Image du corps et troubles du comportement alimentaire

DOI : 10.35562/canalpsy.2213

p. 4-5

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Les recherches anthropologiques et psychosociales que nous menons depuis quelques années sur les phénomènes alimentaires, articulées à nos observations et pratiques cliniques, nous ont amené à ouvrir un certain nombre de pistes de réflexion sur les phénomènes de l’ingestion et sur les processus de l’Incorporation1.

Plus spécifiquement, nous nous sommes intéressés aux systèmes de représentations de l’anatomie et du fonctionnement (et dysfonctionnement) digestif : fonctions des organes chargées de la digestion : usages symboliques des organes chargés de la digestion, critères de sélection, cheminement et modes de traitements des aliments, principaux mécanismes de la digestion (figures de l’assimilation et de l’évacuation)2.

En lien avec ce premier axe d’investigation (encore en cours), nous avons cherché à analyser comment l’ensemble des codifications diététiques modernes, telles qu’elles sont institutionnellement imposées et « incorporées » (consciemment ou inconsciemment), déterminent les rapports du sujet social à son corps.

Le matériau et les analyses issus de ces travaux, par la question fondamentale de la corporéité qu’ils réactualisent, viennent étayer la problématique clinique de l’oralité et de ses dysfonctionnements.

Physiologie de l’intériorisation et expérience corporelle

Les expériences propres à la sphère orale (celles de l’absorption et de l’excrétion) sont fondamentalement constitutives de la structuration de l’image du corps (et de sa désintégration). Les théories subjectives concernant le corps digestif sont effectivement sous-tendues par des questionnements qui reformulent lors de chaque prise alimentaire les mêmes rêves, et renouvellent les mêmes appréhensions : celle de l’identification, des effets et devenir de l’objet-aliment dans l’organisme. L’épreuve digestive, sorte de physiologie de l’intériorisation, par laquelle le sujet social prend simultanément conscience de lui et des objets du réel, correspond comme le souligne G. Bachelard à « une prise de possession d’une évidence sans pareille, d’une sûreté inattaquable », et « par certains de ses faits, le réel est de prime abord un aliment » (1986, p. 169). De ce fait, la sphère digestive est le lieu par excellence des projections passionnées, des tentatives de transgressions et inventions les plus fantaisistes. Elle est aussi chargée de défis imaginaires, de semblants d’ouverture qui ne parviennent à masquer longtemps la béance du corps, ou au contraire son inquiétante boursouflure. Elle est encore le lieu d’invitations souhaitées, pourtant rendues impossibles par toute une série d’obstacles insurmontables, attribués à l’insuffisance organique ou à la défaillance de l’aliment. On voit, au travers de tant de mobilisations, combien l’aliment est fondamentalement reconstruit (culturellement et singulièrement) comme ce qui pénètre le corps, s’y transforme et le constitue, renvoyant inévitablement à toute une fantasmatique de l’attente (plénitude) et de la menace (destruction), de l’attraction et de la répulsion. « L’absorption de la nourriture par le mangeur détruit l’unité organique, et donc l’identité matérielle de l’objet consommé. » (J.-C. Sagne, 1990, p. 12-13.)

Alors les aliments, substances qui regorgent de propriétés affectives et symboliques autant que nutritives, fondamentalement soumis à des valeurs de pouvoir, sont accablés de mérite ou, au contraire, désignés comme étant irrémédiablement offensants pour l’organisme (certaines réputations, de l’ordre de la croyance, sont particulièrement coriaces)3.

Ces quelques préliminaires nous permettent de considérer l’acte d’ingestion comme une expérience périlleuse de l’ouverture, l’anatomie fantastique étant signifiée dans une polarité orale/anale qui nous renvoie bien sûr à la problématique du dehors et du dedans, et qui est en même temps « la figuration des lieux sur les origines et la mort » (P. Fedida, 1971, p. 123).

Il est encore à considérer comme une expérience spatio-temporelle primordiale. Les personnes que nous avons interviewées parlent avec insistance du haut et du bas du corps, du temps accordé à chacune des opérations digestives. Temps qui trace l’effort accompli par l’individu pour affronter et mettre en ordre la réalité intérieure, en alliance avec les exigences, consignes et réglementations instituées. Temps qui contient la patiente redite et réactualisation du jeu le plus primitif amour/haine.

Le corps « hors le temps »

Chez les personnes présentant des troubles caractérisés du comportement alimentaire (anorexie et boulimie), nous avons observé une « démétaphorisation » du corps digestif, ainsi que d’importantes altérations de l’activité de représentation, dans le sens où les processus propres à l’incorporation se trouvent carrément irreprésentables ou endommagés, que ce soit aussi bien au niveau de la pénétration de l’aliment que de son traitement. Ces distorsions portent sur les points élémentaires (points-charnières) de la structuration des représentations du corps digestif. D’une certaine façon, on peut dire que ces points forment des lignes de constitution, mais aussi de vulnérabilité et même de fracture à la fois cognitives (processus de la pensée) et corporelles (processus de structuration de l’image du corps) tout à fait signifiantes (cf. C. Durif-Bruckert, 1998).

On observe ainsi une difficulté à penser la digestion en tant que processus de transformation de l’aliment : les fonctions organiques, l’ordre des séquences digestives, ainsi que les circuits empruntés par l’aliment sont réduits (et appauvris de leur valeur symbolique), inversés, objets de confusion ou carrément méconnus. Il est fréquent, par exemple que l’estomac soit perçu comme seuil corporel infranchissable (corps coupé en deux). Dans ce cas, la nourriture repart comme elle est arrivée : elle « fait l’aller-retour ». Elle peut encore rester indemne à l’intérieur de l’estomac, enkystée en lui, comme l’illustrent les propos d’une jeune femme anorexique rapportée par H. Brush : « la nourriture solide reste en moi dans le même état que je l’ai vue » (1973, p. 115).

Il n’est pas rare non plus qu’une seule fonction ait à sa charge de porter à elle seule tout le processus de la digestion, pénalisant inévitablement l’ordre et l’aboutissement de l’acte digestif : le corps tout entier est assimilé à un estomac (« un estomac sur patte », comme l’exprimait une personne souffrant de boulimie), ou un énorme serpentin intestinal, le célèbre « corps tube » anorexique qui tend à représenter tous les appareils anatomiques réduits à un seul, révélateur aussi bien du « sentiment de fusion que de la confusion de la génitalité avec l’oralité et dans l’analité » (E. Kestemberg, S. Decobert, 1972, p. 149-151).

Les circuits, pour certains inversés, n’assurent plus les liaisons vitales d’une sphère à l’autre, les passages étroits du dehors vers le dedans, les transmutations minutieuses depuis le bord du corps jusque vers sa profondeur, le jeu des sécrétions régulées et des subtiles retenues, et surtout le retour structurant des mouvements cycliques (acheminement de l’aliment brut en nourriture assimilable, reconversion des déchets en résidus et « produits à perdre », alternances présence/absence, plein/vide, faim/satiété…).

Le corps digestif est alors identifié à un espace sans géographie, sans fond ni profondeur. L’espace intime, plus ou moins « effondré » « devient transparent » ou « compact comme une chappe de plomb ». « Il n’y a même plus de pensée, c’est une pensée qui devient chose ». « On ne peut même pas l’expliquer, c’est le chaos… Le corps n’existe même plus ».

L’aliment soustrait à tous mécanismes du traitement « devient rien à l’intérieur », « il a une valeur morte ». Ou alors il se transforme en objet persécutant, prompt à « parasiter le corps », à « l’ankyloser », « le dessécher de l’intérieur », et même « le bouffer ».

Quand la bouche devient béante, ou résolument crispée, n’est-ce pas l’appel d’une profondeur qui n’a pas rencontré les relais apaisants, temporalisant de mots justes, lesquels, en touchant la chair, créent les tatouages de la corporéité. Le corps, dont les parties extrêmes s’écrasent l’une sur l’autre, ou qui se dilate dangereusement, transforme en un terrain vague chacune des contrées que vient à dessiner la pensée. Alors asséché de ses belles énergies et fluidités, de la désaffection à l’irreprésentabilité, il s’offre au déploiement du sacrifice et au travail de la pulsion de mort. Le désir est pris en otage. Travail euphorique, s’il en est un, par la maîtrise du monde et de soi qu’il semble procurer, ou par le sentiment de pouvoir déjouer la perte (y compris par l’évitement du savoir).

Le rapport au modèle

Si l’histoire et la problématique personnelle sont tout à fait déterminante dans la mise en place d’une surcharge pondérale (ambivalence fondamentale, défaut d’investissement corporel, difficultés d’introjection et d’identification…), il nous semble qu’un certain nombre de facteurs socio-culturels sont responsables de la recrudescence actuelle de l’obésité, de la boulimie, mais aussi de toute une pathologie intermédiaire fondée sur la défaillance chronique d’un bien-être corporel et alimentaire.

Il semblerait bien que l’ordre diététique articulé à la mise en scène des images de « la perfection » fonctionne comme une voie privilégiée du contrôle social, voie permettant d’imposer avec force, ce que l’on peut appeler aujourd’hui le message du « dégraissage du corps », peut-être même à certains niveaux de la désubstantialisation du corps (idéologie de la purification du corps).

Il s’agit sans doute d’une des violences les plus sourdes, violence d’autant plus acceptée qu’elle réveille et tient en haleine un rêve humain tenace, celui d’un corps vide, vidé de sa matière, lisse de toutes les expressions troublantes qui s’imposent du dedans. Un corps sans organes.

La tyrannie des discours qui incitent l’individu à faire toujours mieux, serrent au plus près le corps, compriment les chairs, empiétant largement sur l’espace personnel des improvisations et réajustements personnels.

L’inflation de discours, qui plus est contradictoires, en arrive à faire prendre l’illusion pour la réalité, l’image pour le corps. Le sujet social, saturé par la surcharge d’informations, brouillé dans son espace privé et la conscience de son intériorité devient paradoxalement un espace indécidable, « une disponibilité livrée, adaptée à l’accélération des combinaisons » (Lipovestsky, 1988, p. 65). Ce qui dit aujourd’hui vouloir préserver l’individu risque bien de le fragmenter, de rendre friables les soubassements corporels (spatialisation, temporalisation, intégration des limites…) où se pose le centre de gravité de tout sentiment corporel4.

Notes

1 Ces études ont été réalisées auprès d’une population urbaine selon des méthodologies propres au champ ethnologique et psychosocial : observation participante, interviews, analyse de presse. Nous nous sommes également référée à la littérature ethnologique, et plus largement historique, abondante dans le domaine de l’alimentation.

2 Cette partie s’inscrit dans une étude plus globale sur les théories profanes des fonctions physiologiques. Ces représentations, solidement bâties sur des préoccupations issues du substrat et de l’expérience organique, sont avant tout un mode (très archaïque) de figuration de soi, cf. la présentation de l’ensemble de l’étude dans notre ouvrage, 1994.

3 La définition des catégories du « bon » (bon objet à garder à l’intérieur), et du « mauvais », ainsi que les figures du corps digestif sont le produit d’un discours bio-politique (la chair est « travaillée » par les fictions sociales jusqu’au plus profond de ses tissus et écoulements), et sont à appréhender comme un processus primordial d’inscription du culturel et du social dans le corporel.

4 La bibliographie est donnée p. 9 : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2211.

References

Bibliographical reference

Christine Durif-Bruckert, « Image du corps et troubles du comportement alimentaire », Canal Psy, 33 | 1998, 4-5.

Electronic reference

Christine Durif-Bruckert, « Image du corps et troubles du comportement alimentaire », Canal Psy [Online], 33 | 1998, Online since 16 juillet 2021, connection on 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2213

Author

Christine Durif-Bruckert

Maître de conférences à l’Institut de psychologie de l’Université Lumière Lyon 2, GRIC, UMR 5612, CNRS

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