Cet article fait suite, et constante référence, à un précédent texte1, où j’annonçais une tentative ultérieure d’énonciation et de théorisation de ma « version légendaire » personnelle quant à la « fondation » de la FPP. Il s’agissait, je le rappelle, à l’heure du passage de témoin, sinon d’exonérer, du moins d’alléger ma « succession » de fantômes qui pourraient l’encombrer. Sachant qu’elle n’échapperait pas à la logique qui s’impose d’elle-même aux étudiants FPP dans leurs propres tentatives, et notamment aux risques redoutables d’une articulation entre l’intimité la plus secrète et la publicité (au sens strict) des constructions conceptuelles.
Chose promise, chose due… Mais en deux pages, si condensées fussent-elles, c’était une gageure. Tant d’associations, de constructions rationalisantes, d’émotions violentes, se pressaient dès que je m’attelais à l’entreprise que, par quelque bout que je prisse les choses, le texte débordait.
Si je remonte ma chronologie légendaire, je trouve d’abord le moment de la fondation proprement dite. 1978. La fin d’une analyse à Paris me concède un peu de temps. Quelque chose se révolte soudain en moi face à ce qu’est devenu le « régime étudiants-travailleurs », une simple collection de cours du soir qui n’a plus rien à voir avec ce que j’avais construit avec une poignée d’aventuriers en 68. La culpabilité m’écrase brutalement d’avoir abandonné ainsi l’un de mes enfants au profit de son jumeau – Recherches et Promotion, l’école d’éducateurs en cours d’emploi fondée en 69 –, et même de leur puîné, le Diplôme Universitaire des Pratiques Sociales. Je décide de remettre tout l’investissement nécessaire pour le sauver, avec une formule rénovée, qui, à la lumière de l’expérience, sera pensée pour verrouiller toute tentative de réabsorption rampante. Par chance, I’UER de psychologie et sciences sociales juste à ce moment n’arrive pas à se trouver un directeur. Sans me prévenir, au beau milieu d’une folle séance (où je m’amusais, follement, du spectacle…), quelques comploteurs glissent discrètement mon nom dans des oreilles bien choisies, et me voilà élu tout cru. Je ne riais plus. Mais presque instantanément, surgit la représentation d’un « deal » inespéré que je propose à mes collègues : deux ans de ma vie à gérer « leur » machin, contre « mon » nouveau projet à l’attention des étudiants travailleurs. La transaction me paraissait honnête. Non sans d’épuisants et mémorables débats, le projet de Formation à Partir de la Pratique est voté.
Nouveau flash-back : 68 justement. Depuis trois ans je m’ennuie ferme à l’Université. Je m’y pensais en transit, le temps de purger les dix ans de service que je devais à l’État et de mettre sur orbite justement cette école d’éducateurs à l’intention d’adultes engagés dans la vie professionnelle… Et voilà qu’en quelques jours, des dizaines, puis des milliers, puis des centaines de milliers de jeunes mettent sur la place publique un flot d’idées et de ressentis où il me semble reconnaître tout ce qui depuis dix ans s’agite en moi dans une sorte de solitude honteuse et clandestine. Baroque, excessive, hystérique, terrifiée, tout ce qu’on veut : c’est la vraie vie qui rompt les digues et entre dans l’université. Alors je décide de rester – au prix d’une ubiquité parfois acrobatique entre le dedans et le dehors, et avec pour seul enjeu (conscient) de maintenir ce qui pouvait rester de la brèche.
Pour notre propos d’aujourd’hui, je retiens deux choses de ces quelques semaines qui valaient bien dix ans :
- Une : l’un des premiers textes que je diffuse en mai est un projet pour l’université, où j’imaginais des groupes d’étudiants développant librement une recherche personnelle, débouchant sur des demandes d’apports théoriques à la carte, avec lesquelles un « syndicat d’initiative » construirait en continu des programmes d’intervention. Ça ne vous évoque rien ? Avec le recul en tout cas, j’y lis l’influence, sinon comme source, du moins comme autorisation, à la fois de l’École Normale Supérieure et de l’École Pratique des Hautes Études : deux abbayes de Thélème chacune à leur façon.
- Deux : fin juin, Paul Fustier propose que, dès la rentrée suivante, soit exigé de tous les nouveaux étudiants de psychologie un travail salarié, leur 1re année n’étant constituée que d’une élaboration guidée de cette expérience. Je m’identifie instantanément à ce projet, adopté aussitôt par l’assemblée compétente, mais évidemment mis en pièces en Thermidor. Resté seul à me battre pour lui à la rentrée, je n’obtiens que de l’appliquer aux deux groupes qu’il m’est imparti d’animer, qui se dérouleront en soirée, et dont l’année sera validée par leur participation au groupe, plus un journal de bord supervisé, plus une UV d’économie et de sociologie. Il apparaît bien alors que ceux qui y viennent ne sont pas les nouveaux bacheliers mais bien des étudiants déjà engagés parfois depuis longtemps dans la vie professionnelle. De nouveau l’université me surprend, en m’apportant de l’intérieur ce que je n’avais jusque-là pu déposer que hors d’elle. Ce sera le « régime étudiants-travailleurs ».
Remontons encore. À 20 ans, au cœur de la chaudière où mitonnent les petits choyés du système scolaire, devenus jeunes gens avantageux promis au plus brillant avenir. Et voilà qu’à une encablure du concours de l’École dite Normale et prétendue Supérieure (comme disaient d’aucuns), me vient la grande résolution romantique de « partir de la maison des savants en claquant la porte derrière moi » — ainsi parlait Zarathoustra. Une digression de Jean Lacroix au milieu d’un cours m’illumine : je serai éducateur. Des esprits rassis me retiennent aux basques, parviennent à me convaincre que je serai plus utile en poursuivant mon cursus universitaire, et, lâchement, j’accepte l’alibi. Pendant 7 ans, je vais multiplier les compromis entre une inscription dans le milieu des éducateurs – c’était encore une espèce de far-west – et le steeple-chase académique via la rue d’Ulm. Le projet d’école d’éducateurs était la conciliation finale entre ces deux appartenances. Et postuler comme assistant à Lyon, la dernière étape de ce parcours bâtard qui reste pour moi connoté comme une peu reluisante défaite…
La psychologie aussi fut l’un de ces compromis. Si j’avais dû être un « vrai » universitaire, ç’aurait pu être comme philosophe, ou mathématicien, ou historien, ou sociologue. Mais la psychologie était le discours d’appui « naturel » de la pratique d’éducateur, il fallait donc y aller, ce n’était pas une affaire d’appétence. J’ai toujours rabâché aux étudiants le paradigme épistémologique de l’homme qui cherchait sa montre sous un réverbère où il faisait plus clair que dans le bois où il l’avait perdue. Dans la psycho, il ne faisait vraiment pas clair. Mais là était ce qu’il y avait à chercher.
Pour être, en effet, « utile ». « Un rêve modeste et fou », dit Aragon. Nul besoin d’être grand clerc pour faire le rapprochement avec la cécité de mes deux parents, et aussi la mort, en bas âge, d’une jeune sœur. Circonstances presque banales dans la biographie des candidats au métier d’éducateur, chez qui évoquer la prégnance des fantasmes de réparation est un quasi-truisme. Mais si l’assignation au tonneau des Danaïdes de la réparation, en paiement d’une dette jamais contractée et donc jamais payée, avait été toute l’histoire, il est probable que j’aurais adhéré sans réserve au système idéologique du travail social, et ni Recherches et Promotion ni la FPP n’auraient existé.
Dans l’invraisemblable patchwork discordant qui arborait le nom de psychologie, il y avait la psychanalyse, et j’ai pu d’abord croire m’y fixer parce qu’elle seule rivalisait vraiment avec les vraies disciplines du savoir. C’est plus tard, dans l’épreuve de la cure, que j’y trouvai autre chose : l’accomplissement presque parfait de la passion de comprendre, qui m’avait déjà fait reconnaître au moment du choix des études supérieures l’allégeance à la philosophie comme une évidence, si grands fussent les plaisirs que m’apportaient l’histoire, les sciences exactes ou la littérature.
Le surinvestissement de la pensée, ce n’est pas un don des dieux. C’est une alternative à l’autisme. S’il commence à être admis que ladite « débilité » n’est pas absence d’aptitude mais organisation psychique défensive, on pense moins, en présence des enfants réputés surdoués, qu’ils sont rivés à la terrible nécessité de comprendre pour ne pas partir en morceaux. Et ça n’a rien à voir (si j’ose dire) avec le savoir. C’en est peut-être l’antagoniste. À l’université, il n’est bruit que du savoir, du désir de savoir, de l’accès au savoir. Et je n’y avais cure que du travail critique de la pensée, le savoir ne tirant prix que d’en être l’auxiliaire modeste et soumis. Car si le savoir est bien héritier de la pulsion scopique, j’ai trop éprouvé – entre une mère championne de la captation imaginaire et quelques secrets de famille rondelets – le « donné à voir » comme un théâtre de leurres dont la dissipation laisse anéanti. Le s(e faire)avoir, en quelque sorte… J’en ai conservé le sentiment jamais démenti que pour rester entier, on ne pouvait compter sur d’autre ressource que sur le grignotage solitaire, besogneux, interminable, fragile, méfiant, du travail de sa propre pensée.
En même temps, ce monstrueux investissement de la tête était aussi comme une absence de mains. Si l’enfant maladroit que j’étais s’est acharné, adulte, à conquérir (avec un succès mitigé) l’espace du bricolage, c’est qu’à un certain point, et c’était sans doute aussi l’enjeu de la crise fondatrice de mes 20 ans, il est devenu nécessaire de retrouver un monde où il fut possible de toucher les choses et les gens. Avec la même âpreté sans doute qu’avaient mis mes parents, en dépit de leur cécité, à regagner de haute lutte, à force d’ingéniosité quotidienne, leur pouvoir sur l’espace et les choses, et leur autonomie. Quand on compense, on en fait trop : ainsi n’ai-je pas arrêté depuis quarante ans de « fonder » des dispositifs, comme de bâtir ou d’aménager des maisons.
Une première version de cet article ne parvenait pas à sortir d’un interminable hommage à « mes » pères. À mon père et à ceux que j’avais interposés, entre lui et moi, comme font les jeunes gens. Or ces quelques figures de référence sont soit éducateurs soit philosophes ; ces deux positions ont représenté les deux versants du même idéal du moi, l’un du côté de la pensée, et l’autre du côté du faire. J’ai réalisé il y a peu que si je ne m’étais jamais senti en coïncidence avec une quelconque identité professionnelle, et que si ce décalage n’a pas épargné les positions à la fois sociales et psychiques que j’avais le plus idéalisées (celles de philosophe, d’éducateur, de formateur et de psychanalyste… pas de psychologue, excusez-moi…), c’est qu’elles étaient des approximations d’un métier qui n’existe pas et que je cherchais à tâtons. C’est sur l’évocation de ce métier impossible qu’il m’a fallu en septembre dernier quitter mes collègues. Quelque chose comme ce que Maigret évoque souvent, le métier de « raccommodeur de destinées ». Mais non, pas raccommodeur : accomplisseur plutôt. Les amis qui dans ces colonnes mêmes m’ont fait l’incroyable honneur de me comparer à Socrate m’ont été droit au cœur : car c’est bien autour d’un « connais-toi toi-même », qui se traduirait mieux par un « deviens toi-même » et aussi « trouve ta juste place dans le monde réel », que tout a tourné. Un métier de passeur en somme.
Ici me vient la figure de l’homme Moïse, revisitée un peu autrement qu’elle ne le fut par Freud. Humain, trop humain, bien loin du colosse surhumain de Michel-Ange. Enfant d’esclave élevé en prince, voué sa vie durant à tenter de refermer cet écart incomblable par les compromis successifs d’une place d’intercesseur pour son peuple assigné au silence, puis d’une longue erre dans le no man’s land entre Nil et Jourdain avec sa troupe de va-nu-pieds à la nuque raide. J’aime le rêver contemplant à la fin, du haut du Mont Nebo, les blancs ruisseaux de Chanaan, indiciblement heureux de s’y représenter les siens enfin rendus, enfin chez eux, au-delà du fleuve qu’il ne pouvait s’autoriser à franchir pour lui-même.
Avec pour seule inquiétude la sourde question : se souviendront-ils qu’ils ont été étrangers en Égypte ?