Perte du lien et quête identitaire dans le processus d’exclusion sociale

p. 12-13

Text

Au mythe du « gagneur » ou du « battant » à l’individualisme forcené, symbole des années 80, a succédé l’angoisse de la rupture du lien unissant l’individu au corps social suggérée par la notion d’exclusion. En d’autres termes, à un modèle identificatoire collectif représentant l’homme en pleine ascension s’est substitué, comme par inversion des valeurs, un modèle en négatif ou plutôt, parce que la référence est ici une notion et non l’homme en son devenir, une ligne de séparation à ne surtout pas franchir ni même approcher. Objet de discours tout aussi nombreux que variés, l’exclusion est devenue la question sociale par excellence alimentant une nouvelle lecture du contrat social et de la citoyenneté. Cette notion sous-tend une compréhension spatiale du social en termes de dedans/dehors, une lecture à plat en quelque sorte des phénomènes d’appartenance et de rupture, bref un état désignant ceux qui, à la manière de ces électrons libres quittant l’orbite, se trouvent en dehors du système. À cette notion sans appel, nous préférons de loin le terme de déliaison sociale ou bien encore de désafiliation cher à R. Castel mettant l’accent sur les processus qui mènent vers l’exclusion. Ici ce n’est pas la dichotomie dedans/dehors qui est en jeu mais les « zones » ou bien encore les espaces intermédiaires témoins de ces ruptures d’avec le social, telle la zone de précarité alimentant la zone de désafiliation. Inversement, ces passages du dedans vers le dehors laissent entrevoir la possibilité de remaniements, de stratégies individuelles permettant cette fois un retour du dehors vers le dedans, processus que l’exclusion, dans sa sanction immédiate et définitive, interdit d’évoquer.

La notion d’exclusion englobe des populations et des trajectoires très diversifiées : chômeurs longue durée, RMIstes, « jeunes de banlieues », « SDF »… Par-là, cette notion devient générique fournissant une image codée, une sorte de schème figeant l’individu ainsi désigné. Néanmoins, un point commun qui est le chômage relie ces individus qualifiés d’exclus. Il semble à cet égard que l’exclusion soit contemporaine bien sûr de l’explosion du chômage mais surtout du risque encouru par toutes les catégories socioprofessionnelles. Dans les années 80 en effet, on ne parlait pas d’exclus mais de « nouveaux pauvres ». C’est donc par généralisation que la notion d’exclusion opère. Depuis que ce « grand Intégrateur1 » qu’est le travail ne remplit plus sa fonction, le couperet de la rupture d’avec le corps social plane sur toutes les têtes : rappelons-nous le sondage dans lequel 53 % des Français « craignaient de devenir un exclu2 ».

L’exclusion, récemment apparue dans le débat public, se doit de décrire une réalité nouvelle. Ainsi, elle est plus qu’un manque de ressources matérielles sinon le terme de pauvreté aurait suffi, elle est en fait une disparition du corps social comme si le manque de ressources dans nos sociétés de consommation était synonyme de mort symbolique. Ainsi, ne consommant pas, les exclus seraient d’abord exclus d’un rapport de sens, d’un signifié avec le monde car l’on sait depuis J. Baudrillard que les objets sont consommés non pas pour eux-mêmes mais pour le signe qu’ils représentent.

Néanmoins, si l’on se penche sur des syntagmes plus spécifiques et contemporains de la notion d’exclusion, on note dans le langage courant la fréquence des termes : « sans-abri », « sans-logis », « sans domicile fixe » et plus récemment « sans papiers » et enfin « sans ». L’identité du sujet est ainsi construite sur un manque évoquant l’absence d’un élément fondamental et c’est dans cette absence et par cette absence signifiante que celui-ci se voit désigné. L’individu, peu à peu, n’est plus associé à un manque (toit, domicile, papiers), il est lui-même ce manque incarnant une béance que les mots ou plutôt les bribes de mots peuvent à peine combler. La deuxième remarque que nous formulerons concernant ces syntagmes est l’importance du logement, de cette inscription spatiale, et nous renouons ici avec la lecture à plat du dedans/dehors. Il semble donc que la variable chômage ne suffise pas à elle seule à entériner la rupture mais qu’elle doit être associée à celle de l’absence de domicile.

Si l’on regarde un instant le passé, on s’aperçoit que la domiciliation contribuait déjà à catégoriser les populations pauvres. On sait que les réponses à la pauvreté ont toujours oscillé au cours des siècles entre charité et répression mais les historiens nous ont aussi appris que les compagnies de charité n’assistaient que les domiciliés. Deux catégories de pauvres se sont dessinées à partir de la période médiévale : les « bons pauvres » : humbles et résignés, chômeurs par infirmités, maladies ou accidents de la vie, toujours domiciliés et les « mauvais pauvres » : oisifs et vagabonds, absents par leur absence d’emploi et de domicile du jeu des interactions sociales. Cette dimension de la domiciliation se retrouve dans les textes du Code Pénal en vigueur jusqu’en 1994 : les peines s’appliquant à la mendicité individuelle non régulée par le corps social comme l’étaient la charité et la bienfaisance étaient aggravées si le mendiant se trouvait hors de son canton de résidence ou de naissance. Ici la brèche est ouverte et la pauvreté quand elle s’associe à l’errance devient déviance, marginalité, dangerosité…

Ainsi, plus que l’oisiveté, c’est l’errance, cette absence d’inscription et d’ancrage qui semble fondamentale pour le corps social car c’est dans la fixité des corps et des âmes que celui-ci émerge.

Aujourd’hui le vagabondage n’existe plus et, comme le regrette J.-C. Beaune3, Boudu n’a pas été sauvé des eaux… L’errance est maintenant qualifiée « d’urbaine » et celle des SDF, comme on les appelle, ressemble plus à un surplace, une imposition d’eux-mêmes, solitaires et immobiles dans un espace public sans cesse en mouvement. À ce stade, l’errance semble n’avoir ni sens, ni direction. Ce faisant elle devient destructrice car elle dérive sans objet avec pour seul paysage la pathologie sociale et la souffrance de cette fin de siècle. Mais l’errance peut aussi prendre la forme d’un voyage intérieur avec au bout la rencontre avec soi-même, si recherchée et tant redoutée. Ainsi cette dernière ne définirait pas la structure du sujet mais serait plutôt à lire du côté du symptôme. Je me propose de livrer ici quelques trajectoires individuelles ainsi qu’un court poème émanant de l’atelier de création et d’écriture que j’anime avec un éducateur dans un foyer d’hébergement d’urgence pour hommes. Nous verrons que ces hommes se situent dans un processus de désafiliation ou pour d’autres de remaniements. Nous ne pouvons, en aucun cas, les désigner comme « exclus » (si ce n’est éventuellement du marché économique) car ces derniers sont pris dans une relation intersubjective c’est-à-dire englobés, parcourus par cette chaîne signifiante que constitue le discours. Écrire est une façon de se révéler à soi-même et de parler de soi car on écrit toujours sous le regard de l’autre. Lire ses écrits ou parler d’eux est déjà une façon de se mettre en acte, une manière de s’imposer à l’autre tout en acceptant d’être enveloppé par le désir de l’autre. C’est donc, d’une certaine façon, accepter d’exister et le revendiquer.

L’atelier de création et d’écriture a été conçu tout d’abord dans le but de créer un groupe et de permettre à des individus isolés de rencontrer d’autres personnes en difficulté. Un cadre assez rigide a été mis en place afin de pouvoir sécuriser le sujet ou éventuellement lui permettre de « cogner » dans ce cadre par le biais de retards, de départs en milieu de séance… Travaillant avec une population souvent différente du fait de la réglementation du nombre de nuits proposées par le foyer, il ne peut y avoir de chronicité et les animateurs, avant chaque séance, parlent de cet atelier au réfectoire ou dans la salle commune afin de faire venir (avec plus ou moins de bonheur) les hébergés. En règle générale, une consigne sous forme de proposition est donnée puis réappropriée par le groupe. Il arrive souvent qu’un participant s’isole et écrive en silence, celui-ci, à la frontière du groupe, mérite toute notre attention. L’atelier n’est pas un lieu silencieux et studieux. Quand les rires, les moqueries et les insultes fusent c’est que le groupe prend corps et qu’un lien se tisse. Puis, vers la fin, les langues se délient, les conversations se font plus intimes et se poursuivent avec un animateur sur le ton de la confidence. Le discours devient alors fleuve, sorte de monologue où l’interlocuteur est réduit à une oreille que l’on remplit du poids des mots pour s’en libérer enfin. La difficulté est ici d’absorber ces émotions et ces souffrances sans les stocker trop en soi.

Nous ne dresserons pas ici le portrait-type de « l’homme SDF », néanmoins certaines histoires se ressemblent étrangement. Beaucoup ont en effet subi des carences affectives anciennes : mères décédées ou mal aimantes, placement à la DDASS ou dans des familles d’accueil. La violence et pour certains le viol sont parfois présents. Survient plus tard un choc : un deuil, une perte d’emploi, très souvent un divorce, insurmontable, détonateur de toutes les ruptures : dépression, début d’alcoolisme, licenciement pour absentéisme ou faute grave… Parfois c’est une sortie de prison ou de foyers pour adolescents ou bien encore une fin de carrière dans la légion qui consomme la rupture. Les images masculines ont en général déserté le discours. On apprend quelquefois qu’ils n’ont jamais connu leur père ou que celui-ci est parti ou décédé quand ils étaient enfants. Certains d’entre eux ont été hospitalisés en services psychiatriques ou le sont encore en « hôpitaux de jour ». L’apparition des « soins ambulatoires » a eu comme conséquence pour ces hommes sans domicile l’absence de prise en charge la nuit dans des structures spécifiques d’accueil. Concernant le monde du travail, si quelques-uns n’ont jamais eu d’activités régulières (les plus jeunes notamment), beaucoup avaient néanmoins réussi à se structurer dans un emploi fixe et c’est à la suite d’un licenciement économique que l’équilibre qu’ils arrivaient à maintenir s’est écroulé.

En fait, la déliaison a commencé très tôt. Sans ancrages solides et sans repères, les représentations de soi sont négatives et ne peuvent maintenir le sujet dans un lien familial ou social. À cet instant, si la rupture est un symptôme de ces traumatismes et peut se lire en termes de fuite du réel, elle peut être pour ceux qui ne sont pas encore totalement désocialisés une mise à plat, un espace intermédiaire aux frontières labiles permettant une recherche identitaire. Cette dernière dimension est visible dans le discours qu’ils tiennent sur eux-mêmes et sur les autres. Les autres désignés par « ils », « eux » ou « les autres » sont toujours choisis parmi des individus très désocialisés, le plus souvent alcooliques et appelés péjorativement « les cloches ». Ils incarnent la référence négative à laquelle il ne faut surtout pas s’identifier, la limite à ne pas franchir. Le sujet, à ce moment, épouse un discours extrêmement dur et normatif à leur égard.

Ce discours permet par un basculement d’adhérer aux valeurs sociales, de partager ces valeurs et de faire partie en quelque sorte du groupe normalisé qui les énonce et les édicte. En même temps, est effectuée une mise à distance de ce danger potentiel qui les menace leur permettant ainsi de se maintenir dans une image d’eux-mêmes plus ou moins positive. Ce discours provient souvent d’individus jeunes ou de personnes en « insertion » travaillant quelques heures dans des structures spécifiques. Il peut émaner aussi d’individus effectuant des démarches pour toucher le RMI, ou une allocation ou bien allant s’inscrire à l’ANPE. Démarches qui peuvent paraître simples mais qui requièrent néanmoins un désir d’intégration, d’appartenance au corps social ne serait-ce que par le statut de « chômeur » et qui nécessitent une certaine dose d’énergie. Le statut est ici quelque chose de fondamental et nous pensons à F., un participant de l’atelier, qui maintenant vend ses croquis dans la rue. F. Se dit peintre et ce statut lui permet de vivre plus facilement les périodes dans lesquelles, très agressif, il ne veut voir personne au sens littéral du terme. Et c’est avec un sourire un peu confus qu’il se justifie en nous disant : «C’est parce que j’suis un artiste, tu comprends ? » Parfois, quand la « honte » d’être à la rue est surmontée et que les liens familiaux ne semblent pas totalement anéantis, c’est la décision d’un coup de téléphone à un membre de la famille qui est décisive pour l’avenir et laisse entrevoir un début de resocialisation.

Mais la réhabilitation, même dans une structure d’emploi protégée, est lente et souvent des rechutes parsèment les parcours. Les personnes sans domicile, ayant rompu avec leur famille et le corps social sont en détresse psychique. La réalité insupportable qui les entoure est parfois gommée au profit d’un discours délirant ou mythomane.

Un poème en guise de conclusion afin que la parole de ces hommes passe les murs de l’atelier et que leurs auteurs fassent partie, même un court instant, du débat qui nous anime. Bref, pour faire en sorte que cet article ne soit pas un énième discours sur un objet mais plutôt une prise de conscience que derrière les mots il y a des hommes que l’on se doit d’entendre :

Ne pas m’en faire
Mais aussi
Ne pas m’enfermer ici
Dans cette cage
Enfer
Souffrir et me briser sans bruit
comme se brisent l’hiver
les flocons sur la neige
(A., 1997).

Notes

1 La formule est d’Yves Barel.

2 Sondage La Croix/La Rue repris dans Le Monde, édition du 2 octobre 1995.

3 J.-C. Beaune, Le vagabond et la machine, Éditions du Champ Vallon, 1983.

References

Bibliographical reference

Valérie Bertrand, « Perte du lien et quête identitaire dans le processus d’exclusion sociale », Canal Psy, 39 | 1999, 12-13.

Electronic reference

Valérie Bertrand, « Perte du lien et quête identitaire dans le processus d’exclusion sociale », Canal Psy [Online], 39 | 1999, Online since 26 août 2021, connection on 08 septembre 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2106

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Valérie Bertrand

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