Le laminoir et l’étudiante en psycho

DOI : 10.35562/canalpsy.2012

p. 17-18

Texte

Le laminoir fait partie intégrante de mon patrimoine et de ma région (la Lorraine). Je dois cette connaissance à mon père qui y a travaillé toute sa vie. Dès 1970, à l’âge de 17 ans, il travailla pour les industries de Wendel, créées par la famille du même nom et spécialisées dans l’aciérie. Puis en 1973, suite à la fermeture des industries de Wendel, il fut employé à Sollac (aujourd’hui connu sous le nom d’ArcelorMittal) jusqu’à sa retraite, c’est-à-dire jusqu’en 2007. Il exerça tout d’abord au laminoir à froid, où il travaillait la tôle fine, puis il passa contrôleur métallurgie et enfin, intégra une nouvelle équipe avec l’ouverture de la ligne de galvanisation en 1991.

ArcelorMittal était alors une des plus grosses industries de la région et nous étions passés experts en matière de métallurgie. Nombreux étaient les ouvriers qui y travaillaient et cela devenait même une histoire de famille puisque des générations de lamineurs s’y succédaient. Les enfants de ma famille n’y ont pas échappé et, tous, nous sommes allés travailler soit le temps d’un été, soit pour y rester.

C’est donc en mon nom et avec ma vision personnelle que je vais livrer ma courte expérience sur la ligne à froid (ligne où la bobine de tôle est transformée en métal de fine épaisseur, comparé au laminoir à chaud qui intervient en amont et qui permet de couler le métal pour lui donner sa forme). Tout d’abord, il est clair que la ligne n’attire pas du tout un public féminin. Nous n’étions en effet que deux étudiantes dans toute l’usine et mon père m’a avoué ne jamais avoir vu travailler une seule femme sur la ligne (il n’existe même pas de vestiaire femme prévu à cet effet). Il faut dire que les conditions de travail y sont très rudes, notamment à cause de la chaleur, mais également du bruit. Par exemple, un des postes où il est le plus difficile d’exercer, c’est au creuset (se trouvant sur la ligne de galvanisation) ; ce poste consiste à écumer manuellement un bain de près de 500 degrés toutes les demi-heures afin d’y enlever les impuretés. Et ce n’est pas la tenue de travail obligatoire qui permet de mieux s’y sentir : bleu de travail, chaussures de sécurité, casque, lunettes de protection et bouchons d’oreilles. De plus, les conditions de sécurité y sont très strictes, car l’activité y est dangereuse et un accident est rapidement arrivé. C’est pourquoi tout étudiant allant le temps d’un mois d’été à ArcelorMittal assiste préalablement à une réunion dédiée aux règles de sécurité. Les employés, quant à eux, avaient chaque semaine une réunion sur la sécurité ou sur le moyen d’augmenter celle-ci en modifiant la façon de travailler sur certains postes.

Mais au-delà d’un travail particulièrement difficile, c’est un esprit de famille qui règne dans l’usine. Il m’a rarement été donné de rencontrer des équipes de travail aussi soudées que celle avec lesquelles j’ai pu travailler sur la ligne. C’est avec camaraderie et entre-aide que chacun occupait son activité. Et l’usine tentait de conserver cette cohésion grâce à des rencontres sportives, notamment des matchs de football inter-usines. Une entente primordiale pour le bon fonctionnement de l’industrie puisque les collègues représentaient comme la seconde famille de chacun. En effet, ils passaient huit heures par jour entre eux et étaient amenés à se côtoyer plus de huit ans d’affilés. De plus, ils se devaient d’avoir une confiance mutuelle les uns envers les autres par rapport à certains postes à risque.

 

 

Lauriane Athonady.

La première fois où je suis arrivée à l’usine, nous étions tout un groupe d’étudiants attendant que notre chef vienne nous chercher. Tous étaient assignés à travailler dans les bureaux et nous avons vu défiler de nombreuses personnes en costume-cravate, petit papier à la main (pour se souvenir des noms des temporaires vacances), venir chacun appeler leurs deux étudiants respectifs. Quand est arrivé un homme en bleu de travail, désignant ses quatre étudiants sans l’aide d’un mémo et très sûr de lui, comme s’il nous connaissait déjà. C’était mon chef et il se trouve qu’il en savait déjà bien plus sur nous que nous n’en savions sur lui. Tout de suite nous avons été accueillis par tous les ouvriers de la ligne à froid, essayant de deviner à tour de rôle de qui nous étions la progéniture (puisque tous les étudiants étaient des enfants du personnel). C’était ça l’esprit de famille qui régnait sur la ligne. Esprit de famille qui s’est fortement ressenti lors de la crise qu’a rencontrée l’usine de Florange, notamment à travers les nombreux mouvements collectifs qui en ont découlé.

En tant que future Psychologue du travail, je pense que pour comprendre au mieux ce qu’il se passe et se joue au sein de l’entreprise, il est nécessaire de quitter son bureau est d’aller au cœur même de l’activité, là où tout se construit ; sur la ligne. De voir cette impressionnante fourmilière travailler, d’admirer les imposantes et tout aussi dangereuses machines utilisées, d’apprécier la répartition des tâches, mais également l’importance du collectif, de constater les conditions de travail, en outre, d’appréhender le plus réellement possible l’activité. Car, selon moi, l’accompagnement ne peut commencer sans cette compréhension du vécu effectif des salariés et de l’histoire de l’entreprise. Cela permet également de montrer aux ouvriers qu’on s’intéresse à ce qu’ils font et de rompre la barrière qui existe entre « ceux d’en haut » (les bureaux) et « ceux d’en bas » (l’usine). Car sinon, comment être admis par les ouvriers ? Comment leur montrer notre soutien ? Et comment peuvent-ils avoir confiance en nous pour les accompagner si nous ne nous intéressons pas de près à leur activité ? Même si mon expérience personnelle n’a duré que très peu de temps, elle m’a permis d’avoir une réelle connaissance de ce milieu et de ses acteurs et d’avoir, d’ores et déjà, une vision sur le rôle, les principes et les valeurs devant être appliqués par les Psychologues du Travail en industrie.

Cet apprentissage au sein d’ArcelorMittal fait partie d’un des fils conducteurs du choix de ma spécialisation et je sais qu’elle me poussera à appliquer mes dires dans mon futur métier.

Si cette expérience m’a été bénéfique au moment où elle s’est déroulée, notamment par le fait d’avoir expérimenté un milieu que je ne connaissais jusqu’alors qu’à travers le discours de mon père, elle a aujourd’hui pris une autre envergure empreinte de ma formation en Psychologie du Travail et des Organisations. C’est ainsi que je remarque par exemple, que les opérations de team buildings menées par l’entreprise, telles que les rencontres sportives, témoignent de la volonté de créer une cohésion de groupe quel que soit le poste occupé par chacun et ainsi de renforcer la culture organisationnelle. Ces rencontres ont permis de gommer, le temps d’une journée, les barrières existantes entre « ceux d’en haut » (la hiérarchie) et « ceux d’en bas » (les ouvriers). En créant, par ces activités de team building, un climat de cohésion, de solidarité et d’entre-aide susceptible de se retrouver plus facilement au sein de l’usine, le but final a également été de faire face aux lourdes conditions de travail et ainsi de jouer un rôle sur les risques et accidents de travail, voire peut-être même sur les risques psycho-sociaux. Mais c’est peut-être également par la création de ce lien unitaire que le collectif a trouvé la force de faire entendre sa voix jusqu’à l’Élysée, suite à la crise que le site de Florange a rencontré, et de se rendre jusqu’à Paris pour protester. Le deuil de son entreprise, de sa culture organisationnelle et de son métier étant d’autant plus dur à accepter tant le lien à l’usine a été puissant et puissamment entretenu depuis toujours.

Illustrations

 

 

Lauriane Athonady.

Citer cet article

Référence papier

Lauriane Athonady, « Le laminoir et l’étudiante en psycho », Canal Psy, 116 | 2016, 17-18.

Référence électronique

Lauriane Athonady, « Le laminoir et l’étudiante en psycho », Canal Psy [En ligne], 116 | 2016, mis en ligne le 15 décembre 2020, consulté le 28 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2012

Auteur

Lauriane Athonady

Étudiante en Master 2 Psychologie du Travail