Filiations et appartenances dans la transmission de la psychanalyse

La création de la Société du Mercredi comme moment mytho-poétique

DOI : 10.35562/canalpsy.2098

p. 3-5

Plan

Texte

Un fil rouge soutient la recherche que j’ai conduite en ce domaine : la psychanalyse est inventée dans les échanges et les transformations entre la situation psychanalytique proprement dite, dont la cure est le paradigme, et l’expérience de groupe que vivent (certains en meurent) les psychanalystes rassemblés autour de Freud et autour de la doctrine psychanalytique.

Qu’entendre ici par groupe ? Le groupe est l’espace psychique du déploiement des investissements de tous dans la Psychanalyse, en tant qu’elle est à la fois une expérience novatrice révolutionnaire et un objet commun ; le groupe s’organise selon les diverses modalités de l’identification à Freud, à l’objet commun dont il est le Maître ; il résulte de l’appareillage des transferts sur Freud, sur chacun des autres, sur l’objet-psychanalyse et sur le groupe qui en est le co-créateur et le dépositaire. Il est donc légitime de considérer les effets de groupe dans le groupe des premiers psychanalystes comme des effets de l’expérience originaire de la psychanalyse. Corrélativement on supposera que la théorie et la pratique de la psychanalyse portent trace de ces effets de groupe.

Cependant, « par ailleurs », la Psychanalyse est une institution qui ne se laisse pas réduire aux effets de groupe qui la traversent. Ce serait commettre une grave erreur épistémologique si nous pensions traiter le groupe des premiers psychanalystes comme identique à l’institution psychanalytique, même si – et comment pourrait-il en être autrement – le creuset de celle-ci est bien le groupe des origines. Mais pour passer du groupe coalescent régi par les enjeux de la Horde à l’Institution de la psychanalyse, une coupure symboligène est nécessaire, celle qu’opère la Kulturarbeit. Nous sommes alors dans une autre logique des rapports au groupe et à la psychanalyse : rapports doublement conflictuels, entre ce qui du groupe et de ses effets survit dans l’institution, entre les exigences de mise en suspension asymptotique des effets sociaux dans la cure et les contraintes institutionnelles. Là où la cure s’organise essentiellement, sinon toujours, comme neutralisation des effets de pouvoir, de séduction et d’exclusion, expressément comme exigence de les dénouer et de les penser, l’institution exige au contraire une organisation de rapports de force ordonnée au politique, à ses tactiques et à ses stratégies, à ses ruses et à ses secrets. Là où la cure traite dans le champ de la réalité psychique la valeur de l’économique et du juridique, l’institution réclame des rendements financiers et du marketing, des statuts et des fonctions sociales gouvernés par la nécessité de servir le but primaire, mais aussi les intérêts secondaires qui la fondent. Autant de sources de conflits et de contradictions dont les effets se font sentir de diverses manières dans la conduite de la cure. Débats sur le « minimum institutionnel », conflits de fonctions, confusion d’enjeux entre la séduction institutionnelle et le soutien du transfert aux fins d’analyse, toutes ces questions, la plupart du temps traitées par les scissions plutôt que par l’analyse des interférences entre les multiples dimensions que je viens d’évoquer, ne sont guère encore dépassées à ce jour, et peut-être que l’essentiel est indépassable, parce que l’analyse vit dans cette complexité même. Du moins tentons-nous de rendre pensables et aménageables ces contradictions structurales plutôt que de les nier.

La recherche que j’ai entreprise porte sur le fonctionnement et les fonctions du groupe autour de Freud entre 1902 et 1918. Plusieurs périodes sont à distinguer : la première va de 1902 à 1908 (période de la Société Psychologique du Mercredi) puis de 1908 à 1914 (période de la Société Psychanalytique de Vienne et de l’Association Internationale de Psychanalyse avant la première guerre mondiale), puis le temps de la guerre, qui fait vivre et penser tant de transformations dans les liens de groupe, dans la théorie et dans la Civilisation. Pour chacune de ces périodes j’interroge le mode d’existence groupal des psychanalystes et des objets psychanalytiques. L’analyse qui suit est un fragment d’une recherche sur la période qui va de 1902 et qui correspond à la fondation du premier cercle autour de Freud1.

La fondation du groupe du Mercredi

Au cours de la décennie qui va suivre la publication de l’Interprétation du rêve (1900), Freud va se préoccuper d’assurer une assise sociale à sa découverte : il va la développer par le moyen du groupe qu’il réunira autour de lui. Nous en connaissons les circonstances : un de ses anciens analysants, Wilhelm Stekel, lui propose de rassembler plusieurs de ses admirateurs pour constituer un groupe de recherche. Cette proposition arrive à point nommé après la rupture avec W. Fliess, au cœur de la période de solitude que Freud traverse de nouveau. En 1902, quatre personnes2 vont recevoir de Freud une carte postale d’invitation à se réunir chez lui pour débattre de questions d’intérêt commun, une fois par semaine, le mercredi soir. Ce groupe prendra nom de Société Psychologique du Mercredi jusqu’en 1908, date à laquelle il se transformera en Société Psychanalytique de Vienne, cette Société formant la matrice de l’Association Internationale de Psychanalyse créée la même année.

Le contexte de la formation du groupe du Mercredi peut être décrit de plusieurs points de vue. Pour Freud, le groupe vient prendre la place du lien rompu avec Fliess : le prénom Wilhelm fait le lien entre Fliess et Stekel. Freud a besoin d’être stimulé dans sa recherche, mais aussi d’être aimé et reconnu. Le groupe du Mercredi deviendra cet auditoire retrouvé, réactivation de l’auditoire et du pensoir maternel premier dont lui, Freud, le Dichter, le héros-écrivain de la psychanalyse, saura reconstituer la fonction. Freud a besoin de trouver dans les autres un appui, un écho, une ébauche de résonance et un filtre pour ses idées. Une enveloppe de pensée : il fonde son groupe pour cela.

Plusieurs témoignages (H. Nunberg, F. Wittels) concordent sur l’investissement du groupe par Freud : il veut découvrir de nouveaux aspects de la psychanalyse grâce aux discussions qu’il pourrait avoir avec ses alter-ego. Il a le désir d’affermir certaines propositions en les soumettant à l’argumentation.

Le projet de diffuser sa découverte, de la faire partager, devait à la fois soutenir la recherche elle-même et rompre son long isolement sur le plan intellectuel et social. La formation d’un groupe était d’autant plus nécessaire que les résistances à la psychanalyse demeuraient vives, et qu’elles étaient même au plus fort des attaques contre la personne de Freud. Le groupe dès l’origine formera donc aussi une enveloppe de protection et de défense contre ces attaques.

Qui étaient les membres de ce premier cercle de disciples réunis par Freud ? Un groupe hétérogène, constitué de médecins, d’éducateurs, d’écrivains, bref un échantillon des intellectuels du début du siècle, différents par leur origine et leur personnalité. Ces gens étaient tout d’abord insatisfaits : insatisfaits par la psychologie contemporaine, par l’état de la psychiatrie, de l’éducation, et d’une manière générale par l’état des sciences humaines ; ils étaient à la recherche d’idées nouvelles, mais aussi d’un maître. Certains d’entre eux, les médecins, les éducateurs, avaient l’espoir d’aider leurs patients et de s’aider eux-mêmes, espoir qu’ils fondaient sur leur croyance en l’analyse et sur leur vénération pour Freud. L’attachement à Freud, le transfert sur Freud est évidemment un élément important du lien qui va s’établir avec lui dans un groupe où l’admiration joue un rôle important : admirateurs de Freud, plusieurs se disent séduits par lui, tout comme Freud se dira séduit par certains de ses disciples, Ferenczi par exemple. Tous les membres du groupe souhaitent être encouragés par Freud dans leur recherche ; certains d’entre eux lui formulent des demandes d’aide personnelle ou d’encouragement dans leur pratique. On vient à ce groupe et on se lie à Freud pour d’autres raisons encore ; plusieurs membres du groupe connaissaient par ailleurs des difficultés conjugales importantes et s’en ouvraient à Freud.

Ce groupe d’hommes qui se séduisent et s’excluent, qui ont à partager avec Freud l’invention et la découverte de l’inconscient, sera organisé de telle sorte que chacun aura à être pour les autres un objet d’investissement libidinal homosexuel. La seule femme admise au cours de cette période, pendant un an entre 1912-1913, Lou Andreas-Salomé, ne manquera pas d’ailleurs de le relever. Mais il y a encore d’autres raisons : Jones a souligné que la revendication constante, le projet secret de chacun d’être l’enfant chéri de Freud, fut aussi soutenue par des motifs économiques importants : certains ont abandonné leur pratique médicale pour faire de la psychanalyse ou pour être avec Freud ; recevoir un patient de Freud n’est pas seulement une possibilité de subsister économiquement, mais c’est aussi recevoir de lui un cadeau, un enfant du Parent Freud, c’est faire un enfant avec lui et avec la psychanalyse.

Toutes les sources dont nous disposons nous représentent les premières réunions comme marquées par l’enthousiasme et la passion de la découverte. Assurément l’accord et le consensus qui prévalent pendant quelque temps n’excluent pas la passion des échanges et les émotions. Mais la passion des débats est tempérée par l’attitude de Freud qui, s’il encourage, écoute avec attention, sait stimuler et exprimer de l’admiration, est aussi capable de réserve, de critique et même de réticence vis-à-vis des conceptions nouvelles qui se font jour, surtout lorsqu’elles lui semblent menacer l’intégrité de « sa » conception de la psychanalyse. Les discussions des premières années ont comme matière première essentielle les travaux de Freud. Les disciples sont conduits par lui dans le labyrinthe de la théorie et de la technique psychanalytique. Freud est pour eux à la fois un idéal inaccessible et le guide qui va leur rendre possible l’accès à cet idéal. Plusieurs témoignages montrent que Freud donnait beaucoup à ses disciples, il était généreux de ses idées, il savait faire référence à leurs travaux dans ses écrits, même si chaque fois il revendique pour lui l’originalité et la priorité des conceptions. Il est intéressant de relever comment Nunberg décrit cette relation de Freud et des membres du groupe, comme un rapport de nourrissage et d’avidité : « Freud, écrit-il, donnait beaucoup plus que ses disciples ne pouvaient recevoir ; ils étaient conviés à une table richement garnie, mais ils ne pouvaient pas tout digérer ce qui leur était offert ; ils étaient avides d’apprendre, ils essayaient d’absorber chacune des paroles de Freud, ils faisaient cause commune avec lui ». J’ajouterai qu’ils faisaient aussi corps avec lui dans l’appareillage psychique du groupe, selon la fantasmatique orale qui organisa les relations entre tous les membres, non seulement sous l’aspect de la rivalité fraternelle, mais d’abord sous celui de l’avidité et de l’envie. Bien évidemment cette organisation orale des relations entre Freud et de ses disciples autour de la passion pour la psychanalyse ne peut être complètement dissociée de la façon dont Freud lui-même a inscrit dans son propre corps ce conflit. Le cancer de la mâchoire, la bouche providentielle et dévoratrice, nourricière et dévorée, en est sans doute le symptôme, tenu de plusieurs côtés, dont celui des liens inconscients de groupe.

Durant les premières années prévaut ce que D. Anzieu a décrit comme « l’illusion groupale ». L’illusion c’est l’assurance que le groupe et son contenu, ici l’équation Freud-psychanalyse, constitue une parfaite adéquation à l’attente de chacun, à l’objet même de la recherche. L’assurance que ni le groupe, ni Freud, ni la psychanalyse à découvrir, ne viendront à défaillir et qu’ils conduiront chacun à la réalisation de son objectif. Si l’illusion repose sur cette croyance, elle a comme condition que ne soit pas interrogé à ce moment-là ce qui, pour chacun, constitue la réalité interne et la réalité externe. Tel est l’ancrage de l’illusion groupale dans les phénomènes transitionnels. L’illusion est celle d’une co-création du groupe, de son objet et de chacun de ses membres ; cette illusion est nécessaire au développement du groupe et à l’investissement ludique sur l’objet de la recherche. Dans cette fonction, elle ne peut être réduite à l’illusoire.

La contrepartie de cette illusion partagée est la mise en réserve de la conflictualité relative précisément à l’objet partagé et au partage de l’objet entre les membres du groupe. Dans cette perspective, l’envie suscitée par l’objet commun, dont Freud s’approprierait la meilleure partie, dont Freud jouirait sans entrave ni réserve, l’envie va constituer le fond archaïque sur lequel vont se développer ultérieurement les conflits interpersonnels au sein du groupe. Ces conflits sont aussi intrapsychiques, chez des personnalités hypersensibles, excentriques, c’est-à-dire décentrées de leur milieu d’origine, et probablement assez gravement névrosées pour la plupart d’entre elles. Les conflits – on le sait – ont porté essentiellement sur deux points : la revendication de priorité, et l’effacement du frère, scène privilégiée du meurtre du Père fondateur et de l’idée qui le représente. Je voudrais souligner que l’expérience de l’illusion groupale, c’est-à-dire l’avènement d’une aire transitionnelle nécessaire au développement de la pensée en commun, confirme les fondements du contrat narcissique passé entre l’ensemble et chacun des sujets associés dans le lien de groupe. Un tel contrat, dont aucun groupe et aucun sujet ne peuvent se passer, définit aussi une limite à la liberté de la recherche : on peut comprendre que, dans le groupe des premiers psychanalystes, tout écart par rapport aux énoncés fondamentaux de la psychanalyse, dont Freud est réputé être l’auteur et le gardien, prenait immédiatement l’aspect d’une rupture et d’une atteinte au contrat narcissique entre l’Ancêtre fondateur encore vivant et l’ensemble du groupe. C’est pourquoi, aux mécanismes de défense contre la psychanalyse, aux alliances défensives inconscientes qui vont s’organiser entre les différents membres du groupe, doivent s’ajouter les mécanismes de défense et de résistance contre les atteintes narcissiques internes liées aux ruptures du contrat narcissique, ruptures que représentent et qu’agissent les scissions et les dissensions. Les attaques externes contre le groupe des premiers freudiens n’ont fait qu’accroître la nécessité de maintenir l’unité narcissique interne, et qu’exacerber le narcissisme des petites différences, notamment à partir du moment où se constituera – sur l’instigation de Freud qui plus d’une fois saura stimuler les rivalités – le groupe des « Zurichois » contre le groupe des « Viennois ». C’est une autre histoire…

Notes

1 Ces travaux ont été préparés par études : R. Kaës, 1982, « Quelques notes sur Freud, la question du groupe et de la psychanalyse », Bulletin de Psychologie, n° spécial, XXXVII, 363, pp. 105-112 ; R. Kaës, 1994, « La matrice groupale de l’invention de la psychanalyse. Esquisse pour une analyse du premier cercle autour de Freud », in R. Kaës (sous la dir. de), Les voies de la psyché. Hommage à Didier Anzieu, Paris, Dunod, pp. 373-392.

2 Stekel, Adler, Kahane et Reidler.

Citer cet article

Référence papier

René Kaës, « Filiations et appartenances dans la transmission de la psychanalyse », Canal Psy, 39 | 1999, 3-5.

Référence électronique

René Kaës, « Filiations et appartenances dans la transmission de la psychanalyse », Canal Psy [En ligne], 39 | 1999, mis en ligne le 24 août 2021, consulté le 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2098

Auteur

René Kaës

Professeur émérite de psychologie clinique à l’Université Lumière Lyon 2

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