Pendant longtemps, les aveugles ont été considérés comme des voyants sans modalité visuelle, et donc comme des personnes qui avaient un fonctionnement cognitif « classique » (pour ne pas employer le terme de fonctionnement cognitif normal, qui conduirait inévitablement à un débat sur le concept de normalité : qu’est-ce que la normalité ?), c’est-à-dire des personnes qui auraient un fonctionnement cognitif identique à celui des voyants. À la suite des travaux de l’école systémique (Bertalanfy, 1980) reposant sur des modèles interactionnels, l’approche du handicap visuel et du handicap en général s’est modifié. En effet, l’idée inhérente à ce courant est que tous les éléments d’un système sont reliés. Par conséquent, lorsqu’un déficit survient dans la relation, ce n’est pas seulement une partie du système qui est affecté mais l’ensemble du système, de par sa relation avec l’élément lésé ou déficitaire. Différentes notions ont émergé de cette nouvelle perception du handicap comme la vicariance, la redondance ou la contagion : ce sont les interactions intrasystémiques (ces hypothèses sont en partie extraites du cours magistral de maîtrise de M. Portalier S.). Nous reprendrons ces termes par la suite avant d’aborder le rôle de la vision dans les interactions sociales.
Qu’est-ce que le déficit visuel ?
Mais revenons tout d’abord sur le terme de handicap visuel et sur les déficits qu’il regroupe. En effet, nous pouvons distinguer trois grands types de handicap visuel qui sont définis sur des critères ophtalmologiques de reste visuel et ce contrairement au handicap auditif qui est mesuré en termes de perte de décibels. Tout d’abord, il y a la catégorie des amblyopes. Les amblyopes ont une vision au meilleur des yeux après correction comprise entre quatre dixième et un vingtième. La seconde catégorie rassemble les personnes ayant une vision résiduelle, toujours au meilleur des yeux après correction d’un vingtième, ou un champ visuel inférieur à cinq degrés d’angle. Enfin, il y a les aveugles complets, c’est-à-dire des personnes qui n’ont aucune perception visuelle et qui sont définis comme souffrant d’amaurose.
À ce type de classification, il faut ajouter l’origine temporelle du déficit à savoir si le déficit est de naissance (s’il est apparu entre zéro et trois ans) ou tardif s’il est survenu après trois ans. Cet âge de trois s’explique par la maturité du système nerveux et par la nécessité d’apprendre à voir, d’apprendre à décoder les informations sensorielles (Portalier, 1991). Pour reconnaître un objet, trois phases de traitement sont importantes :
- Une phase sensorielle qui correspond à l’entrée du signal visuel et durant laquelle les « primitives visuelles » sont extraites, suivie.
- D’une phase perceptive correspondant à « l’intégration des primitives » soit à la mise en relation des informations issues de la phase précédente.
- Et enfin, une dernière phase dite « cognitive », qui concerne l’interprétation des données perceptives sur la base de nos connaissances.
Or, le bébé, s’il est capable de compétences phénoménales, en tout cas beaucoup plus que ce qu’il était admis jusqu'à présent (Stréri, 1991), n’est pas en mesure de réaliser totalement ces trois niveaux de traitement, du moins, pour ce qui est de l’interprétation, c’est-à-dire du traitement cognitif. Outre cette origine temporelle du déficit, il faut prendre en compte l’origine du déficit qui peut être centrale (résultant d’une atteinte au niveau du cerveau [lésions, tumeurs…]), ou périphérique, soit touchant la partie externe du système visuel (rétine) et pour les personnes ayant des restes visuels, de l’atteinte centrale ou périphérique de l’œil. Jusqu'à présent, nous avons parlé indifféremment de handicap ou de déficit visuel. Or, à un déficit donné, décrit le plus objectivement possible par des mesures, ne correspond pas forcément un handicap précis. C’est-à-dire, que deux personnes ayant une vision résiduelle semblable, ne souffriront pas du même handicap dans leur vie quotidienne, selon que leur déficit sera central : atteignant la fovéa (la personne ne voit que sur les côtés) ; ou périphérique : le sujet voit comme s’il regardait par une petite lucarne. La vision ophtalmologique est différente de la vision fonctionnelle. Pour un déficit identique et de même origine, il est également possible que deux personnes n’aient pas le même degré de handicap. Ceci peut s’expliquer par les interactions intrasystémiques.
La contagion
Commençons par l’hypothèse de la contagion qui postule que la stimulation d’un élément du système modifierait les autres éléments et par conséquent, qu’un déficit entraînerait d’autres déficits (contagion étiologique), mais aussi que l’activation d’un élément du système provoquerait une action inhibitrice ou de renforcement des autres sous-systèmes sur le sous-système activé (contagion intra-systémique). C’est également sur cette notion que repose la contagion par transfert intermodal (Stréri, 1991) qui suppose qu’une compétence acquise dans une modalité sensorielle peut être transmise aux autres modalités. Cette hypothèse semble validée par des données neurophysiologiques, notamment par la coexistence, au niveau du cerveau, de zones très spécialisées dans une modalité sensorielle et de zones associatives qui permettent l’intégration de tous les messages sensoriels quelle que soit la ou les modalité(s) impliqué(s).
La redondance
La redondance est une autre hypothèse de l’interaction intra-systémique. Redondance signifie répétition d’informations. Cette répétition d’informations peut être concordante, par exemple le bruit de verre qui se brise avec la vision du verre qui casse, ou discordante lorsque le mot d’une couleur est écrit avec une autre couleur que celle que ce mot désigne. La redondance est très importante pour les personnes aveugles qui ont besoin de beaucoup d’informations, notamment descriptives ou spatiales, pour pallier à leur déficit (Portalier, 1996). Mais, trop peu d’informations peut également nuire à la qualité des informations extraites de l’environnement.
La vicariance
La dernière hypothèse, issue de l’interaction intrasystémique, est l’hypothèse de la vicariance. Celle-ci a été invalidée dans deux de ses directions, à savoir, la vicariance organique et la vicariance hiérarchisée. La première postulait l’augmentation des compétences perceptives des autres modalités sensorielles, dans le cas, du déficit de l’une des modalités du système. Et la seconde, envisageait la compensation privilégiée d’une modalité particulière par les autres modalités de manière hiérarchique. Autrement dit, à un déficit sensoriel précis, les autres modalités auraient pallié à celui-ci en se répartissant la tâche de façon non homogène.
La troisième sous hypothèse est la vicariance cognitive (Reuchlin, 1978). Cette sous hypothèse postule que dans une situation donnée, le sujet peut choisir entre plusieurs stratégies selon la probabilité de réussite de chacune. Par exemple, face à une situation S, les processus A, B et C sont disponibles. Le choix de ces processus peut aboutir à une réussite comme à un échec, dans un temps variable. Le sujet aura tout intérêt à choisir la stratégie qui a la probabilité de réussite la plus élevée dans un minimum de temps, c’est-à-dire, le meilleur rapport qualité/temps. Mais, dans une tâche de rapidité, il aura tout intérêt à miser sur le temps d’exécution le plus court, en faisant le plus possible abstraction du résultat. Et inversement, dans une tâche ou prime la qualité, il optera certainement pour le processus qui lui permettra de réussir avec une probabilité proche de cent pour cent. Supposons, à présent, que la stratégie la plus adéquate avec la tâche à résoudre passe par une modalité qui fait défaut à notre sujet, car utilisant, le canal visuel par exemple. Dans ce cas, cette personne ne pourra pas, bien entendu, recourir à ce processus. En revanche, il pourra réaliser sa tâche grâce aux autres processus à sa disposition, même si cela lui demande plus de temps, plus d’énergie (processus moins économique) ou un risque plus grand d’échec. Il aura pallié à son handicap.
Toutefois, si toutes ces hypothèses ne sont pas forcément compatibles, elles permettent en tout cas de mieux comprendre le handicap visuel. Même si celui-ci est très difficile d’étude, du fait de la grande variabilité interindividuelle des personnes regroupées sous la dénomination de déficients visuels. Dans tous les cas, le déficit visuel reste problématique chez le jeune enfant aveugle ou amblyope en raison de l’importance du regard dans l’interaction mère/enfant pour le développement cognitif. Et pour l’enfant et l’adulte également, du fait des échanges sociaux qui sont souvent médiatisés par le regard. Ainsi, la distance entre deux individus est contrôlée par la vue, de même que la communication verbale parfois ou encore les expressions (les émotions peuvent se lire sur un visage par exemple…) (Brossard, 1992). Cette approche défectologique nous permet non seulement d’étudier le handicap au sens large, mais elle nous renseigne également sur la manière dont nous gérons les situations auxquelles nous sommes confrontés, notamment dans les tâches de résolution de problèmes, et en général, sur nos comportements.