation a à voir avec ce réseau impalpable et finement tressé d’implicite, de mimiques, de codes, d’évidences sociales, de conventions, de normes qui permettent de se frayer un chemin dans les relations avec les autres et de faire ses choix, y compris celui de contourner ou de refuser parfois ces normes et ces codes ! C’est aussi pouvoir se constituer/se reconstituer ses propres ressources sans toujours devoir recourir à l’ensemble des professionnels de l’accompagnement (dont les formateurs et formatrices FLE) qui gravitent autour de sa situation.
La formation FLE constitue donc un temps et un espace particuliers où la relation est au centre de ce qui « se trame » entre les participants et participantes à la formation, et entre eux et elles et le·ou la formatrice. Il faut faire connaissance avec les personnes et avec le dispositif, apprendre à apprendre pour soi et avec d’autres. Il faut trouver la place au sein du groupe qui permet de rester suffisamment soi-même pour accepter d’emprunter les mots et les codes d’une autre langue, parvenir quand c’est possible à marquer l’empreinte d’une trace écrite de soi, et puis se quitter à la fin de la formation en ayant trouvé là les ressources pour se séparer en emportant des clés qui pourront resservir.
En réalité, et même si ce n’est pas formulé de cette manière, ce qui se déploie comme dispositif dans la formation linguistique des adultes migrants, c’est une histoire de lien (entre le·ou la formateur/trice et le groupe, chacun des individus qui le composent, ainsi qu’entre les membres du groupe). Il s’agit d’un lien qui se tisse avec des mots transmis, proposés, partagés, bricolés. C’est aussi le temps du chemin qui est singulier en fonction de chaque adulte en apprentissage et qui ne peut pas toujours se conformer aux logiques de parcours telles que les voient les acteurs institutionnels de l’intégration et de l’accompagnement des personnes migrantes.
Apprendre une langue en situation de migration, ce n’est donc pas un processus d’acquisition de nouvelles données, comme le fait de se former à un nouveau logiciel ou à une nouvelle technique par exemple. Ces formations pour les personnes migrantes sont pourtant soumises aux mêmes normes et aux mêmes listes d’« indicateurs de résultats » que toutes les autres formations professionnelles3.
Il y a aujourd’hui des démarches qualité dans tous les métiers et tous les secteurs d’activité. Bien qu’elles mettent en avant le mot « qualité », elles ne peuvent cependant pas être considérées comme des garanties de la qualité de ce qui se passe réellement au sein des formations FLE. Leurs listes d’items auxquels doivent répondre les centres de formation et leurs équipes ne parviennent que très partiellement à dire quelque chose de la qualité de l’accueil des personnes, de la qualité de la rencontre, ou la qualité de réflexion des formateurs et formatrices qui mettent en œuvre ces formations.
Mais les contraintes qui pèsent sur les organismes de formation sont si fortes que la tendance actuelle peut parfois conduire à des excès qui substituent le fait de répondre aux référentiels et aux normes au sens-même de ces formations et à leur vocation première : permettre à des personnes, dont les trajectoires de vie sont plus ou moins bousculées, de reconquérir par la connaissance de la langue et de la société françaises un rôle d’acteur social qui leur a été enlevé en partie par les péripéties de leur exil et les étapes complexes et nombreuses de leur installation en France.
Les formateurs et formatrices sont quant à eux à l’interface entre la rencontre vraie, quotidienne, avec ces adultes en formation et les normes qui s’imposent à leur activité. Ils sont donc à une place très particulière : ces migrants et migrantes dont la presse nous parle comme d’une masse informe aux franges de l’humanité sont pour eux des personnes, des noms, des visages. Mais ils doivent aussi penser leur posture, leur professionnalité et respecter les décrets qui encadrent les activités de formation. Ces professionnels sont questionnés, parfois même malmenés dans leur identité professionnelle, le sens de leurs missions, leur éthique professionnelle. En effet, ils doivent soumettre leur travail aux fameux indicateurs de résultats mais comment cocher ces items, pensés et établis hors-contexte, alors que les progrès observables ne sont ni quantifiables, ni toujours de nature à être révélés à des tiers, parce qu’ils sont de l’ordre du chemin parcouru plus que de la montée en compétences mesurable ?
Cette situation génère des tensions entre les réalités des personnes migrantes en formation, les professionnels, les cahiers des charges, les exigences de performance qui quadrillent de plus en plus le secteur de la formation, tensions entre les convictions professionnelles des formateurs et formatrices et leurs cadres d’exercice, tensions aussi pour eux entre la tentation du refus du cadre et le fait de trouver un fil d’Ariane éthique, à la fois à l’intérieur du cadre et malgré le cadre. Leur quotidien est donc complexe. Au sujet des soignants qui interviennent auprès des publics migrants, Laure Wolmark évoque un enjeu qui est transférable au champ de la formation FLE. Elle parle en effet de professionnels qui sont confrontés à la question de « leur cadre d’exercice et de leur engagement » au risque de leur bien-être et de leur santé au travail dans des pratiques qui impliquent une forme de « dépossession volontaire » de soi pour aller à la rencontre de personnes qui traversent de multiples dépossessions (Wolmark, 2017).
Cela pose bien évidemment la question de la formation des formateurs et formatrices qui est pour l’heure assurée par les départements universitaires de la didactique des langues alors que leur métier est en réalité à la croisée de plusieurs champs disciplinaires que sont effectivement la didactique mais aussi les sciences de l’éducation, la psychologie, les métiers de l’urgence sociale et les métiers de la formation et de l’accompagnement. Il n’y a que très peu de tentatives à ce jour pour les former non pas uniquement à l’enseignement mais à la démarche d’accompagnement comme un « être “avec” par le fait d’“être là” » (Lerbet-Sereni, 2007). Cela pose aussi la question des lieux et des dispositifs à mettre en place pour permettre aux équipes qui mettent en œuvre ces formations de penser, de partager leurs pratiques et d’être entendus dans les difficultés de leur quotidien.
Certains trouvent (ou bricolent !) des solutions en investissant des espace-temps interstitiels où, dans le cadre des cahiers des charges, des modules obligatoires, ils peuvent laisser la place à une transmission vraie. C’est-à-dire qu’ils accompagnent les personnes formées pour leur permettre de se saisir des mots pour dire, pour se dire, là où on voulait en faire de bons petits soldats qui pratiquent le français uniquement pour mener à bien des démarches administratives et socioprofessionnelles.
À titre d’exemple, on peut évoquer ici la question des modules « parentalité » qui sont très souvent présents dans les cahiers des charges des formations FLE pour les adultes. Ils se voient confier la mission d’apprendre aux personnes migrantes à devenir de « bons parents d’élèves ». La question du suivi scolaire et de la communication entre le monde de l’école et la sphère familiale sont bien entendu des enjeux fondamentaux de l’intégration sociolinguistique à la fois des adultes mais également de leurs enfants. Il est tout à fait nécessaire de travailler sur les outils linguistiques qui permettent par exemple d’utiliser un carnet de liaison, ou de participer à un rendez-vous parents-professeurs. Mais il est bien évident aussi que ce genre de séquences pédagogiques ouvre à des enjeux qui dépassent de beaucoup le simple travail sur les outils de la langue. Animer une telle séance requiert pour eux une réflexion sur leur posture professionnelle, son rôle, les évidences culturelles qui n’en sont pas, la place de l’école dans le tissu social français, mais plus encore, sa propre parentalité et la place à laquelle on la met quand on anime cette séquence. Si la complexité de la tâche était mieux prise en compte et si la formation des formateur·trice·s était repensée, il deviendrait alors possible, plutôt que d’enseigner un contenu, de proposer des formations plus adaptées et aussi plus andragogiques (Knowles, 1990). Dans la cadre de cet exemple pris au sujet des modules parentalité, il est possible de proposer au groupe d’apprenants de partager toutes les questions autour de la place de parent d’élève, toutes les questions que posent le fait d’être tout simplement parent. On peut alors accompagner les personnes en formation à apprendre à dire des doutes, des pistes, des difficultés, des solutions imaginées. C'est-à-dire que la formation linguistique ouvre un espace à penser en sécurité, où l’on se saisit des mots pour dire ce qui nous inquiète, ce qui nous anime, et gagner en confiance pour faire des choix de parent pour ses enfants, soutenu dans ce processus par un/une formateur/trice qui atteste de la valeur des échanges puisqu’il ou elle les partage à l’échelle de son humanité, et non en surplomb comme un professeur qui posséderait un savoir. En fin de formation, lorsqu’il sera l’heure de remplir les documents et de rédiger les bilans, quels indicateurs cocher pour parler de parentalité ? Là encore, la question de la mesure de la progression s’avère aussi vaine qu’impuissante à parler du cheminement des personnes et de leur présence/retour dans le concert des adultes qui échangent, grâce à une langue commune, et qui peuvent entrer en relation les uns avec les autres autour de tous les sujets.
De nombreuses tensions sont mises au jour par la question de la formation linguistique et socioprofessionnelle des adultes migrants, toutes n’ont bien sûr pas été abordées ici. Le fait que les formations FLE soient inclues dans des systèmes de normes et de réglementation qui ont été pensés sans tenir compte de leurs spécificités est central dans la compréhension des difficultés qui se posent au quotidien aux organismes de formation et à leurs équipes. Ce métier de formation FLE mobilise de nombreuses ressources professionnelles et compétences pour faire face aux questions didactiques, de conception pédagogique, d’accompagnement des personnes aux itinéraires parfois bien malmenés, aux injonctions liées aux démarches qualité, dans un contexte marqué par une méconnaissance de leurs pratiques et de leur réalité de la part des financeurs.
Le danger est de perdre de vue que les démarches qualité devraient permettre de mieux connaître et de mieux comprendre ce qui se passe en formation plutôt que de reléguer à une presque clandestinité les activités humaines de transmission et d’accompagnement qu’elles prétendent contribuer à améliorer. Au regard de certains référentiels et de certaines labellisations basées sur des résultats mesurables, la lecture qui est parfois faite est celle que les formations FLE seraient un échec. Alors que ce sont ces normes qui échouent en réalité à rendre compte de cette activité particulière qui est affaire de cheminement et de rencontre.
Ces tensions peuvent être vues comme uniquement négatives, elles le sont parfois, mais elles peuvent aussi devenir tensions créatrices. Avec certains partenaires et financeurs de la formation, il y a un espace possible pour coconstruire des indicateurs de résultats nouveaux, plus souples, et qui, plus modestes, ne prétendent pas embrasser la totalité de ce qui se passe en formation, tout en donnant des points de repères sur le travail accompli par les professionnels et les apprenants. Former c’est s’adapter à son public, et cela s’affiche, y compris dans les démarches qualité. Ce n’est cependant pas dans l’illusion de l’« adéquationnisme » que cela se joue, mais bien dans la rencontre, dans la créativité des pratiques pédagogiques toujours renouvelées, la recherche et l’invention de solutions partagées en équipe, toujours à remettre sur le métier, pour accompagner au mieux les personnes dans l’ici et maintenant de leur situation, leur donnant ainsi le droit et les moyens de créer et d’inventer eux aussi la suite de leur chemin.