Évolution et perspectives de la prise en charge hospitalière de la tentative de suicide

p. 13-14

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Puisqu’on a parlé beaucoup de la place du suicidant, dans sa famille, dans la société, on peut à juste titre également s’interroger sur la place du suicidant au sein du corps soignant, toutes catégories et échelons confondus, depuis le médecin généraliste, en passant par le spécialiste psychiatre, les institutions d’accueil des urgences concernées au premier chef, et ensuite les dispositifs en aval de soutien, d’aide à ces tentatives de suicide, sans oublier les structures d’aide bénévoles et puis le groupe d’appartenance, au sein duquel le sujet doit, s’il n’a pas réalisé un geste suicidaire, tenter de se maintenir ou de quitter après que cela ait été le fruit d’une véritable élaboration, ou s’il a réalisé un geste suicidaire, que son retour puisse se faire dans les meilleures conditions, ce qui n’est pas du tout évident.

En effet, la découverte d’une geste suicidaire provoque toujours une perturbation face à laquelle il n’est guère aisé de garder son calme, compte tenu des relations affectives qui existent entre les personnes concernées. Il est fréquent que les personnes qui découvrent le geste ou le corps, soient choisies par le suicidant ou le suicidé. Les sentiments éprouvés à cette occasion vont aller de la peine à la franche agressivité, lorsque la responsabilité de l’acte est clairement imputée à telle ou telle personne de l’entourage, parfois avec une annexe épistolaire et lorsque la responsabilité n’est qu’implicite, ce peut être un sentiment de malaise qui affecte l’entourage.

En dehors de situations relationnelles particulièrement détériorées où le suicidant est délibérément ignoré ou laissé sans assistance dans son état, positions ayant pu être défendues au nom du libre arbitre il n’y a pas si longtemps, des secours d’urgence sont heureusement sollicités.

Il est en effet impératif dans cette situation de faire appel à un tiers qui puisse évaluer l’urgence et prendre les dispositions qu’elle nécessite.

On peut relever l’attitude de certains parents, conjoints, amis, tentés parfois de limiter l’intervention des secours au minimum qu’exige la sécurité vitale et on observe encore trop souvent des gestes suicidaires qui restent à domicile, avec une simple visite du médecin de famille, qui permettra de maintenir dans un cercle clos toute la souffrance et tous les enjeux qui s’y rapportent dans ce groupe, est exprimée là une crainte que l’intervention d’une autre personne n’aggrave ces conflits, d’une publicité dont ils se passeraient volontiers, ce qui renvoie au problème du tabou dont j’ai déjà parlé dans la conférence nationale intitulée « du tabou au Tabou ».

Cette tentation-là n’est pas dépourvue de dangers. Il peut y avoir un risque somatique, toxicologique, mais surtout le danger réside dans le fait qu’il ne se produit pas de véritable coupure par rapport au groupe au sein duquel s’est effectué ce geste. Cette coupure ne veut pas dire séparation radicale, maintien nécessaire d’une rupture de liens, mais un déplacement du sujet souffrant pour qu’il puisse dans un lieu d’accueil, de soin, trouver des gens, des écoutants soignants, ou bénévoles, qui puissent l’aider à se retrouver, à retrouver cette place, à redonner à une parole un sens qu’ils n’avaient pas pu lui donner jusque-là, tant il est vrai que cette parole avait subi des distorsions considérables depuis souvent très longtemps et qu’elle avait perdu l’essentiel de sa substance.

Fort opportunément, un grand nombre de gestes suicidaires font l’objet d’une hospitalisation. On a alors beaucoup critiqué le « tout urgence », le « tout hôpital » – il est vrai que nous vivons dans une civilisation de recours à ces instances de prise en charge dans l’urgence – mais il n’en reste pas moins que l’expérience de nombreux centres, et en particulier à Lyon, depuis une trentaine d’années de prise en charge hospitalière dans les unités d’accueil d’urgence pendant des séjours relativement brefs (en moyenne deux à trois jours), permettent, en dehors des soins somatiques toujours vigilants, de faciliter l’émergence de la parole, de donner la possibilité à tous ces sujets de pouvoir être entendus et de retrouver une place en l’expérimentant au sein même de cette structure de soins.

Cette description est en fait assez idéale. La réalité malheureusement est toute autre, car une enquête récente de l’Observatoire Régional de Santé Rhône-Alpes, dans le cadre de ce très grand travail de la Conférence Régionale de Santé ayant pour thèmes deux aspects de la souffrance du jeune (l’alcoolisation excessive, la souffrance psychique et les conduites suicidaires), a montré qu’en Rhône-Alpes, entre un tiers et la moitié des unités d’urgence ne disposaient pas d’équipe de soins psychologiques qui puisse être présente en permanence, en garde ou en astreinte.

Donc, il y a encore un travail considérable à réaliser dans ce domaine des structures, et si je dis cela, c’est que sont présents ici des responsables qui ont en charge précisément les orientations sanitaires dans ce domaine.

Cette présence psychologique est aussi importante pour aider les soignants, car il est quand même difficile pour ceux dont la vocation est de lutter contre la maladie et la mort d’accueillir sans agressivité des patients qui prennent délibérément le risque de mourir.

Cela peut paraître évident, mais dans beaucoup de structures de soins, il y a encore peu, cela ne l’était pas du tout et il fallait faire face à des contre-attitudes très méfiantes, très agressives même au travers de gestes techniques comme le lavage d’estomac, mais parfois beaucoup plus au travers d’un délaissement du sujet, certaines infirmières disant qu’elles n’osaient pas aller leur parler, comme si le suicidant était porteur d’un pouvoir tellement mortifère, étrange, que c’était un personnage tellement à part, que si on allait lui parler on risquait d’être contaminé ou qu’au contraire, on risquait de lui dire des choses qui ne pouvaient qu’aggraver son problème.

Ces remarques doivent faire donc l’objet d’un travail institutionnel continu entre tous les soignants concernés et nous n’en aurons jamais fini de réfléchir à notre façon d’accueillir et à nos méthodes travail, d’une part parce que les soignants des services d’urgence ont un taux de rotation assez important et qu’il faut sans cesse recommencer ce travail et d’autre part parce que, pour ceux qui restent plus longtemps, les procédures élaborées peuvent devenir des habitudes alors incompatibles avec un travail plus singulier.

Le plateau technique de ces structures d’urgence évoque surtout un aspect matériel d’appareillage plus ou moins sophistiqué.

J’ai introduit il y a quelques années la notion de « plateau technique relationnel », idée qui semble avoir fait son chemin et qui, au travers de décrets, de circulaires, impose la présence d’équipes psychologiques d’aide auprès des jeunes suicidants plus spécialement.

Mais, entre le vœu des instances sanitaires et les réalisations pratiques, il y a encore malheureusement un fossé relativement important.

À l’origine de la plupart des gestes suicidaires, les patients évoquent l’impossibilité à sortir de leur conflit et un besoin de ne plus y penser. Ils se mettent alors, par le biais d’une intoxication médicamenteuse ou d’un autre geste, hors-jeu ou hors d’état de continuer à penser et à vivre sur le même mode douloureux.

Au sein des équipes soignantes, il y a sans cesse des discussions « A-t-il vraiment voulu mourir ? Est-ce que c’est vrai ? Est-ce que ce n’est pas un faux suicide ? Est-ce que ce n’est pas du chantage, de la comédie ? » même au sein des cercles suicidologiques, à côté du terme suicide, on a inventé d’autres termes comme parasuicide, ou pseudo suicide, comme s’il fallait véritablement mettre à part ceux qui voulaient vraiment mourir et les autres, comme si on savait véritablement pour tout un chacun comment il se représentait sa propre mort, comme si c’était la référence unique. C’est évidemment la référence importante dans ce domaine, mais elle est toujours comme un « Janus bifrons », associée avec la notion de la vie et le désir d’exister.

D’ailleurs, il ne faut pas oublier à ce propos que la tentative de suicide la plus bénigne physiquement est déjà un élément de risque ultérieur. Dans le nombre des gens qui meurent par suicide, les trois quarts au moins ont déjà réalisé une ou plusieurs tentatives de suicide dans leur existence, parfois peu de temps avant, parfois plusieurs années voire très longtemps auparavant. Donc, il faut éviter de vouloir cliver entre ceux qui veulent mourir et ceux qui ne se manifesteraient qu’au travers d’un geste d’appel, d’appel au secours. Il y a une profonde continuité entre ces conduites, et l’on prendrait de gros risques au niveau des stratégies soignantes en méconnaissant cette continuité.

Le geste suicidaire signifie souvent une détresse que le sujet concerné ne peut pas dire et que ce qu’il dira, c’est peut-être le plus facile, le plus banal, ou ce qu’il suppose être le plus à la portée, admissible par l’interlocuteur qui vient l’interroger.

Le principal objectif est donc de proposer à un autre en difficulté l’occasion de se dire. Il convient de se garder de la tentation de prendre parti ou de se faire juge, voire même de vouloir comprendre avant le sujet lui-même parce que ce serait différer cette compréhension. L’important, c’est que des paroles, qui n’avaient pas pu jusque-là, puissent se dire, et les suicidants sont parfois étonnés par ce qu’ils ont pu dire.

Tout cela nécessite qu’il faut disposer d’un certain temps, de l’ordre de quelques jours. Il faut ce temps pour dépasser l’aspect dramatique du geste, en ouvrir les diverses significations, entendre aussi les réponses de l’entourage au message qui a été émis – les rencontres avec l’entourage font partie du travail au niveau de l’urgence, en évitant que la parole des proches prenne le pas et recouvre la parole du sujet suicidant. Mais il convient en cas de décès de prendre en compte la souffrance des « survivors », « c’est-à-dire ceux qui restent » car nombre de familles de suicidés restent avec ce grave, tragique, douloureux problème dans leur esprit et s’il n’y a pas la possibilité pour elles d’être étayées, entendues, de faire un certain travail de deuil, il existe un risque de survenue de dépressions voire de gestes suicidaires (« familles à suicide »).

Pour en revenir au suicidant, il y a un moment important à relever. C’est celui de la sortie du service, et du retour dans sa communauté d’origine. Ce retour peut se faire par un détour, par une autre institution (clinique, maison de repos), mais dans la majorité des cas, ce retour se fait par « sortie simple », et il y a là souvent une angoisse considérable : « Ne va-t-il pas recommencer ? Ne va-t-il pas y avoir une récidive », comme si la répétition ne faisait pas aussi partie de la dynamique du comportement suicidaire et que cela n’était pas un facteur à prendre en considération.

L’objectif est bien sûr d’éviter la récidive, mais en se gardant de toute attitude qui se rapproche d’un militantisme actif et qui trop souvent ne pourrait que précipiter encore plus le sujet dans sa souffrance et dans une véritable répétition qui pourrait aboutir à un geste irréversible.

La sortie aussi de l’hôpital représente un enjeu clinique important. Et, si la possibilité de nouer une alliance thérapeutique pendant cette crise suicidaire demeure un objectif majeur, elle renvoie à une sémiologie intersubjective complexe. Il est important pour le suicidant de percevoir dans l’attitude du soignant non seulement une absence de jugement mais un respect vis-à-vis de son acte présent et aussi le cas échéant à venir.

Car, c’est cette prise d’un certain risque qui est nécessaire, et pour maintenir l’ouverture laissée par le souvenir constructif d’une rencontre, encore faut-il que ce souvenir soit constructif, et c’est là que tout l’effort doit être porté de la part des structures soignantes qui donnent envie de poursuivre le travail entrepris.

La confiance du clinicien dans les capacités à vivre de son patient, est pour lui un appui de premier ordre. Mais, une telle démarche ne va pas forcément de soi et requiert un effort particulier pour accepter de se démettre de sa maîtrise pour s’en remettre à un autre et à sa part d’imprévisibilité (gardons-nous de toute position de toute-puissance en regard de ce que l’on appelle parfois aussi « la toute-puissance du suicidant »).

C’est dans de telles situations que le praticien est confronté à son éthique, qui représente certes ses contre-attitudes mais surtout le risque qu’il accepte de partager avec un autre.

References

Bibliographical reference

Jacques Vedrinne, « Évolution et perspectives de la prise en charge hospitalière de la tentative de suicide », Canal Psy, 37 | 1999, 13-14.

Electronic reference

Jacques Vedrinne, « Évolution et perspectives de la prise en charge hospitalière de la tentative de suicide », Canal Psy [Online], 37 | 1999, Online since 24 août 2021, connection on 02 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2142

Author

Jacques Vedrinne

Chef des services des urgences à Lyon Sud et vice-président du CNDT

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