L’écoute, la parole, l’écriture

DOI : 10.35562/canalpsy.2466

p. 4-6

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Clinique : pratique d’écoute

La clinique s’élabore à partir d’une pratique d’écoute. Écoute d’un patient qui raconte, dit ce qui le fait souffrir, comment il souffre et aussi le donne à voir, à entendre alors que sa souffrance même est pour lui inarticulable : signes d’angoisse, symptômes somatiques, repli autistique, etc.

L’écoute du clinicien met en jeu deux axes :

  1. Un axe diagnostique – qui est lecture des signes d’une souffrance psychique. Cette lecture distingue ce qui relève d’un mal de vivre propre au patient, ce qui appartient à la difficulté de vivre pour tout homme, ce qui tient aux conditions extérieures ou à des causes externes. Cette lecture opère aussi des tris, des évaluations entre ce qui peut faire l’objet d’un travail clinique ou ce qui ne peut être pris en compte. Prenons un exemple : une difficulté de lecture chez un enfant de six ans ;
    a. Elle peut être le symptôme d’une souffrance psychique.
    b. Elle peut être une difficulté instrumentale mettant en cause les conditions d’apprentissage de la lecture.
    c. Elle peut révéler des troubles de la sensorialité ou de la psychomotricité.
  2. L’écoute clinique se structure à partir de la demande d’aide du patient. Elle est ouverture d’un espace de parole autorisant l’avènement d’un sens là même où le patient se plaint de l’absurdité, l’inanité, l’inacceptabilité actuelle de ce qui lui arrive. Cette ouverture est l’axe thérapeutique de l’écoute clinique.

Cette écoute qui ouvre un espace de parole permet le déploiement des signifiants propres à un sujet, la mise en ordre et en mouvement des événements de son histoire, l’émergence des souvenirs conscients et inconscients qui donnent sens aux symptômes actuels. Écoute qui se déploie dans le champ d’une relation transférentielle. Transfert que porte et supporte le clinicien dépositaire pour un temps des fragments d’histoire, des signifiants, des projections de celui qui tente de s’expliquer avec lui-même et ce qui lui arrive.

La nécessité d’écrire

L’écriture s’impose souvent comme condition nécessaire à la mise en œuvre d’un travail clinique rigoureux. Il n’y a pas de lecture diagnostique possible sans une référence implicite ou explicite à une écriture des signes cliniques, à une mise en ordre écrite de ces signes. Dans les institutions où le clinicien travaille, il est généralement demandé d’écrire l’évaluation diagnostique des enfants ou des adultes consultants.

Il ne s’agit pas d’un travail purement formel. L’expérience clinique nous apprend qu’aucun acte d’écriture n’est sans conséquence. L’écriture fait trace. Pas seulement sur le papier : elle fait trace dans le cheminement de la pensée du clinicien, dans le cheminement de son écoute propre et dans les orientations même de son écoute.

Elle fait trace, elle trie, elle précise, conçoit et aussi censure, rejette, refoule. Parce qu’elle participe d’un travail d’élaboration, elle participe aussi d’un travail de refoulement. Nommer une structure psychique, donner une interprétation diagnostique des faits racontés, des dires d’un patient met en œuvre les déterminations symboliques qui structurent les liens entre la réalité psychique et la réalité sociale.

Plus nous recevons des personnes fragiles du point de vue de la structuration subjective plus l’incidence de la détermination symbolique de l’écrit diagnostique est forte.

L’écoute proprement thérapeutique place aussi le clinicien dans la nécessité d’écrire – dans un premier temps pour soutenir son écoute propre du patient. Il s’agit d’annotations, fragments de cure, de séances, d’entretien, qui impliquent d’abord le clinicien lui-même dans sa capacité à entendre, recevoir le dit et le non-dit de celui qui parle.

Cette écriture est souvent directement en prise avec la parole du patient : elle obéit – sans que le clinicien en ait toujours conscience – à la nécessité d’inscrire une trace à propos d’événements racontés qui n’ont pas pu trouver d’inscription symbolique vraie. (Certains enfants peuvent demander au clinicien d’écrire une lettre sur leur dessin, ou de dessiner une forme comme un bonhomme, un chapeau… un mouton !)

Cela peut être aussi la nécessité d’enregistrer avec précision certaines dates, d’écrire les rêves racontés, d’annoter des mots dont l’effet de résonance impose leur inscription pour une lecture signifiante.

Le travail d’écoute et d’écriture ne va pas sans peine et sans douleur parfois pour le clinicien quand il se fait dépositaire d’une histoire qui a été défaite de ses bornes historisantes, effacée dans ses dates, annulée dans ses inscriptions temporelles sous les coups des traumatismes.

Il s’agit là de répondre à la demande inconsciente d’un sujet en souffrance qui cherche à émerger du magma d’une existence sans limites, où les générations et les corps se confondent dans l’implacable répétition du destin.

Ce n’est pas à partir de ce qu’il observe, comprend, sait, que le clinicien écrit alors, mais plutôt à partir de ce qui fait résonance tout en demeurant énigmatique.

Tout clinicien fait l’expérience qu’à la relecture de notes prises sur le vif, d’une écriture quasi automatique, disons d’une écriture flottante, il se met à entendre ce qui dans le moment présent de son écoute avec son patient ne l’avait pas consciemment touché, lui avait même échappé. Il est mis alors à l’épreuve de sa propre division subjective. L’écriture est alors interprétante de sa propre écoute.

Il serait absurde et inacceptable du point de vue de la pratique clinique de croire en une écoute qui serait enregistrement pur et exhaustif du dire du patient.

Écouter quelqu’un met à l’épreuve de la parole et celui qui écoute et celui qui parle. La parole met en mouvement la division entre sujet de l’énoncé et sujet de l’énonciation.

Elle sollicite le transfert, c’est-à-dire la division interne au sujet de l’énonciation, division entre l’instance moïque, l’instance surmoïque, et le « je » qui cherche à advenir du « ça ». La mise en mouvement de la parole fait de tout « enregistrement » une violence qui rabat dans la mise à plat de l’énoncé la dynamique de l’énonciation.

Cette dynamique suppose que la parole autorisée par l’écoute du clinicien opère dans et par les effets de résonance – de vérité – de ce qui se dit, s’entre-dit, sans le savoir.

Écriture et symbolisation

Écrire répond à une exigence de symbolisation de la pratique clinique. La clinique du sujet parlant est écoute de ce qui s’énonce de singulier, de propre à l’histoire du patient. Mais il n’y a pas de singularité signifiante sans référence à ce qui appartient à l’ensemble des sujets, à l’universel. Chacun demande à être reconnu dans son appartenance à la communauté humaine à partir de ce qui fait, pour lui, le plus question. L’écoute clinique se tient dans cette tension symbolisante entre le « je » singulier et le « nous » de la communauté. Pas de « je » sans référence à un « tu » et à un « nous ».

Cette tension symbolisante s’actualise précisément dans l’écriture des cas cliniques.

Nous connaissons tous les cinq cas cliniques de Freud, récit de cure entièrement ordonné à un impératif d’enseignement de la pratique clinique. Le cas Dora par exemple, est le récit d’une cure dans toute sa singularité. Ce récit permet la symbolisation psychanalytique du concept d’hystérie jusqu’alors utilisée comme notion de psychiatrie. Le cas Dora n’est pas une illustration objectivante de l’hystérie. Il est un cas qui ne cesse depuis qu’il est écrit d’interroger les psychanalystes sur le concept de l’hystérie et la pratique de la cure avec des patients hystériques. La symbolisation du cas loin d’être un enfermement dans des données objectives qui donneraient une forme totalitaire au savoir clinique est une articulation toujours en œuvre du savoir théorique et de la vérité du sujet.

L’écriture est la médiation par excellence de cette articulation entre savoir et vérité.

Chaque clinicien appuie son expérience clinique sur un travail de théorisation, travail qui permet que la pratique clinique se dégage de l’improvisation pure, de l’imprécision, de l’aliénation au préconçu, aux jugements a priori du clinicien, ou aux certitudes réactionnelles à ce qu’il a entendu mais ne supporte pas : plus le dire d’un patient éprouve le clinicien, plus celui-ci est tenté de comprendre vite et bien, c’est-à-dire d’enfermer dans un savoir a priori ce qui se cherche en l’autre.

L’écriture peut introduire une véritable mise en suspens du jugement a priori. En cela elle participe du temps de la symbolisation.

Écrire est la médiation même de la conceptualisation. Le passage aux concepts qui structurent toute pratique clinique exige la mise en œuvre de l’écrit. La conceptualisation est non seulement travail de théorisation d’une pratique clinique mais structure le rapport au temps de l’écoute.

S’il faut beaucoup de temps pour qu’un enfant autiste émerge de ses habitudes autistiques pour se signifier à un autre, ce temps qui se donne apparemment comme indéfini, répétitif, « intemporel », dans le rythme même des séances, prend véritablement sens de temps structurant du sujet par le travail d’écriture du clinicien à l’écoute de cet enfant. Écriture qui travaille à une « mise en conception » des signifiants propres du sujet.

L’écriture qui peut paraître plus théorique, au service d’une théorisation de la pratique, n’est pas non plus sans incidence, sans effets sur la pratique d’écoute. Le clinicien est enseigné par ceux qui lui parlent et ce qu’il symbolise à partir de son écoute se transmet aussi à ceux qui lui parlent et d’une certaine façon l’accompagnent dans ce travail d’élaboration.

Si la parole se déploie dans le transfert, l’écriture conceptualisante œuvre dans et par la transmission, ceux qui nous parlent « entendent » aussi la mise en forme et en ordre que nous mettons en œuvre dans nos écrits personnels.

L’écriture désymbolisante

Cependant, l’écriture peut être pervertie dans sa fonction de symbolisation. Elle peut être alors une construction au service d’une représentation totalitaire, d’un savoir objectif qui dépossède le patient de sa propre parole.

Ce qui met en œuvre un tel rapport à l’écriture est de l’ordre d’un désir de pouvoir sur l’autre, de maîtrise imaginaire de la parole de l’autre, jamais absent du rapport inter-humain et particulièrement risqué dans la relation dite psychothérapeutique.

Cette écriture se défait d’une éthique rigoureuse de la transmission. Elle est faite pour donner à voir ou faire valoir. Comme si la production en tant que telle justifiait du sérieux du travail, de la compétence du thérapeute !

Écouter quelqu’un pour prendre possession d’une notion ou d’un concept pervertit et la clinique et la théorisation de cette clinique. Le pire c’est que les « patients » peuvent se prêter à cette observation tant il est vrai qu’être l’objet de quelqu’un, s’aliéner au discours de l’autre est une façon de trouver sa consistance ! Mais au mieux les patients qui désirent parler s’arrêtent de le faire et se réfugient dans un mutisme qui pourra éventuellement faire l’objet d’une observation clinique !

L’éthique de la transmission

L’écriture est toujours liée à la publication même si elle ne sort pas des carnets du clinicien qui ne publie pas ses écrits.

Elle est liée à la publication de deux façons. La première, du fait qu’écrire est toujours plus ou moins une réponse à un texte lu, donc publié. Mais encore elle est – quelle que soit sa destinée effective – susceptible d’être lue par d’autres, et dès lors toute écriture s’inscrit dans le domaine public. En particulier lorsqu’elle sert à la constitution d’un dossier qui peut circuler au sein d’une équipe et parfois ailleurs que dans le service où ces dossiers sont écrits. Les écrits peuvent être lus par d’autres que le ou les cliniciens directement concernés et cette lecture dessaisit le clinicien de sa production, elle ne lui appartient plus en propre.

Ce dessaisissement, cette circulation de l’écrit, cette transmission fait que ce qui a pu prendre forme à partir d’un espace privé, d’un espace intime, d’une parole qui touche la vie privée, intime, d’un sujet, se déploie dans un espace public, un espace institutionnel, social.

Ce déplacement qu’opère l’écriture du privé au public structure la relation clinique à condition toutefois que ce déplacement se réalise dans le respect d’une éthique de la transmission (cf. plus haut). Éthique qui interdit d’écrire tout ce que dit un patient, tout ce qu’on a observé de lui, non seulement parce que le passage à l’écrit rend impossible le tout de l’expression, mais encore parce qu’un tel passage se confronte à l’exigence du respect de l’espace privé de quelqu’un. Cette exigence doit interdire de divulguer les notes de ce qui appartient effectivement à la vie intime, aux secrets familiaux. Ils peuvent être confiés à un thérapeute, ils ne peuvent pas être publiés, pas plus qu’ils ne peuvent faire l’objet d’une information sur la scène institutionnelle. Quand Freud écrivait à partir de cas cliniques il attendait pour publier que des années soient passées pour que les faits rapportés ne soient plus identifiables à une personne donnée dont il censurait, bien entendu, le nom. Et il prenait soin le plus souvent de demander l’autorisation à ses patients de publier ce qu’il avait appris d’eux.

Ces règles strictes garantissent les conditions nécessaires à l’écoute clinique, à son articulation écrite, à sa théorisation.

References

Bibliographical reference

Sophie Boutin, « L’écoute, la parole, l’écriture », Canal Psy, 17 | 1995, 4-6.

Electronic reference

Sophie Boutin, « L’écoute, la parole, l’écriture », Canal Psy [Online], 17 | 1995, Online since 09 septembre 2021, connection on 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2466

Author

Sophie Boutin

Psychanalyste

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