De quelques enjeux contre-transférentiels

DOI : 10.35562/canalpsy.2587

p. 8-9

Text

Exercice libéral et exercice en institution : antithèse facile, mais trompeuse si l’on ne précise pas ce qu’on compare. Tels psychologues installés comme formateurs indépendants et facturant leurs services à des institutions pour des contrats relativement importants (et parfois plus stables que bien des emplois à durée déterminée) peuvent ne différer de certains vacataires salariés que par le statut juridique de leur rémunération.

Inversement de nombreux thérapeutes en institution, juridiquement salariés, ont négocié une indépendance et une extériorité par rapport à la vie institutionnelle qui autorise une pratique très proche de l’exercice en cabinet ; et plus nombreux encore sont les « intervenants extérieurs » salariés pour des missions de supervision, d’analyse institutionnelle ou de régulation d’équipe. Statut juridique, statut économique, et statut symbolique ne se recouvrent donc pas toujours.

Même à position équivalente, la comparaison peut conduire à des conclusions différentes selon qu’il s’agit par exemple d’examens psychologiques, de demandes ponctuelles d’aide psychologique, de psychothérapie ou de formation, ou a fortiori d’une des multiples combinaisons de ces fonctions qui peuvent remplir la semaine d’un même praticien. Encore, parce que nous en ignorons tout, laisserons-nous ici de côté la pratique de la psychologie en milieu industriel et tertiaire marchand.

L’impossibilité d’un tableau exhaustif incline à viser plutôt une grille d’analyse théorique. Aussitôt surgit la notion de cadre. Les praticiens la réduisent souvent à l’ensemble des concomitants matériels et spatio-temporels de la pratique, et aux stipulations contractuelles qu’ils ont eux-mêmes édictées : assez loin donc de sa valeur conceptuelle initiale (l’invariant du processus). À vrai dire, ils en parlent surtout quand ils l’estiment attaqué – par l’autre évidemment, à la rigueur par leurs propres passages à l’acte. Et l’on voit alors qu’au moment même où ils évoquent les mises en cause de ce « cadre externe », ils parlent en fait de leur cadre interne, et plus précisément des pare-excitations qui les protègent des aléas du contre-transfert.

Nous considérerons donc les variations du cadre externe en tant seulement qu’elles affectent (avec de considérables variations selon les personnes) les conditions structurelles des processus transférentiels et contre-transférentiels. Nous nous en tiendrons ici aux seconds. Et nous noterons d’autre part au préalable que la psychanalyse tiendra une grande place, quoique non exclusive, dans cette réflexion, non seulement parce que le lecteur a déjà compris qu’elle nous fournit le gros de nos références théoriques, mais aussi parce que, sur le terrain des pratiques, l’exercice libéral est littéralement hanté par le modèle d’inscription sociale de la psychanalyse, y compris et parfois plus encore pour ceux qui se recommandent d’autres appartenances.

Une première série d’éléments entrent puissamment en résonance avec des thèmes de castration, dans une opposition (qui, selon les personnes, peut jouer dans les deux sens) entre la dépendance infantile vis-à-vis des objets parentaux réels et l’identification à la position parentale elle-même. Pour les uns, le cocon du cabinet évite le risque des jeux de rivalité et de séduction dont l’institution est le redoutable théâtre. Pour d’autres, plus nombreux, c’est l’accès à l’exercice libéral qui fait effet de rituel initiatique très semblable dans sa forme à ceux de la sortie d’adolescence : fierté et culpabilité de s’approprier un espace à soi ; inquiétude de s’aventurer dans la supposée jungle des rapports marchands, souvent symbolisée par des rapports ésotériques avec le fisc et l’administration ; fierté et culpabilité d’un rapport à l’argent plus risqué pour soi et aussi plus dur à l’égard des « objets » de pratique ; fierté et terreur de se retrouver « sans filet », seul comptable et seul juge d’éventuelles erreurs qu’on fantasme mortelles pour ceux qui se remettent entre nos mains.

Pour ceux qui reçoivent des enfants, c’est souvent le rapport aux parents qui condense cet effet d’épreuve initiatique : comme si les recevoir en son nom propre, et nom en tant que représentant d’une puissance sociale par essence gigantesque, c’était être à la merci d’un flagrant délit d’imposture, imposture de se présenter soi-même en parent des parents. Inversement, recevoir des enfants est souvent un moyen terme pour débuter, comme si c’était être encore enfant, et par là faire preuve d’une prétention moins démesurée, quitte quelques années après, la confiance en soi mieux armées, à les remplacer progressivement par une clientèle d’adultes. Bien entendu une telle distribution fantasmatique est sans corrélation aucune avec une quelconque « échelle de difficulté » objective.

Ces connotations d’épreuve de castration rendent un retour dubitatif sur ce que recouvre souvent l’invocation d’une « fonction tierce » de l’institution. Vertueuse couverture théorique : mais cette supposée triangulation ne masque-t-elle pas l’appel panique, contre un objet de pratique devenu persécuteur, à un objet protecteur, le plus souvent un supérieur hiérarchique, dont la nature « paternelle » mériterait au minimum analyse plus approfondie ? On sait l’aptitude de l’institution à s’offrir comme surface de projection à des fantasmes clivés de persécution et d’idéalisation… fantasmes que la solitude du cabinet prive parfois cruellement de destinataire.

Et pourtant, l’institution opère bien comme tiers, non quand on l’en supplie comme une divinité, mais dans le silence de la quotidienneté, par l’intrication de ses multiples acteurs (administration, hiérarchie, collègues de la même ou d’autres professions, objets de pratique), avec tout ce que cela implique d’alliances et d’antagonismes, de gêne aux entournures et de sécurité dans le jeu d’équipe, de blessures narcissiques et de complaisance dans un moi idéal collectif. Et là aussi le sens peut s’inverser, le cabinet s’associant à une tentative de repli sur une relation exclusive à un « objet à aider », vis-à-vis duquel on rêve de monopoliser la toute-puissante sollicitude d’une mère sans défaut.

Une autre série de différentiateurs module les possibilités de transposition, dans la pratique du psychologue, de la « règle d’abstinence », et, par là, la nature même de sa pratique. L’exercice libéral réduit en effet presque à néant les possibilités d’intervenir dans la réalité de l’objet de pratique ; son environnement familial, scolaire, ou social, ses conditions matérielles de vie, échappent radicalement. Alors qu’en institution, ces possibilités d’intervention, même réduites, sont en général encore assez consistantes pour entretenir une croyance dans sa propre puissance sur la réalité (vite justifiée en devoir d’intervention), fût-ce en faisant jouer le réseau global des institutions médico-socio-pédagogico-judiciaires. Plus radicalement, font défaut en cabinet les sources même d’information sur cette réalité. On ne sait en gros des gens que ce qu’eux-mêmes en disent, et les informations d’origine latérale apparaissent même vite comme parasitaires.

La pratique en institution est donc compatible avec un jeu d’alternance ou de compromis, plus ou moins limpides, entre des enjeux fondamentaux qui sont pourtant plus souvent contradictoires entre eux que synergiques : mission publique de régulation sociale au nom d’un modèle de « santé psychique » cohérent avec les modèles sociaux dominants (et le cas échéant rhabillé en « demande » implicite ou inconsciente, interprétée à partir de la demande explicite ou de l’absence de demande exprimée) ? « Vente » d’un service déterminé par la demande explicite ? Aide au processus d’élaboration fantasmatique du sujet sans parti pris sur ses décours et ses aboutissements ?

L’exercice libéral rend pratiquement impossible la dominance du premier de ces enjeux, ce qui peut plonger les uns dans un sentiment d’impuissance insupportable, et donner aux autres une rassurante protection contre la « tentation de la réalité ». En revanche il exacerbe la contradiction entre les deux dernières, puisque la « demande » explicite est bel et bien une demande économiquement solvable dont dépend la survie du praticien. De ce point de vue, la loi de l’offre et de la demande n’est pas moins impitoyable pour les psychologues que pour quiconque, et la croyance dans les vertus du triptyque « frustration-régression-transfert » est bien fragile face à la rareté… de la demande.

Cette ligne de partage est directement héritée des deux sources de la médecine aliéniste – médecine d’asile et médecine de ville. Alors que la distinction s’est estompée pour la psychiatrie contemporaine avec la socialisation de la médecine de ville (remboursement des soins) d’une part, et d’autre part la dilution des contours de l’hôpital psychiatrique du fait de la sectorisation, elle reste pour les psychologues en pratique libérale gelée par l’exclusion des actes de la nomenclature de la sécurité sociale.

Ces conflits d’allégeance à des enjeux sociaux culturellement déterminés se déclinent aussi, pour le praticien, dans le registre des sources de légitimité. De quoi suis-je institué, et de qui me sens-je autorisé à me recommander ? De mon diplôme ? De mon embauche ? D’une allégeance à une mouvance, qui peut n’être que subjective, ou peut être entérinée par un rituel plus ou moins exigeant d’affiliation à une organisation ? Là encore l’appartenance institutionnelle peut être pour un psychologue le théâtre d’un conflit de légitimité, le plus souvent entre la hiérarchie (le payeur) et les objets internes du praticien (ses maîtres ou la communauté de ses pairs). En exercice libéral en revanche, il est seul avec ses objets internes idéalisés, qui ne sont pas forcément les plus faciles à satisfaire. Et c’est peut-être bien, finalement, ce qui en fait l’ultime spécificité : cette solitude peuplée d’ombres que peu de circonstances externes viennent masquer, et où travaille en toute nudité la question des positions identificatoires qui ont conduit chacun à revendiquer cette place-là.

References

Bibliographical reference

Catherine Ménassé and Alain-Noël Henri, « De quelques enjeux contre-transférentiels », Canal Psy, 23 | 1996, 8-9.

Electronic reference

Catherine Ménassé and Alain-Noël Henri, « De quelques enjeux contre-transférentiels », Canal Psy [Online], 23 | 1996, Online since 30 août 2021, connection on 03 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2587

Authors

Catherine Ménassé

Psychologue, psychothérapeute

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