La neuropsychologie et le crime

Entre rêve et cauchemar

DOI : 10.35562/canalpsy.2026

p. 18-20

Texte

Peut-on accuser le cerveau d’un crime ? La mise en évidence de facteurs d’influence biologiques sur l’expression de comportements agressifs et leurs issues criminelles entraîne une modification des codes du système judiciaire. Les décisions de la justice portant sur le comportement criminel se basent sur l’interprétation des actes, en se référant aux lois, et sur l’analyse de l’état d’esprit qui les a accompagnées. L’état d’esprit lié aux infractions pénales (l’intention, la préméditation, etc.), présuppose une conscience et une volonté d’agir, un libre arbitre, un contrôle de soi ainsi qu’une capacité à anticiper les conséquences de ses actes. Or, une pathologie du cerveau peut parfois abolir ces capacités et mener vers des comportements agressifs et socialement répréhensibles.

Pour mieux comprendre en quoi les neurosciences peuvent contribuer à saisir les subtilités de l’esprit criminel, il est avant tout nécessaire de se représenter le cerveau comme un organe ayant pour principale caractéristique sa remarquable capacité à traiter une infinité de signaux générés à la fois par l’environnement et par le corps. Les comportements que nous déployons au quotidien pour concilier nos objectifs personnels aux contraintes sociales émergent du travail synchrone de diverses structures cérébrales qui, de manière simplifiée, s’agenceraient en deux pôles : le pôle d’impulsion et le pôle de contrôle. Enfouies au plus profond du cerveau, certaines structures forment le système limbique. L’amygdale, une petite structure en forme d’amande se situant au niveau du lobe temporal interne, en fait partie. Grâce à ses capacités d’apprentissage, elle permet l’analyse non-consciente des éléments de l’environnement susceptibles de présenter une menace pour l’organisme. Si son activité atteint un certain seuil, l’amygdale peut envoyer simultanément des signaux à une quantité importante d’aires cérébrales pour les pousser à réagir promptement. Elle joue ainsi un rôle crucial dans l’évaluation émotionnelle de l’environnement physique et social, dans la génération, l’expression, et le ressenti des émotions. L’ensemble des structures limbiques, et les noyaux amygdaliens en particulier, constitue ainsi le pôle d’impulsion émotionnelle. Le cortex préfrontal, quant à lui, se situe dans la partie la plus antérieure du cerveau et assure des fonctions de contrôle du comportement telles que la planification et la sélection d’actions adaptées au contexte, l’inhibition des actions inappropriées et la décision d’agir. Il joue également un rôle important dans la régulation des émotions sur la base des connaissances, du vécu et de la personnalité. Les régions préfrontales constituent donc le pôle du contrôle du comportement. Ainsi, alors que les structures limbiques participent à l’émergence d’une émotion comme la colère, le cortex préfrontal participe à sa régulation en bloquant la production d’actions inappropriées (par exemple, insulter ou frapper). Nous pouvons ainsi imaginer une sorte d’équilibre biologique fronto-limbique générateur d’un équilibre psychologique et affectif entre, d’une part, les impulsions données par l’émotion et, d’autre part, le contrôle de soi et de ses actions. Le degré auquel une émotion est ressentie ne détermine pas la survenue d’un acte. C’est le degré d’autorégulation et de contrôle de soi qui la détermine. Mais si l’acte n’est plus contrôlé, le degré d’émotion risque alors de déterminer le mode et la force de l’action, ainsi qu’un éventuel acharnement.

Du fait de sa localisation, le cortex préfrontal est exposé lors d’accidents domestiques, de la route ou du travail. Sa lésion induit fréquemment la perte des convenances sociales, un comportement immature, des difficultés à réguler les impulsions émotionnelles et une incapacité à évaluer les conséquences physiques et morales de ses actes. Ceci reflète globalement l’expression non-contrôlée de comportements antisociaux et irresponsables. Certaines études ont effectivement confirmé que des comportements agressifs s’installent chez plus de 40 % de patients souffrant de lésions du cortex préfrontal, et surtout que ces comportements se multiplient au fil du temps. Mais est-ce pour autant que l’on devient criminel ? Pas vraiment.

Même s’il est possible de pronostiquer la diminution du contrôle des actions et de la régulation des émotions après une lésion préfrontale, il est impossible de prédire si ceux-ci vont mener à des passages à l’acte lourds de conséquences. En revanche, l’inverse est plutôt une triste réalité : il est estimé qu’à peu près 80 % de la population carcérale a eu un traumatisme crânien modéré touchant les lobes frontaux. Par ailleurs, l’imagerie cérébrale a permis d’observer que le cortex préfrontal de criminels agressifs diffère à la fois en termes d’anatomie et de fonctionnement de celui de personnes incarcérées pour des faits non agressifs. Ces anomalies sont observables chez des individus présentant des comportements dangereux et anti-sociaux, mais constituent toutefois un facteur contingent à l’expression de l’agressivité. Une réduction de l’activité amygdalienne induit, quant à elle, une difficulté à reconnaître la peur sur le visage d’autrui, mais aussi une incapacité à ressentir ses propres émotions. Au contraire, une activation trop importante de cette région, par exemple lors de crises épileptiques touchant le lobe temporal, entraîne une méfiance excessive à l’égard de visages qui ne lui sont pas familiers, des comportements automatiques et incontrôlables et, surtout, des états de conscience modifiés. D’autre part, les criminels agressifs caractérisés de « psychopathes » présentent des anomalies anatomiques et fonctionnelles au niveau des structures limbiques. Ces altérations induiraient un biais dans l’évaluation de l’environnement et contribueraient au déclenchement de réponses agressives automatiques et non-appropriées au contexte situationnel.

 

 

Marc-Antoine Buriez.

A-t-on nécessairement besoin d’une lésion de l’un des deux pôles de la balance impulsion-contrôle pour être agressif ? Non ! Chacun de nous se caractérise par un certain degré d’agressivité et, même en l’absence de lésion cérébrale, l’expression de comportements émotionnels et la propension à déployer des comportements agressifs tout au long de notre vie dépend en partie de nos caractéristiques cérébrales. Ces comportements peuvent être catégorisés selon un continuum dont les extrémités seraient représentées, d’une part, par l’agressivité réactive, impulsive et incontrôlable apparaissant soudainement en réponse à une frustration, une provocation ou à une menace extérieure ; et d’autre part, par l’agressivité proactive, réfléchie, froide, soigneusement planifiée et déployée en toute lucidité pour atteindre des objectifs personnels et se procurer de la satisfaction. Si ces deux types d’agressivité peuvent être dissociés, leur coexistence dans le déploiement d’un même comportement est toutefois fréquente. Certaines études ont exploré simultanément le fonctionnement cérébral préfrontal et limbique de criminels agressifs qualifiés de réactifs ou proactifs au regard de la nature des actes ayant causé leur incarcération. Les individus réactifs présentaient une activité préfrontale faible et une activité limbique accrue, induisant respectivement chez eux une diminution des capacités de raisonnement et de contrôle de l’action, ainsi qu’une amplification de l’intensité des ressentis émotionnels négatifs. En revanche, seule une activation excessive des structures limbiques pouvait être observée chez les individus proactifs : l’activité de leur cortex préfrontal ne se différenciait donc pas de celle de personnes non-agressives, indiquant chez eux la préservation de la capacité à planifier et à estimer les conséquences et la gravité des actes commis.

Malheureusement, il reste actuellement difficile d’expliciter le rôle exact que peuvent avoir les altérations cérébrales dans la survenue d’un acte agressif. Le comportement agressif qui mène à des actes criminels pourrait en partie résulter de caractéristiques biologiques, mais tenir compte de l’influence des spécificités propres de l’accusé, telles sa personnalité et son histoire, s’avère essentiel. En effet, la complexité des comportements humains relatifs à l’agressivité et à la violence découle de l’interaction de facteurs biologiques, psychologiques et sociaux. Par conséquent, dans le cadre d’une expertise légale visant à déterminer une éventuelle altération de l’état de conscience d’un individu au moment du passage à l’acte et une difficulté à contrôler son comportement, une combinaison des investigations psychologique et neuropsychologique serait indispensable pour déterminer au mieux l’influence de la personnalité, du vécu, et des capacités cognitives sur les actes répréhensibles accomplis. Le neuropsychologue aurait pour rôle de préciser à quel point des altérations neurocognitives peuvent être à l’origine du passage à l’acte. Dans le cas d’une évaluation neuropsychologique mandatée par la justice, le travail de l’expert s’inscrit dans une dynamique visant à la fois à adapter sa pratique au vu des récentes découvertes en neurosciences et à moduler l’interprétation des résultats de ses évaluations en fonction des limites de ces études.

Quelle peut alors être l’aide des neurosciences en général, et de la neuropsychologie en particulier, à la justice ? Peut-on modifier les codes du système judiciaire afin de prendre en compte les connaissances que ces disciplines nous offrent ?

Il est important de concevoir que la compréhension de la relation précise entre le cerveau et les comportements antisociaux et agressifs reste étroitement liée aux contraintes expérimentales et éthiques de la recherche en laboratoire. Modifier directement les codes de la justice reviendrait à ignorer ces aspects qui limitent parfois la portée des observations et la généralisation des résultats obtenus. Sans réflexion profonde, la justice risque d’adopter, vis-à-vis du rôle de l’état neuropsychologique d’une personne dans ses actes, une position extrême. D’une part, si l’on considère que tout comportement violent, agressif et criminel est pathologique à un certain degré ou qu’il dépende entièrement d’un mode de fonctionnement cérébral de base, alors nous assisterons sans doute à l’augmentation du nombre d’erreurs de jugement et à une adaptation du système légal et correctionnel pour prendre en compte l’idée que tout est d’origine biologique, normale ou pathologique. D’autre part, si le système considère que les particularités neuropsychologiques ont une portée minime, alors nous assisterons encore à l’augmentation du nombre d’erreurs de jugement et l’attribution de peines injustes et trop sévères. La transition entre les neurosciences et la justice est en train de – et doit – se faire progressivement en prenant en compte l’évolution constante des connaissances scientifiques. Adopter l’un des points de vue susmentionnés peut très rapidement transformer en cauchemar le rêve de pouvoir expliquer certains comportements socialement répréhensibles par un dysfonctionnement cérébral, à la fois pour les victimes et leurs familles, mais également pour les accusés. Un juste équilibre entre ces deux positions extrêmes est nécessaire.

Mais sur quoi repose un tel équilibre ? Sur un faisceau d’arguments : dans le cas le plus idéal pour la neuropsychologie, les arguments convaincants et valides permettraient d’apercevoir une cohérence entre l’état médical et psychologique de l’accusé et son comportement agressif. Par exemple, chez un individu ayant commis un acte agressif réactif et impulsif, l’évaluation neuropsychologique mettrait en évidence une faiblesse de l’inhibition des actes inappropriés et du contrôle de soi à l’aide d’épreuves spécifiques ; les examens médicaux et l’imagerie cérébrale souligneraient la présence d’une altération anatomique ou fonctionnelle au niveau du cortex préfrontal. Ces arguments ne sont pas suffisants pour tirer une conclusion quelconque, mais sont assez sérieux pour prendre en considération la possibilité que l’individu n’ait pas pu contrôler ses actes au moment « fatidique ».

En conclusion, à la lumière des données des neurosciences et de la neuropsychologie, il est actuellement possible d’avancer raisonnablement que les criminels agressifs présenteraient un dysfonctionnement cérébral préfrontal susceptible d’engendrer notamment des difficultés de la régulation émotionnelle, de contrôle des actes, ainsi qu’une mauvaise estimation des conséquences physiques et morales de ces derniers. Chez cette population, il est également possible d’observer des altérations du fonctionnement des structures limbiques qui contribueraient à amplifier ou diminuer la puissance des signaux émotionnels engendrés par l’évaluation de l’environnement physique et social. Le ressenti trop intense des émotions participerait à initier l’acte violent, alors que le ressenti amoindri des émotions contribuerait à ne pas tenir compte de l’état de la victime. Un juste équilibre entre les impulsions émotionnelles et le contrôle des actes est nécessaire pour le déploiement d’un comportement adapté et non agressif. Mais, la présence d’une lésion ou d’un dysfonctionnement cérébral n’est pas un argument suffisant pour la justice qui doit prendre en compte l’ensemble des faits et circonstances. Les données d’une évaluation neuropsychologique, celles d’un bilan psychologique, ainsi que les circonstances au regard desquels un acte a été commis seront également à prendre en compte.

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Illustrations

 

 

Marc-Antoine Buriez.

Citer cet article

Référence papier

Roxane Hoyer et George A. Michael, « La neuropsychologie et le crime », Canal Psy, 115 | -1, 18-20.

Référence électronique

Roxane Hoyer et George A. Michael, « La neuropsychologie et le crime », Canal Psy [En ligne], 115 | 2016, mis en ligne le 08 janvier 2021, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2026

Auteurs

Roxane Hoyer

Laboratoire d’Étude des Mécanismes Cognitifs (EA 3082)

Autres ressources du même auteur

George A. Michael

Laboratoire d’Étude des Mécanismes Cognitifs (EA 3082)