Il n’est pas très aisé de décrire un ami de 25 ans. Je vais livrer quelques souvenirs partagés, tout en essayant de conserver cette qualité première de Dominique, qui le portait toujours dans sa fonction de pédagogue, celle d’être capable d’entrer dans une relation intime, avec toutefois une pudeur extrême.
Vers 1971, j’étais jeune assistant de Psychophysiologie (certificat majeur de la Licence de Psychologie). Sur la vague de 1968, j’enseignais déjà la Psychopharmacologie, et je dirigeais des mémoires collectifs de quatre étudiants, avec une soutenance où chacun devait prendre la parole… Très vite, je remarque un étudiant centrant son travail sur les antidépresseurs, à la maîtrise exceptionnelle de son sujet, une brillance dans l’élocution avec des formules très élégantes et précieuses, à la limite d’un langage « aristocratique ». En un mot, je suis subjugué par l’autorité qui émane de ce jeune homme, d’autant qu’il déborde le sujet demandé (données neurophysiologiques), pour rappeler brièvement les états dépressifs, la mélancolie et le deuil, avant de se lancer dans un vibrant plaidoyer lacanien en forme de psaumes sur les signifiants des psychotropes : Athymil, Anafranil, Conflictan, Elavil, Humoril, lnsidon, Laroxil, Ludiomil, Motival, Sinéquan, Stablon, TofraniI, etc. L’exposé était éblouissant. Impossible de ne pas y adhérer. Sa maturité était manifeste, non pas celle d’un thésard, mais celle d’un grand professionnel !
Lorsqu’en 1983, j’ai commencé les études de Psychologie à Lyon 2, je n’ai pas été surpris de le retrouver maître de conférences et responsable de la deuxième année.
Je me souviens lorsque j’ai débarqué à Bron : tous les enseignants fumaient en chaire et beaucoup d’étudiants aussi ! À un tel point, que l’on ne distinguait pas l’enseignant. Un professeur chevronné enseignait l’œuvre de Jean Piaget, mais au bout de trois ou quatre mois, il ne supportait plus notre amphi (pourtant d’un calme olympien) et il renonce à nous transmettre ses connaissances, qui nous semblaient assez confuses. La semaine suivante, Dominique Ginet reprend l’amphi, et quinze jours plus tard, nous étions en harmonie avec tous les concepts piagétiens. Et quelle année délicieuse en compagnie d’un tel professeur de Psychologie de l’enfant ! Dans l’amphi C, il développait le même charisme que dans les sous-sols de la Rue Raulin… Il ne manquait aucune occasion de donner l’historique de chaque notion, toujours assez brièvement mais en allant à l’essentiel par le tranchant de la pensée, processus Irrésistible. C’est là que je l’ai entendu parodier - avec une expression gourmande que j’ai retrouvée à maintes occasions de nos discussions pédagogiques - Alfred Binet parlant des résultats de son test Binet-Simon : « … c’est la manifestation native de la belle intelligence de l’enfant… »
Étant de plus en plus proche de lui, je l’ai vu à maintes occasions à La Doua-Lyon 1 (dans un enseignement « Ouvertures » dont j’étais responsable), donner inlassablement ses cours avec enthousiasme, auprès d’un public scientifique complètement sous le charme et qui régulièrement lui décernait une « standing ovation » (sans parler des évaluations à faire pâlir notre doyen !) et je ne peux plus compter le nombre d’étudiants de biologie qui passaient ainsi chaque année de La Doua à Bron !
Repères
Avant 1970, il n’y avait qu’une Université de Lyon répartie en plusieurs Facultés (Sciences, Lettres, Droit, Pharmacie, etc., et plusieurs écoles dont celle de Médecine).
La psychologie était enseignée par la Faculté des Lettres, qui par la suite est devenue Lyon 2.
Mais comme la Faculté des Lettres n’avait pas de « biologiste », c’est la Faculté des Sciences (qui deviendra Lyon 1) qui assurait le certificat de Psychophysiologie où j’étais jeune assistant… Dominique a commencé ses études supérieures en PCB (Physique-Chimie-Biologie), c’est-à-dire à La Doua, donc sous la bannière de Lyon 1.
PCB étant considéré comme la Propédeutique qui conduisait naturellement à s’inscrire en 2e année de Médecine, mais tout aussi bien en Licence de Sciences ou pourquoi pas, en Licence de Psychologie.
Il est vrai que ce campus avait marqué son enfance scientifique, puisqu’il avait fait PCB (Physique, Chimie, Biologie) qui correspondait à la première année de Médecine, avant de rejoindre les études de Psychologie. Il en avait gardé un attrait pour la Biologie, et la justification physiologique des quelques libations que nous nous autorisions : « l’alcool saponifie les graisses ». Les psychotropes étaient donc toujours bien présents en ces temps joyeux ! De plus, je reste persuadé que ce passage par PCB nous avait rapprochés, par le langage commun que nous retrouvions immédiatement.
Il en fut de même pour le long compagnonnage que nous avons eu dans l’enseignement de la deuxième année de Psychologie. Immédiatement, en tant que responsable, il m’avait défini les objectifs à atteindre, la méthode à employer et les modes de validations des connaissances à appliquer dans les principes. Ses principes simples me permettaient d’enseigner la Biologie à des étudiants de Psychologie, sans trop de tensions, contrairement à presque tous mes autres collègues précédents : Lyon 1 et Lyon 2 ont véritablement deux cultures très différentes et il est très facile d’aller au clash !
Notre connivence et notre amitié, nous ont toujours permis d’échanger sur les difficultés et de trouver un compromis acceptable. Il faut dire que parler avec Dominique, était relativement facile si l’on avait des arguments, et la plupart du temps, il concluait presque invariablement par un terme qui touchait au rituel : « Absolument ! »
J’ai aussi à cette époque eu l’occasion d’observer sa méthode pédagogique et j’étais assez bluffé par l’évolution de ses notes de cours au fil des années. Au début, le cours était rédigé dans la langue de Molière de sa belle écriture. Puis, progressivement, se surajoutait de petits papiers comme des intercalaires, puis ceci ne suffisait plus et c’étaient une multitude de « post-it » qui se posait, sorte de rappel du vol de la multitude de papillons colorés de notre enfance. L’exploit résultait d’avoir un débit fluide du discours, malgré les méandres d’un hypertexte dont les courants d’air agitaient les différents feuillets… J’ai bien tenté à de nombreuses reprises de lui conseiller de passer au traitement de texte, en vain… Je suis bien certain qu’il avait tout son cours en tête, et que ces différentes sédimentations colorées, n’étaient que des pense-bêtes, pour ne pas dire des objets transitionnels, dont la seule présence avait un effet anxiolytique.
À côté du tribun des amphis, il jouait un autre rôle en Travaux Dirigés où nous étions au contact, pour ainsi dire « au corps à corps ». Ainsi lors de cette « mémorable » UV de Psychologie de l’enfant où le programme était centré sur la lecture collective du « Petit Hans » : Nous devions lire ce texte au préalable, puis en TD, où il le lisait phrase après phrase. Cette lecture était bouleversante d’humanité, par l’intonation, par un commentaire par lequel il soulignait un concept essentiel : « Ça ! C’est la grammaire ! » À tout instant nous pouvions arrêter le décours de la lecture à l’issue de la phrase, poser une question ou surtout faire un commentaire, puis un autre étudiant répondait ou questionnait à nouveau. Le débat devenait général et Dominique recentrait les questions en faisant les liens avec ce qui avait déjà été lu, ou ce qui allait suivre. C’était une explication de texte avec papier-crayon, à l’ancienne ! Assez vite, Dominique était placé dans la position de Freud, et nous dans celle du Petit Hans… Lorsque nous relisions le texte par la suite, il semblait avoir changé de nature… et il en allait de même à chaque relecture la semaine suivante. De cette aventure littéraire, j’ai conservé cette idée de l’immense complexité de ce texte, que j’ai étendu aux autres textes freudiens que la première lecture ne parvient à épuiser. Il y a là une structure qui s’apparente à une fractale, et qui incite à penser le langage, tout comme l’esprit, voire l’inconscient, possèdent une telle structure. Beaucoup de textes traitant de psychologie clinique partagent cette particularité.
La validation de ce TD reposait sur un travail personnel de recherche et Dominique m’a guidé dans celle de la relation mère-enfant lors de la tétée. Je travaillais sur l’expression des émotions des humains à partir d’enregistrements vidéo d’allaitements de mère avec leur bébé d’un jour ou deux. Dominique était enthousiasmé par ces observations et nous étions fascinés par la fascination réciproque de la mère et de l’enfant. Il a conservé ce mémoire plus de 25 ans. Passionné par l’enfant, Dominique exprimait une foi absolue en son potentiel communicationnel, pédagogique et thérapeutique de la mère. À une jeune mère anxieuse ne sachant comment s’occuper de son enfant, il s’empressait de répondre : « c’est lui qui va vous apprendre, il suffit d’être à son écoute… » Toutes les personnes que je lui ai adressées étaient enchantées de ses qualités de psychologue clinicien et je crois qu’il parvenait à concilier parfaitement ces deux tâches réputées impossibles, « enseigner » et « soigner ».
Une dernière facette de Dominique était de faire cause commune avec ses étudiants et c’est ainsi que presque chaque année, comme un rituel, nous défilions sous la bannière de Lyon 2. Nous en profitions pour deviser tout au long du cortège, et souvent parler de jardinage… L’une des dernières fois, c’était contre le CPE, où les étudiants étaient particulièrement nombreux et déterminés. Je me souviens qu’il se félicitait : « la relève est prête ! »
« Restaurer » la légitimité de l’enseignant du pouvoir à l’autorité responsable
L’autorité, c’est de l’ordre d’un dire et non d’un faire : la parole structure. Elle pose un interdit qui désigne une direction pour grandir psychiquement. Cette parole n’est acceptée que si elle est attendue. Elle n’est ni violente, ni frustrante. Elle sollicite l’assentiment de celui à qui elle s’adresse. Elle est aux antipodes de l’autoritarisme. C’est ce qui suscite l’obéissance. Mais elle n’est pas dotée d’un pouvoir magique. La parole, autorité, appartient au père et elle est légitimée par un tiers : la mère. Seul cet élément de tiercéité permet la relation et de sortir d’un imaginaire.
Dominique Ginet