Chœur et chorus

La composition du savoir psychologique en Formation à Partir de la Pratique

DOI : 10.35562/canalpsy.2152

p. 4-5

Text

Il y a quelques mois, dans une réunion chaleureuse et festive, Alain-Noël Henri définissait l’intelligence comme caractérisée par la justesse et la générosité. Et l’on peut dire du système FPP qu’il est bien le reflet de l’intelligence de son créateur, en ceci qu’il est un système juste et généreux.

Plus récemment, dans une réunion plus officielle, Paul Fustier soulignait la façon dont le système FPP avait réussi à faire tenir ensemble deux exigences contradictoires : d’une part l’exigence de s’adresser à des étudiants aux parcours atypiques, entrant à l’Université après des chemins sinueux et par des voies marginales, parfois quelque peu laissés-pour-compte de la culture, et d’autre part l’exigence d’imposer une grande rigueur dans l’appropriation ou la construction du savoir. C’est bien parce que le système est intelligent, c’est-à-dire généreux et juste, qu’il est à ce point fondamentalement rigoureux, derrière ses allures conviviales et libertaires.

Le système est généreux en ceci qu’il laisse à chacun le temps de sa propre maturation pour construire et intégrer un savoir à partir de l’expérience propre, à partir des zones de souffrance considérées comme des zones fertiles propices à créer des compétences en psychologie. Il suppose ainsi un rapport particulier à la temporalité. Il est juste en ceci qu’il potentialise les conditions nécessaires à toute appropriation et à toute intégration d’un savoir psychologique, quel que soit le cadre de sa transmission. La rigueur peut ainsi se concevoir non plus comme une exigence paradoxale, mais comme un effet intrinsèque du dispositif.

J’utilise souvent des métaphores musicales – sans doute parce que j’ai quelque expérience en ce domaine – pour décrire le parti pris pédagogique de la FPP. Il y a plusieurs manières d’apprendre la musique. On peut faire plusieurs années de solfège, apprendre les règles de l’harmonie, puis la biographie des grands compositeurs, avant de s’essayer à reproduire leurs œuvres. On peut aussi prendre un instrument et essayer de le faire sonner. On apprendra alors, progressivement, par l’expérience, que si l’on tient l’instrument de telle façon et pas de telle autre, il sonne mieux. On découvrira que si l’on connaît le solfège on peut appréhender plus facilement la logique d’une œuvre ; si l’on connaît les règles de l’harmonie, on peut composer plus facilement et traduire plus justement ce que l’on cherche à exprimer.

La formation, dans le dispositif FPP, consiste à mettre un instrument à disposition de l’étudiant, afin qu’il essaie de le faire sonner. Cet instrument est le savoir psychologique avec lequel l’étudiant va d’emblée s’essayer à jouer. Et il découvrira, progressivement, par l’expérience, que s’il connaît le solfège psychologique il pourra comprendre plus intimement la pensée d’un auteur, sa théorisation. S’il connaît les règles de l’harmonisation et de la composition psychologiques, il produira des théories plus articulées, plus pertinentes, du savoir plus harmonieux, etc.

Si la connaissance s’inscrit ainsi dans l’expérience, l’expérience dont il est ici question n’est pas l’expérience de la pratique psychologique, mais l’expérience de la pratique de construction du savoir psychologique. L’étudiant est placé en situation de construire du savoir psychologique, son propre savoir psychologique. Il est ainsi placé d’emblée en situation d’étudiant-chercheur. La formation se réalise à partir d’un travail de recherche.

Pour reprendre la métaphore de la musique, on peut dire que l’étudiant est placé d’emblée en position de compositeur, de créateur, d’auteur. Et c’est un compositeur qui va beaucoup improviser, à l’image du musicien de jazz. Or, l’improvisation dans le jazz exige, malgré son air de liberté, une très grande rigueur. Si l’on n’est pas initié à la musique et au jazz, on peut apprécier la virtuosité, la sensibilité d’un musicien, mais on ne peut pas comprendre comment est construite une improvisation. Si l’on connaît les règles de la musique, de la composition, et que l’on analyse une improvisation, on mettra en évidence les gammes particulières, les modes utilisés par le musicien, on comprendra la logique interne de l’improvisation. Car il y a toujours une logique interne, qui est le reflet à la fois de la sensibilité particulière du musicien, et de son intégration de la rigueur nécessaire à l’utilisation et au jeu de la musique. Et c’est cette rigueur que le dispositif de la FPP exige des étudiants.

La FPP propose donc une expérience de construction d’un savoir psychologique à partir d’un travail de recherche où l’étudiant, comme tout chercheur, va développer une véritable relation passionnelle avec son objet, avec les auteurs qui l’ont précédé et dont il va utiliser ou découvrir la pensée. Cette relation sera faite tour à tour d’idéalisation, de fétichisation, de désillusion, de doute, etc.

La recherche, qui fabrique du savoir psychologique, se déploie à partir de l’expérience professionnelle, des questions qu’elle pose, des points d’énigme, d’inconfort, de souffrance, des zones traumatiques qu’elle produit ou qu’elle impose. C’est à partir de sa pratique et des questions rencontrées dans sa pratique que l’étudiant construit son savoir psychologique. Ce savoir part ainsi d’une expérience et s’inscrit dans une expérience, ce qui en fait un savoir intégré, ou ce qui accentue la potentialité de ce savoir d’être intégré et non pas plaqué artificiellement.

Je cite souvent Deleuze qui, parlant de son expérience de professeur d’Université, disait en substance ceci, à propos du cours magistral : un cours magistral n’est pas destiné à être écouté, ni même compris ; on sait très bien que les étudiants somnolent pendant un cours magistral ; cela parce que le cours concerne d’abord l’enseignant lui-même ; ce qui est important pour un étudiant c’est ce qui du cours le concerne lui, et tout ce que l’on peut espérer dans un cours, c’est que dans sa somnolence l’étudiant soit suffisamment vigile pour se réveiller au moment où le cours parle de ce qui le concerne lui.

On ne peut se saisir d’un cours, ou de la pensée d’un autre, autrement que dans un mimétisme de surface qui sonne faux, qu’à partir d’un point où l’on est touché, qu’à partir de ce qui de la pensée de l’autre nous touche. Le dispositif FPP fait de cette situation espérée une situation établie : on convient que l’on va partir de ce qui dans l’expérience de l’étudiant lui pose question. Cette règle devient explicite, et non plus implicite, dans le dispositif de formation.

Le processus de formation va alors consister à élaborer ces questions, cette problématique, à produire un travail de théorisation. L’étudiant sera amené à théoriser sa pratique, et à théoriser son implication dans cette pratique. Or, ce qui dans une pratique questionne, indique une zone d’inconfort, de souffrance, une zone traumatique. C’est toujours à partir d’une zone traumatique que l’on est poussé à comprendre, à théoriser.

L’élaboration théorique s’accompagne donc, ou s’appuie sur, l’élaboration de cette zone traumatique. On peut ainsi dire qu’il existe une congruence entre l’élaboration théorique et la perlaboration psychique propre au travail de psychothérapie. Ce sont des processus voisins. On sait cependant que l’un peut être utilisé pour l’autre : on peut théoriser pour éviter d’élaborer. Mais cela produira alors une théorisation défensive, en faux self, un mimétisme caricatural, et non pas une connaissance intégrée.

La connaissance intégrée résulte d’un processus voisin de l’élaboration psychique, qui part de l’expérience et s’inscrit dans l’expérience. La formation en psychologie ne peut se concevoir indépendamment du trajet de vie dans lequel elle s’inscrit. Il s’agit d’une formation qui transforme. Une telle formation définit une expérience de maturation, et qui ne peut se faire que selon un rythme propre à chacun, celui de sa propre maturation. Le dispositif FPP fait de cette nécessité un préalable. Il met en avant les conditions de ce processus incontournable.

Si, pour fabriquer du savoir intégré, on part toujours d’enjeux personnels, d’expérience personnelle, l’enjeu personnel n’est pas ici l’objet d’intérêt. L’enjeu personnel, c’est celui qui intéresse la psychothérapie. L’objet d’intérêt est ici la compétence acquise. Le processus promu est celui qui, à partir des enjeux et des expériences personnelles, va fabriquer de la compétence en psychologie. C’est à cet endroit que l’étudiant aura des comptes à rendre : il aura à prouver sa compétence à fabriquer du savoir psychologique et à le manier, à jouer avec.

C’est cette compétence qui sera évaluée par le jury devant lequel l’étudiant soutient ses travaux : non pas sa compétence professionnelle, mais sa compétence à théoriser sa pratique, sa capacité à éclairer sa pratique d’un point de vue psychologique. Ce processus de formation suppose un double mouvement : d’une part un mouvement de distanciation, et d’autre part un mouvement de décentration. La distanciation introduit un écart entre le sujet et sa pratique, entre l’étudiant et son objet. La décentration suppose un changement de pied, un changement de position progressif jusqu’à un vertex psychologique, jusqu’à épouser et éprouver une position psychologique à partir de laquelle appréhender la pratique et l’objet de questionnement.

Le travail de formation consiste donc à élaborer les questions, rendre intelligibles dans le champ de la psychologie les énigmes qui poussent à vouloir comprendre, à vouloir se former. Il s’agit ainsi d’un véritable travail de recherche, comme je le signalais plus haut. La recherche ne procède pas autrement, elle a toujours comme objectif de rendre intelligible une réalité énigmatique : on introduit le réel énigmatique dans un espace virtuel, un espace fictif reconstruit (comme par exemple l’espace-psychique-vu-par-la-psychanalyse) et on étudie la propagation de ce réel dans cet espace virtuel ; on construit alors un modèle intelligible de cet objet énigmatique qui devient ainsi partageable, communicable.

Mais l’enjeu de la recherche est ici non pas la recherche, mais la formation. On fait un détour par la recherche pour un enjeu de formation.

Si le processus de formation suppose un travail de distanciation et de décentration, à partir de l’implication dans une pratique, et pour occuper une position psychologique, une position d’étude psychologique de l’objet (ou d’un objet) de cette pratique, il faut ajouter que cette observation psychologique suppose aussi une auto-observation de l’implication propre dans la pratique. Et cela est dû à la spécificité de la discipline psychologie. En effet, l’une des particularités des sciences humaines en général et de la psychologie en particulier résulte du fait que l’observateur s’identifie à l’objet observé. On imagine mal un physicien s’identifier à un électron, ou un biologiste s’identifier à une molécule. Par contre, on n’imagine pas un psychologue ou un chercheur en psychologie ne pas s’identifier à son objet de recherche. Si l’on conçoit que la psychologie s’intéresse à la subjectivité, aux processus de la subjectivité, on peut dire que l’observation de la subjectivité engage la subjectivité de l’observateur. L’observation psychologique suppose ainsi l’observation de ces processus intersubjectifs, l’observation de l’implication de l’observateur dans la situation observée.

Là encore, les effets de savoir sont en grande partie inhérents à l’étude de l’implication du chercheur dans le dispositif de recherche. Et c’est bien ce que permet et promeut le système FPP, ou ce qu’il valorise : la formation à partir de l’implication dans les dispositifs praticiens, et à partir des points de butée, d’achoppement de cette implication.

Je ne décrirai pas dans le détail le dispositif de la FPP, il est connu des lecteurs de ce journal.

Outre les piliers ou les temps forts que représentent l’enseignant, le groupe et le jury, ce qui va particulièrement caractériser le parcours de l’étudiant en FPP, c’est la solitude. L’étudiant en FPP est un « autodidacte aidé », selon la formule classique. S’il est aidé, il est surtout autodidacte, avec ce que cela suppose comme souffrance. Le rôle de l’enseignant est moins de nourrir l’étudiant ou de l’étayer que de l’aider à tolérer sa solitude. L’étayage groupal, le partage dans le groupe, n’annuleront pas la nécessaire solitude. Un vrai partage s’appuie d’ailleurs sur une expérience intégrée de la solitude. Il n’y a pas de développement de la pensée, de croissance mentale, sans expérience de la solitude (ou expérience de la position dépressive, peut-on dire).

L’autogestion, l’autonomie du parcours de formation en FPP, supposent un important travail solitaire, et une capacité majeure à tolérer la solitude.

References

Bibliographical reference

Albert Ciccone, « Chœur et chorus », Canal Psy, 36 | 1998, 4-5.

Electronic reference

Albert Ciccone, « Chœur et chorus », Canal Psy [Online], 36 | 1998, Online since 23 août 2021, connection on 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2152

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Albert Ciccone

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