Analyse de la pratique et « infléchissement thérapeutique »

p. 11-12

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Intervenir en Analyse de la Pratique (AP), de façon régulière avec des équipes appartenant à des institutions recevant ou ayant à « prendre en charge » des personnes dont les difficultés avérées, souvent déguisées sous une autre dénomination, sont massivement de nature psychotiques, m’a amené à tenter de comprendre par quels moyens ces groupes violemment attaqués par des contenus relationnels, parviennent à partir de ce travail, à abandonner des positions pérsécutives, pour accomplir ce qu’elles sont censées faire dès l’origine, c’est-à-dire prendre soin de leurs usagers.

Prendre soin est à entendre, au sens fort, puisqu’il s’agit par l’élaboration de la dynamique transférentielle, d’une réappropriation de ce que toute pratique de ce type comporte de « soignant » au sens où l’on pourrait aussi parler d’un « travail soigné ». Ce processus particulier que je nomme « infléchissement thérapeutique », vient signer la capacité retrouvée pour un groupe donné, de prendre appui sur un système psychique groupal afin de se mettre à la disposition de l’Autre, le repositionnant ainsi au cœur du dispositif de soin, au lieu de se défendre de lui au risque de le prendre en otage.

Cette notion « d’infléchissement thérapeutique » me semble intéressante dans la mesure où elle substitue à un travail sur le symptôme des personnes accueillies, un travail d’élaboration du sens de leur histoire, pouvant faire, au moins en partie, pièce à la répétition.

Tout travail d’analyse de la pratique ne mène pas là. Les groupes d’AP peuvent ouvrir à ce processus, lorsque les équipes concernées se trouvent suffisamment autorisées à « soigner », ou au contraire lorsque cet aspect leur est littéralement abandonné, et dépend étroitement de la capacité des membres de l’équipe à mettre au travail collectivement leurs affects et leurs représentations.

Cette recherche, commencée dans le cadre du DURePP, et liée à mon activité professionnelle m’a conduite, dans un premier temps à m’attarder sur des questions préalables concernant aussi bien les structures sociales et institutionnelles demandeuse d’AP, que sur le positionnement propre de l’intervenant.

Champ social

En quelques années on a pu assister à l’introduction de l’AP en des espaces où les professionnels n’étaient pas accoutumés à cette dimension d’élaboration. On peut émettre plusieurs hypothèses quant à cette diffusion, l’une des plus importantes étant d’ailleurs l’absence de création de postes de psychologues. Mais on peut aussi lire là l’évolution d’un jeu de mistigri dans le retraitement de l’angoisse générée dans des équipes, par de perpétuels sentiments d’insuffisance, d’abandon ou d’échec. La genèse de ces sentiments serait trop longue à exposer ici, mais on peut citer pour mémoire les effets cumulés :

  • des systèmes institutionnels sur-dimensionnés, qui se trouvent dans l’incapacité d’étayer leur personnel dans leur difficulté quotidienne ;
  • de la mutation ou de l’émigration à l’intérieur des structures et institutions sociales de symptômes de la souffrance du « corps social ». Ceux-ci venant se dire en des endroits où ils n’étaient pas attendus, font le plus souvent effraction et produisent une sidération des acteurs institutionnels ;
  • du « tout-psy-tout-de-suite », qui pourrait se traduire par le sentiment que rien de ce qui est désagréable ou pénible ou douloureux ne devrait être vécu hors du champ du psychologique patenté, et vient renforcer une dimension quasi chamanique du « psychologique » ;
  • des positionnements personnels des acteurs du social (au sens très large du terme) qui peuvent s’immobiliser dans de douloureuses contradictions, se sentant tout à la fois convoqués pour soulager la misère du monde, et aux prises avec des sentiments perçus comme destructeurs, lorsqu’ils sont par trop attaqués dans leurs fonctions et leurs représentations d’eux-mêmes.

Champ institutionnel

Au carrefour de cette diversité de facteurs, les groupes d’AP sont régulièrement attendus comme des pares-feux. Lieux un peu mystérieux auxquels s’adresse une demande souvent explicite, « avec ce dispositif, faites-moi une équipe ». Ce qui amène les représentants d’une institution à demander un travail d’AP auprès de leurs équipes (parfois en leur nom propre, mais plus souvent au nom de l’équipe elle-même), ne peut s’entendre qu’à partir de cette institution-là et de son histoire. De façon récurrente, la demande d’AP intervient dans des situations énoncées comme souffrantes (crise aiguë, ou plus banalement usure ou insatisfaction), « du temps pour penser » permettrait de faire encore mieux ce qui n’est déjà pas si mal fait.

On peut rapidement dire que les systèmes institutionnels, par suite de la multiplicité de leurs contraintes et enjeux réels et imaginaires et de l’aspect disjoint voire contradictoire de ceux-ci, convoquent des figures de morcellement. Ils sont aussi lieux de « dépôts psychiques » profondément façonnés par le mode de rapport au monde de ceux qui font l’objet de leurs soins. Par l’amplitude du champ imaginaire qu’elle couvre, l’institution pose la question du maintien entre les personnes de liens professionnels à la fois suffisamment stables pour pouvoir remplir les missions à charge, et suffisamment dynamique pour rester un lieu « vivant ». Elle se montre comme un espace complexe, souvent paradoxal et/ou conflictuel, dans lequel le lien entre les acteurs reste marqué par la menace du chaos et/ou du clivage.

C’est à partir de ce champ de forces que l’AP se voit appelée à fédérer une équipe, tout en garantissant aux autres acteurs qu’ils ne seront pas mis à mal par un processus qui échappe à leur regard. Cette demande peut s’entendre comme une double tentative de délégation : celle d’un ingérable kaléidoscope imaginaire, et celle d’un enkystement des restes psychiques inélaborables dans les espaces institutionnels habituels.

L’intervention en AP, ou le psychologue débusqué

L’AP est devenue une pratique courante des psychologues cliniciens mais peu de choses sont écrites à son propos. Quel sens donner à ce silence sur une pratique de la parole ?

On peut penser que la place de l’intervenant est définie par un balisage de son champ d’intervention, lequel se trouve marqué :

  • par l’insistance de l’entre-deux (dispositif interne avec intervenant extérieur, parole à la fragile frontière entre le personnel et le professionnel, entre « l’éducatif » et le « thérapeutique ») ;
  • par la mise sous le regard d’une forme d’intériorité ;
  • par de multiples tensions liées aux effets paradoxants des discours et fonctionnement internes propre aux institutions.

Cette place sera frappée du signe d’une ambiguïté dont je n’évoquerai pas ici tout l’intérêt1, mais dont je retiendrai qu’elle peut être vécue de façon insatisfaisante, voire douloureuse.

Ainsi est-il sans doute insécurisant de promener son référentiel analytique hors du cadre de la cure. D’assurer au groupe une suffisante étanchéité, tout en restant soi-même perméable aux affects. Ainsi est-il inconfortable de soutenir une proximité sans complaisance, de résister au désir de maîtrise, de supporter les sentiments d’impuissance et de doute quant à la validité de son écoute de sa parole ou de ses actes, d’accepter de se trouver ébranlé par des dépôts de toute nature ou des « objets bizarres » qui viennent subitement encombrer son propre espace psychique. On peut penser que la rencontre avec ces contenus psychiques chaotiques, douloureux, clivés, ou fascinants, est susceptible de faire vaciller les représentations habituelles et/ou idéalisées d’une pratique de la psychologie clinique qui se voudrait rigoureuse.

Parler de sa pratique d’intervenant en AP renverrait alors à une inquiétude sur ce qui se tisserait à partir d’une place si incertaine, sans support conceptuel clair sur lequel s’appuyer pour négocier sa place. De là peut-être un soupçon avec effet de mise au silence sur ce qui, de soi, se trouve pris dans le risque de capture narcissique, ou mis au service d’une économie perverse. L’analyse de la pratique, pratique bâtarde en son exercice, aurait tout pour être, en plus, une pratique honteuse.

Analyse de la pratique et infléchissement thérapeutique

On pourrait dire assez rapidement que ce qui est invité à s’énoncer dans ce cadre, c’est une parole de praticien, énonçant sa perception de ce qui, quotidiennement entrave, embarrasse, perturbe, la mise en œuvre de ce qu’il perçoit comme un « juste » exercice de sa profession. Ce travail d’expression jette les bases de ce qui peut se comprendre comme l’amorce d’une individuation des membres du groupe, et dans le même temps que se produit un énoncé individuel de la fragilité ou de l’échec se constitue une prise d’appui de chacun des membres du groupe sur les autres. Ce double mouvement de constitution d’une identité groupale et d’individuation de ses acteurs, est moteur du processus dynamique d’élaboration des actes de la pratique qui vont s’ensuivre. Ces processus internes au groupe, ne sont pour autant jamais dégagés du système institutionnel, la délégation de l’attention ou du soin à l’autre étant impérative. Dans le cas contraire, l’AP peut se voir mise au service du renforcement des lignes de clivages internes aux institutions, et ce de façon fort coûteuse pour les participants.

L’élaboration de la pratique serait ce travail psychique essentiel par lequel, au travers de la prise de conscience des répétitions, des impasses, et autres avatars de la pratique, s’opère une mise en sens des positions transférentielles des acteurs du groupe, permettant de sortir de l’abîme de la rencontre avec l’Autre, cet Autre inquiétant parce que confondu avec un soi inconnu. Travail de représentation de soi et de ses affects, travail de séparation et de restitution à chacun de ce qui lui revient. En ce sens, il me semble important de ne pas sous évaluer, à côté de la demande d’être entendu et compris que formulent les membres d’un groupe, leur propre demande d’entendre et de comprendre ce qui leur est transmis par les usagers des institutions.

L’AP suppose de la part de l’intervenant un certain nombre d’actes, écouter, penser, parler, actes déterminant un mode de présence, en appui sur lequel, le groupe va renouer avec un plaisir souvent perdu, celui de penser la complexité du monde relationnel.

Cette dimension du plaisir de l’écoute, comme celle du plaisir de partage de la pensée, offre une prime narcissique essentielle à l’entretien d’une dynamique d’attention portée à l’Autre. C’est me semble-t-il l’un des dégagements possibles qui va autoriser groupalement l’infléchissement thérapeutique, énoncé en introduction. Celui de soumettre à l’épreuve de la réalité relationnelle les constructions qui repositionnent l’Autre comme intelligible, et cependant toujours échappant à la fixité des représentations que l’on peut avoir de lui.

Notes

1 À propos de l’ambiguïté, voir le bel éloge qu’en fait Paul-Claude Racamier dans Le génie des origines (1992), Payot.

References

Bibliographical reference

Catherine Henri-Ménassé, « Analyse de la pratique et « infléchissement thérapeutique » », Canal Psy, 35 | 1998, 11-12.

Electronic reference

Catherine Henri-Ménassé, « Analyse de la pratique et « infléchissement thérapeutique » », Canal Psy [Online], 35 | 1998, Online since 16 juillet 2021, connection on 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2178

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Catherine Henri-Ménassé

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