Psychologie et marginalité, une question de places ?

DOI : 10.35562/canalpsy.2395

p. 4-6

Text

Les propos qui vont suivre vont tenter d’éclairer le paradoxe qui concerne le rapport de la psychologie et de la marginalité économique de la société postmoderne : comment se fait-il que la psychologie y soit partout présente et que l’on y trouve si peu de psychologues, sinon masqués ?

Tant que les Trente Glorieuses ont alimenté le fantasme d’une société idéale où tout un chacun pensait trouver sa place, les pauvres avaient la leur. Il s’agissait d’une pauvreté de situation qui reproduisait un certain ordre social (Bourdieu). La société de consommation a laissé croire qu’elle était assez riche pour laisser des restes ; elle était quitte envers eux que leur marginalité économique soit vécue comme un destin individuel ou comme un modèle d’inconduite (marginaux des années 60). Pour les autres, il y avait une issue dans la lutte sociale et le militantisme.

Avec la crise et le chômage, les nouveaux pauvres sont apparus là où l’on n’avait pas l’habitude de les trouver, et en nombre étrangement inquiétant. Cette brusque révélation avec beaucoup d’autres (les illettrés par exemple) devait créer un sentiment de malaise au niveau de la société entière qui, de « bonne mère » (nourrissant tout son monde) devenait la marâtre qui distingue ses enfants des autres qu’elle exclut, sous prétexte que le meilleur gagne.

D’une misère de situation, on est passé à une misère de position (Bourdieu, 1993) qui comme toute position psycho-socio-culturelle, ne se contente pas d’être repérée (socialement), elle est vécue (d’un point de vue psychologique avec les représentations et les affects associés).

Dans les situations extrêmes, cette misère de position est l’expérience de l’exclusion où la pensée est captive d’un fantasme originaire : il y a derrière une porte fermée, des gens qui s’agitent dans des activités où le sort de l’intéressé va se jouer sans même que les protagonistes de la scène reconnaissent son existence. Cette pensée captive dans le seul fantasme de la scène primitive est contemporaine d’une pensée collective elle-même captive dans un imaginaire qui s’est trouvé vérifié dans le réel, le temps des Trente Glorieuses. Chacun sa place, résonnait, et raisonnait comme chacun son emploi. Dès lors qu’un plein-emploi, à tous, en même temps, n’est plus devenu possible, ce « plein » idéal s’est retourné en son contraire et est devenu « le vide ». Il n’y a plus d’emplois. Cette perte d’emploi a touché la société idéalisée comme une blessure narcissique et pour la réparer, se réparer, dépasser la honte, il a fallu faire une reconnaissance de dette.

Le prix à payer s’est appelé « stages, RMI… », dans une compulsion à compter, identifier toutes les plaies du corps social qui devenaient par la magie de la désignation des « ayant-droits ».

Cette fuite en avant d’un contrôle social qui se voudrait total a créé des catégories identifiées par les sigles des mesures administratives en même temps que se mettaient en place des structures intermédiaires entre le social et l’économique (entreprises, associations qui donnent des emplois, des petits boulots à ceux qui ne sont pas prêts à entrer dans le monde économique).

C’est dans le cadre de ces nouvelles structures que l’on a vu l’émergence de nouvelles pathologies sociales, liées à cette misère de position, et l’émergence de nouvelles fonctions à l’origine de nouveaux métiers. Ceci ne veut pas dire que la misère de situation n’existe plus, mais elle s’inscrit dans une reproduction sociale traditionnelle où les pauvres ont incorporé des « habitus de pauvreté » qui les excluent d’une autre façon de la dialectique honte-aide, au fondement des nouvelles marges économiques mais les préservent en même temps de pathologies sociales qui sont les signes d’une certaine acculturation.

Les nouvelles pathologies que nous qualifierons de sociales, sont la résultante de l’interaction entre une fragilité psychique individuelle et le sadisme des exigences sociales demandées à ceux qui sont le moins armés pour y souscrire ; pour preuve nous prendrons les tracasseries administratives auxquelles sont soumis les illettrés et l’acharnement « développemental » qui s’exerce sur les déprimés pour leur faire élaborer un projet. Nous trouvons dans cette compulsion de faire la preuve par l’épreuve les conduites décrites au sujet des personnes a-structurées, le problème ici c’est que ces comportements viennent de la société elle-même, qui s’obstine à trouver dans les autres la preuve qu’elle n’est pas si mauvaise.

Ces nouvelles pathologies qui empruntent toute la palette symptomatique des états limites, touchent les plus démunis parce qu’ils ne sont pas armés psychiquement. Ils n’ont pas acquis des mécanismes de défense suffisamment adaptés dans un espace culturel signifiant. Les marges économiques dans lesquelles ils vivent sont constituées d’espaces où la contradiction, l’absurde, le non-sens règnent. Leurs souffrances viennent du fait qu’ils n’ont pas trouvé de place, qu’aucun contrat narcissique ne les assigne dans « un espace où leur je puisse advenir » (P. Aulagnier-Castoriadis).

Ils se voient assignés dans une relégation sociale, et désignés par des sigles qui sont la négation la plus formelle d’une identité inscrite dans une filiation. Lorsque la dépersonnalisation est arrivée à son terme, qu’ils sont CIF, API, SDF, Rmistes, qu’ils sont reconnus dans leur indignité culturelle, et la reconnaissent comme telle en faisant une demande pour faire prévaloir leurs droits, alors on leur propose de faire le chemin inverse, dans des espaces intermédiaires que l’on voudrait transitionnels. Le passage se fait dans des structures d’accueil et de suivi où bénévoles et professionnels expérimentent de nouvelles fonctions qui n’ont pas toujours trouvé leur nom (coordinateurs, correspondants, référents, etc.). Ceux qui occupent ces fonctions dans un sous-ensemble flou entre travailleurs sociaux, formateurs, éducateurs, psychologues, psychothérapeutes, se plaignent de l’hétérogénéité des « publics » et bien vite, se disent incompétents pour contenir toutes les situations.

Ce qui est difficile à contenir, ce sont toutes ces misères d’un monde qui refuse de devoir choisir entre être assisté comme des « irresponsables » ou être « psychiatrisés » ou psychanalysés comme si leurs malheurs ne tenaient qu’à eux-mêmes.

On comprend dès lors le succès de pratiques qui sortent les uns et les autres de cette problématique. Qu’elles soient comportementales, cognitivistes, développementales, leur finalité est que l’accueilli prenne en charge son destin (autonomie, responsabilité). La société aura payé sa dette et les nouveaux professionnels auront rempli leur tâche symbolique : initiation d’une culture régie par la lutte des places (V. De Gaulejac) arrimée au mythe de la juste inégalité (Erhenberg)…Que le meilleur gagne !

De ce rapide état des lieux, volontairement grossi, on se rend compte que si la psychologie se préoccupe de la souffrance morale, de l’image et de l’estime de soi, des motivations, des conduites, etc., toutes choses que l’on entend dans les marges économiques, elle est présente partout et pourtant elle fait défaut.

Elle fait défaut pour les raisons suivantes :

  • Ces espaces ne sont pas des espaces de soins. « On est là pour trouver un travail ou un apport financier (aides, rémunérations…) », ou même si ce qu’on y fait a un effet thérapeutique, « on n’a pas besoin d’être psy pour être efficace ».
  • La deuxième raison vient peut-être des psychologues, de l’image qu’ils portent et de la représentation qu’ils se font de la psychologie. Récemment, Jacques Cosnier faisait remarquer dans Le Journal des Psychologues, que la psychologie clinique était sous influence (psychanalytique) et que celle-ci, pour des raisons historiques, était avant tout intrapsychique. Dans une perspective interactionniste, dont le modèle, l’épigenèse interactionnelle permet de dépasser nombre de faux problèmes, la psychologie clinique, en devenant interpsychique, pourrait s’amender d’un psychologisme qui lui fait mauvaise presse et trouver sa place dans le traitement des souffrances actuelles.

Exclus et exclusions

« Six millions de Français au chômage, réel ou déguisé, presque autant en situation professionnelle précaire. Parallèlement aux chiffres des chômeurs augmentent ceux des emplois à temps partiel, de 2 millions en 1983 à 3,2 millions en 1993, et des emplois à durée limitée, qui ont triplé en dix ans. Plus d’un million de Français vivent en dessous du seuil de pauvreté, c’est-à-dire dans la misère, 55 millions d’Européens dans la pauvreté. »

Tels sont les chiffres qui ouvrent ce dossier « Exclus et exclusions » dans la dernière livraison du Croquant (n° 15, printemps-été 94).

« L’entreprise taylorienne porte une lourde responsabilité dans ce qui se passe aujourd’hui : non seulement elle a réduit les métiers à des emplois, elle a vidé le travail de son sens, en expurgeant la production de toute parcelle de création. [...] Il est temps de réconcilier l’homme avec le travail. Celui-ci a souvent été perçu comme source de souffrance et d’aliénation mais la situation de plus en plus courante de non-travail devrait le faire considérer aussi comme une source éventuelle de plaisir, de création et comme médiation des rapports sociaux – que le travail au noir, le marché gris, offre à certains. En attendant, l’histoire et la psychologie nous indiquent qu’il est plus difficile de repérer l’exclueur que l’exploiteur, et donc de se battre contre l’exclusion que contre l’exploitation, d’autant que l’exclu a tendance à retourner la violence de la situation contre lui-même, devenant ainsi victime émissaire. Est-ce à dire que le train de la vie continuera de rouler en débarquant de plus en plus de passagers devenus clandestins ? Rien n’est moins sûr. »

« Il est temps de réconcilier l’homme avec le travail », telle est l’invite de Michel Cornaton pour introduire ce dossier qui interroge le sens philosophique du travail, questionne une non-révolte sociale, et fait le point également sur le RMI et l’expérience du Comité de coordination des associations d’aide aux chômeurs par l’emploi (COORACE).

Par exemple, le chômage est certes un traumatisme qui peut révéler maintes fragilités psychologiques intrapsychiques, mais il déclenche chez les autres des émotions qui ne sont pas sans réagir à leur tour sur la manière dont la personne va gérer sa perte. Cette période de déstabilisation (Mémery 1993-1994, Études pour la Direction Régionale du Travail et de l’Emploi) passe par différentes phases qui entrent en résonance avec ce qui se passe dans l’entourage. On comprend, dans ces conditions, que la personne concernée apprécie qu’on l’aide à reconstituer son enveloppe externe, avant de toucher les failles de l’enveloppe psychique interne. C’est comme cela que l’on voit le terrain occupé par des intervenants non psychologues, spécialistes de la communication, du marketing social entrer dans ce désir de réparation narcissique, ou d’efficience relationnelle, proposer des méthodes « optimistes » de développement personnel sans faire l’analyse de la part de séduction mutuelle qui entre dans une relation où le gain prime la mise. Dans le cas où il y a un effet thérapeutique réel (qui s’oppose au stage « gonflette » bien connu des gens de terrain), on peut se demander si l’efficacité ne vient pas d’un véritable travail d’élaboration fait par ces psychologues masqués, qui ne marchent à découvert que sous la protection d’un label. Ils se démarquent alors des psychologues dont l’unique référent est une clinique dogmatique et qu’à force de se positionner en « redresseurs de torts » pour les personnes accueillies et les structures qui les emploient, ne font que concourir à véhiculer une image de la psychologie tout à fait négative et doublement dangereuse. Le prix à payer, qui n’est pas uniquement économique, c’est que des psychologues sont embauchés à condition qu’ils n’en occupent pas l’espace professionnel (n’est-il pas de meilleure façon de les castrer ?), le diplôme jouant le rôle de gri-gri que l’institution porte sur elle, caché, pour conjurer le sort et se donner bonne conscience.

Une autre raison de l’absence de psychologues est que dans les marges extrêmes de l’économique, le primat d’une misère de situation est tel que la préoccupation de la survie matérielle mobilise toute l’énergie et la pensée, et qu’aucune « demande » ne pourrait faire « apparaître » le psychologue (ni d’aide morale, ni souhait de développement personnel). Le passage à l’acte légitime des interventions qui se font généralement dans des cadres thérapeutiques ou juridiques, c’est-à-dire à côté de la plaque du point de vue de la personne concernée, car dramatiquement réductrice au cadre dans lequel elle s’inscrit.

C’est ainsi que bon nombre d’acteurs du champ social se trouvent épuisés à force de jouer le rôle de conteneur radioactif (Fustier) sans pouvoir déposer et désintoxiquer toutes ces misères, sauf s’ils ont la chance d’élaborer et de capitaliser leurs expériences dans un dossier (Formation à Partir de la Pratique, par exemple). N’empêche que bon nombre d’entre eux n’ont pas la formation requise ni l’appareil institutionnel qui leur permettrait d’être qualifiés dans ces nouveaux métiers.

Si la place de la psychologie dans les marges économiques a cette position ambiguë (partout, mais pas vraiment), il faut peut-être retourner l’énoncé : quelle est la place de la misère économique dans la psychologie ? Trop longtemps, les psychologues ont laissé ce terrain aux sociologues. De la même manière que V. De Gaulejac inaugure une sociologie clinique où le fait social croise des histoires de vie personnelles et transgénérationnelles, il serait temps que la psychologie s’ouvre à la complexité (M. Pages) de ces trames existentielles qui traversent des courants et des turbulences sociales.

Bibliography

Bourdieu Pierre (sous la direction de), La misère du monde, Seuil, Paris, 1993.

De Gaulejac Vincent, Taboada Leonetti Isabel, La lutte des places, Hommes et perspectives, Marseille, 1994.

Goffman Erwing, Stigmate, éd. de Minuit, Paris, 1975.

Mémery Liliane (sous la direction de), Badiche Cécile, Drevon Martine et Huguet Jocelyne, 100 parcours d’insertion : les actions d’insertion par la formation : nouveaux rituels, études pour la Direction Régionale du Travail et de l’Emploi, éd. CLAP, 5 rue Sala – 69002 Lyon, mars 1993.

Mémery Liliane (Sous la direction de), Alkoum Rahim, Drevon Martine, Largeron Martine, Étude qualitative des stages « Retour à l’emploi », éd. CLAP, Lyon, juillet 1994.

Sibony Daniel, Entre deux. L’origine en partage, Seuil, Paris, 1990.

Tap Pierre, La société Pygmalion. Intégration sociale et réalisation de la personne, Dunod, Paris, 1988.

Revues

Connexions, n° 55 : « Malaise dans l’identification ».

Connexions, n° 62 : « Quelles interventions face à l’exclusion ».

Les sociétés contemporaines, n° 9 (mars 1992), Autès Michel, « Le RMI une politique de fortune », p. 11-26.

Sciences Humaines, n° 24 (janvier 1993) : « Les mythes modernes ».

References

Bibliographical reference

Liliane Mémery, « Psychologie et marginalité, une question de places ? », Canal Psy, 14 | 1994, 4-6.

Electronic reference

Liliane Mémery, « Psychologie et marginalité, une question de places ? », Canal Psy [Online], 14 | 1994, Online since 06 septembre 2021, connection on 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2395

Author

Liliane Mémery

Chargée d’enseignement à l’Institut de psychologie, chargée d’études et de projets au CLAP Rhône-Alpes (Comité de Liaison des Associations pour la Promotion)

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