À la rencontre de Gabriel Lunven

DOI : 10.35562/canalpsy.2008

p. 9-11

Plan

Notes de la rédaction

Entretien réalisé et retranscrit par Morgane Caveglia-Scale dans le cadre du TD « récit de vie » assuré par Patricia Mercader. Cet entretien partiellement réécrit et allégé a été soumis à Gabriel Lunven pour approbation et validation.

Texte

Présentation de l’interviewé

Gabriel Lunven, 76 ans, psychologue du travail depuis 1968. Il est actuellement retraité et administrateur de plusieurs associations. Il a été également président du conseil de l’Institut de psychologie pendant plus de 20 ans. Cette présidence est actuellement assurée par Christine Bois-Granjard, psychologue du travail. Il explique son parcours de formation et les conditions de son insertion professionnelle, son évolution et comment il est arrivé à son premier emploi en tant que psychologue du travail dans l’entreprise Berliet.

Gabriel Lunven

Gabriel Lunven

Temps et étapes de son insertion

Je suis d’une génération d’avant 68, il y a eu une grande réforme des études universitaires1 à partir de cette date-là. Et je vais parler des ancêtres de la psychologie appliquée. Lorsque j’ai fait mes études, la psychologie était une spécialité qui émergeait à peine, puisqu’elle était comme l’extension d’une partie des études de philosophie. On travaillait par certificats… C’était un diplôme qui commençait par une propédeutique, qui était un peu l’équivalent du DEUG créé par la suite, au moins de la première année de DEUG (L1 actuelle). Ensuite, il y avait un certain nombre de certificats et les études se terminaient par une licence puis après par un doctorat. Cette licence était l’équivalent de la maîtrise d’aujourd’hui (l’actuelle année de M1). Les licences de psychologie comprenaient un certificat commun aux études de philosophie, qui s’appelait « psychologie générale » – organisé autour du CM du Professeur Henri Maldiney. Un certificat, qui était spécifique celui-là à la psychologie, était intitulé « psychologie de l’enfant et de l’adolescent », – où intervenaient Jean Guillaumin et Alain-Noël Henri. Un certificat qui était commun aux licences de psychologie et de sociologie qu’on appelait « psychologie sociale », avec Geneviève Latreille. J’ai obtenu ces trois certificats dans le cadre de la faculté des lettres et des sciences humaines de Lyon. Nous sommes dans les années 66 et, c’était à compléter, pour l’obtention de la licence, par deux certificats à préparer en faculté des sciences : « psychophysiologie générale » et « psychophysiologie comparée », où enseignait, notamment, Jacques Cosnier. Donc c’était vraiment la conjonction de ces deux approches de la psychologie, appliquée au développement et à la vie en société, de la philosophie et un peu de la sociologie. Et puis la physiologie, la psycho physiologie. Ensuite, on pouvait préparer ce qui sera par la suite le DESS, qui s’appelait « diplôme de psychologie pratique ». Je l’ai commencé, mais je ne l’ai pas tout à fait terminé, car j’ai eu un stage qui s’est terminé par une embauche. Ce cursus comprenait des stages à faire dans des entreprises, des stages d’application sur ce qu’on avait appris pendant nos études. J’ai donc fait un stage à l’Arsenal de Lyon qui était à ce moment-là situé à côté de Perrache, avec Colette Joanny. L’Arsenal, qui fabriquait des engins ou produits pour l’armée, assurait la formation de son personnel, et principalement de ses ingénieurs, ce à quoi Colette m’a associé. J’ai fait un autre stage au service psycho-technique de la SNCF, à Perrache, participant au recrutement et aux examens de sécurité. Et puis, – tout en assurant des vacations dans un cabinet qui faisait de l’orientation pour les apprentis à la Chambre des Métiers et aussi des examens pour les emplois de sécurité, de caristes, de pontiers, – j’ai terminé mon parcours de familiarisation avec la « psychologie industrielle » (ainsi qu’on appelait alors la psychologie du travail) par un stage chez ce qui était à l’époque l’entreprise Berliet, constructeur de véhicules industriels, à Vénissieux. Et ce dernier stage s’est conclu par une embauche, sans avoir à valider finalement le diplôme, qui n’était pas pour moi d’un intérêt majeur parce qu’il n’était pas vraiment reconnu ni exigé… (C’était un peu l’équivalent d’un DU actuel). Voilà, je suis rentré comme cela dans un service dit de psychologie du travail et même de psychosociologie du travail. On avait les deux titres.

 

 

Une carrière chez Berliet (1968-1996)

J’ai fait toute ma carrière pratiquement chez Berliet, 28 ans en tout et j’en suis sorti en 96. Je suis entré en 68, début 68. J’ai débuté ma carrière dans un service dans lequel je serai resté pendant une dizaine d’années et dont je suis devenu le responsable au bout de deux ans. Ensuite, j’ai continué ma carrière professionnelle dans des activités qui mettaient à contribution ma formation de psychologue tout en intégrant des aspects de type GRH (Gestion des Ressources Humaines), endossés suite à des formations permanentes au management et à la gestion. Je m’occupais d’emplois et de formations, de « coordination des mouvements de personnel » puis, plus tard, j’ai lancé un service dit de « développement social », centré, notamment, sur l’appropriation des approches « Qualité », la négociation sociale appliquée à la GPEC, dans un contexte de modernisation des procédés de fabrication et enfin l’accueil et l’insertion des personnes handicapées. La psychologie dans l’entreprise de cette époque avait été introduite essentiellement pour des tâches de sélection et/ou d’orientation, sélection à l’embauche, orientation en cours de carrières – et en même temps pour des contributions à des actions de formation notamment pour les agents de maîtrise, qu’on appelait « sensibilisation aux phénomènes humains ». Ça évoque déjà une orientation de type humaniste ou humanisante. Le psychologue est quelqu’un qui, dans les années 70, « humanise » autant que faire se peut le contexte de travail. Comme on parle encore parfois d’humanisation des hôpitaux, il fallait participer à l’humanisation de l’entreprise, à la sensibilisation aux phénomènes humains, individuels ou collectifs. On rappelait aux agents de maîtrise que les salariés avec lesquels ils travaillaient devaient être considérés comme des personnes à part entière et non comme de simples exécutants, rouages d’un système d’organisation du travail taylorien. Il y a eu plusieurs périodes, plusieurs types de casquettes que j’ai portées pendant cette période. Mais j’étais, je crois, surtout perçu comme le spécialiste, la personne dotée « d’un certain savoir » entre guillemets, qui recevait des candidats à l’embauche, des candidats aux épreuves de sélection pour donner un avis. Ce n’était pas à moi de choisir, de décider du sort de telle ou telle personne, je donnais uniquement un avis. Je crois que nous avions alors une position affichée de « neutralité » et donc d’objectivité, par rapport à tout système de pouvoir ou de contre-pouvoir (direction ou organisations syndicales), comme vis-à-vis des considérations d’appartenance religieuse, de nationalité, de distinction ethnique, etc. Position appréciée et respectée comme telle.

Si on évoque le code déontologique du psychologue du travail et la mise à jour des nouvelles connaissances.

Pour moi la déontologie se découvre un peu au fur et à mesure des actions que l’on mène. J’ai parlé tout à l’heure de neutralité, c’est-à-dire de ne pas privilégier l’intérêt du patron ou du hiérarchique ni de valoriser systématiquement le point de vue du salarié qui, pour une raison une autre, voudrait pouvoir progresser plus qu’il n’est est en mesure de le faire. Il y a une recherche d’objectivité par rapport aux différentes parties, qui doit toujours être associée avec une recherche et un devoir d’explication. C’est important de pouvoir fournir une explication, objective mais appropriée dans la forme, aussi bien au dirigeant qu’au candidat. Cela participe du respect de la personne. Une collègue me disait dernièrement à propos de la communication de résultats aux tests d’évaluation, pour un emploi de dirigeant de haut niveau – mais cela vaut pour tout candidat à un poste donné – qu’il était important de ne pas démolir l’estime de soi de la personne. Il y a une nécessité de respecter la personne quand on lui communique ses résultats aux épreuves ou à l’entretien. Ce sont, selon moi, deux dimensions importantes dans la déontologie du psychologue du travail. L’explication nécessaire et le respect de la personne évitant les atteintes à son estime de soi.

Avez-vous changé d’entreprise ?

Arrivé à l’âge de la retraite, ou plutôt d’une cessation anticipée d’activité, j’ai amorcé une sorte de deuxième carrière à partir de 1996. Dans le cadre de mon activité au service du développement social, figurait le dossier accueil des personnes handicapées. Une loi, en 1987, a instauré l’obligation pour les entreprises d’accueillir au moins 6 % de personnes handicapées. Les personnes handicapées sont reconnues comme telles par l’autorité compétente qui à l’époque, s’appelait la COTOREP. J’avais la charge, dans le cadre d’un accord d’entreprise, d’organiser l’accueil de ces différentes personnes. C’étaient soit des personnes, salariées dans l’entreprise, affectées d’un certain taux dit « d’incapacité », soit des personnes, ainsi caractérisées, que l’on pouvait embaucher à l’extérieur. Si les entreprises ne respectent pas cette obligation légale des 6 %, elles sont tenues de payer une contribution à un organisme collecteur qui s’appelle l’AGEFIPH.

Cette mission m’a permis d’avoir des contacts avec des organismes divers et variés qui étaient en charge de l’insertion, en général, des personnes handicapées (l’accompagnement vers la vie sociale des personnes handicapées). Cela m’a valu d’être sollicité pour exercer des responsabilités administratives dans ce type de structures.

Donc alors, j’ai effectivement embrayé sur une tout autre carrière. Pendant plusieurs années, j’ai occupé la fonction, bénévole, de président de l’organisme Handi Lyon Rhône, qui a pour vocation l’insertion professionnelle des personnes handicapées dans le milieu ordinaire de travail. C’est autre chose que les ex CAT qu’on appelle maintenant les ESAT, qui sont des organismes d’aide au travail et aussi d’aide par le travail, mais avec des contraintes moindres que celles des entreprises ordinaires. Notre action contribue à l’entrée au travail, au retour au travail, au maintien en emploi des personnes dans le milieu ordinaire de travail – et cela dans le cadre des 6 % que j’évoquais tout à l’heure. Personnellement, je n’ai pas tenu de rôle opérationnel, j’étais simplement administrateur, et je le demeure comme membre du conseil d’administration. J’avais la responsabilité de l’embauche des dirigeants, qui gèrent et encadrent l’activité, des orientations générales de l’association, ainsi que de la relation avec l’environnement, notamment les organismes de tutelle ou de financement, en l’occurrence avec l’AGEFIPH, qui est un organisme qui collecte les fonds et les redistribue. Ces fonds sont versés soit au bénéfice des entreprises qui aménagent des postes de travail pour accueillir des personnes handicapées, soit au bénéfice des personnes handicapées elles-mêmes pour faciliter leur accès à l’emploi ou leur retour à l’emploi, ou encore à des organismes comme le nôtre qui sont, à cet égard, au service des employeurs, comme des personnes handicapées en recherche d’emploi. Je suis, par ailleurs, également administrateur de l’ARHM (Association Recherche Handicap et Santé Mentale), qui gère principalement l’hôpital psychiatrique de Saint-Jean-de-Dieu.

 

 

Quel est votre investissement en tant que retraité et administrateur ?

Actuellement, mon investissement est le champ du Handicap lié au monde du travail. Il y a également la prise en charge de la maladie mentale et de l’univers psychiatrique avec l’idée que la psychiatrie en France aujourd’hui est relativement décalée par rapport à la manière dont les choses se passent dans d’autres pays, notamment en Europe du Nord. Ainsi, le retour à une vie ordinaire, y compris professionnelle, économiquement autonome, des personnes passant par un épisode de maladie mentale pose de gros problèmes. En France, environ 10 % à 15 % des personnes ayant eu un parcours psychiatrique retrouvent facilement du travail, alors que dans d’autres pays, on est plutôt sur des 30 à 40 %.

Vous travaillez depuis presque 50 ans dans le champ de la psychologie du travail. Quelles sont les compétences et qualités nécessaires pour devenir un psychologue du travail ?

Plus qu’une question de qualité, c’est une question de motivation, de sensibilité à la rencontre et à l’écoute des personnes. Quand on est psychologue clinicien en hôpital psychiatrique ou dans des institutions qui font appel à des psychologues cliniciens, on ne peut pas ignorer ce qui est en dehors de l’entretien clinique, autrement dit la vie concrète, économique, de tous les jours. Réciproquement, quand on exerce dans le champ du travail, on ne peut pas ignorer les dimensions cliniques. Quand on évoque les dépressions, elles peuvent être causées par le travail ou des facteurs extérieurs, autant que par des causes plus intimes ou personnelles. Le Burn-out est typiquement lié au travail. Alors, si j’ai une personne devant moi qui est en situation de Burn-out, suis-je dans une relation de clinicien ou dans une relation de psychologue de travail ? Je dirais un peu les deux…

Je crois que pour moi l’objectivité, l’exigence de la rigueur ou de l’exactitude contrôlant la subjectivité, est importante, – mais aussi l’écoute, le respect des personnes, autrement dit le souci de leur estime de soi, de leur intégrité psychologique. Et, si possible, un mouvement d’empathie, afin de les aider dans le sens d’une meilleure autonomie. Cela me paraît essentiel. Enfin, j’insisterai sur une volonté d’ouverture à tout ce qui vous entoure, et principalement à toutes les autres dimensions ou approches de la psychologie. Je suis profondément attaché à l’unité et à la complémentarité de toutes les branches de notre discipline, que je qualifierais volontiers d’« humaniste », autant que de « science humaine ».

1 Comme le souligne Le Bianic (2013) en se référant à certaines analyses produites dans le prolongement de la révolte étudiante de mai 1968, les

Bibliographie

Le Bianic, T. (2013). « Une profession balkanisée : les psychologues face à l’État en France (1945-1985) », Politix, 2013/2, n° 102, pp. 175-207.

Notes

1 Comme le souligne Le Bianic (2013) en se référant à certaines analyses produites dans le prolongement de la révolte étudiante de mai 1968, les filières de psychologie condensent les difficultés des facultés de Lettres au cours de cette période : manque de moyens, modification de la base sociale du recrutement, sentiment de « régression sociale », accroissement des effectifs, taux d’échec élevés.

Illustrations

Gabriel Lunven
 
 

Citer cet article

Référence papier

Gabriel Lunven, « À la rencontre de Gabriel Lunven », Canal Psy, 116 | 2016, 9-11.

Référence électronique

Gabriel Lunven, « À la rencontre de Gabriel Lunven », Canal Psy [En ligne], 116 | 2016, mis en ligne le 08 janvier 2021, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2008

Auteur

Gabriel Lunven

Psychologue du travail à la retraite, administrateur d’ARHM et ancien président de l’Institut de Psychologie de l’Université Lyon 2

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