L’usage en médecine occidentale est de privilégier un fragment du corps en tant que porteur du symptôme qui attire l’attention. Comme si la maladie était étrangère au sujet, ce qui esquive la perception d’une rupture dans son propre équilibre interne. En corollaire, le médecin « occidental » somaticien adopte volontiers une attitude directive encouragée par une technologie intrusive mais banalisée qui dévoile et pénètre non pas tant le corps – entité psychosomatique – qu’un soma défaillant « parcellisé » à traiter. De même le psychiatre qui s’attache à la cause biologique et au signe visible adhère à la classification actuelle américaine a-théorique des « troubles » (DSM IV) mais s’éloigne d’une vision intégrative et psychodynamique de la pathologie mentale.
L’efficacité d’une telle conception médicale devrait conduire à en discuter le prix dans tous les sens du terme ! Elle s’effectue au détriment d’une clinique plus personnalisée, de l’expression du mal-être derrière la somatisation ou le trouble mental. Elle restreint la parole libre, dérangeante au sein d’une bio-mécanique somatique ou cérébrale dans laquelle on s’efforce de remettre de l’ordre. Par ailleurs, le corps de cette médecine a besoin d’une représentation composite et fragmentable pour faciliter les chimiothérapies uniquement symptomatiques, les gestes chirurgicaux réparateurs allant jusqu’aux remplacements des « pièces » défectueuses avec les transplantations d’organes. Mais cette représentation du corps malade n’est pas forcément celle des patients. Et si ces traitements contemporains assument la restitution d’un bon fonctionnement somatique, ils laissent à la charge du malade les répercussions psychologiques qui ne manquent pas de se produire dès lors qu’il y a atteinte de l’intégrité corporelle.
C’est que ce même corps est aussi celui qui a servi de base à l’élaboration du Moi. Des liens se sont tissés entre soma et psyché grâce aux mouvements intriqués et successifs motivés par un pulsionnel ancré dans le charnel, le sensible, l’émotionnel, débouchant sur des représentations mentales. Un continuum plus ou moins conscient s’installe entre le corps (réel) et l’Image du corps (imaginaire) en tant que représentation internalisée, narcissique du Moi ; le sujet habitant affectivement et identitairement sa chair à des degrés divers. Autrement dit, les soignants ne sont-ils face qu’à un soma « chosifié » ?
Pour certains patients, la distance entre corps et Image du corps rejoint le clivage médical psyché/soma. Le Moi, sorte de construction intellectuelle, relève de déterminants essentiellement comportementaux et cognitifs, d’affects contrôlés participants peu ou pas à l’équilibre général, le corps est machinique (état conduisant aux organisations dites psychosomatiques). Les symptômes sont à éradiquer, la maladie sans réelle résonance avec leur histoire personnelle perd sa signification éventuelle. S’accommodant bien de la rationalité technologique, ces patients sont cependant à la merci d’un retour « intempestif » de leur Inconscient dans l’orchestration médicale pourtant bien réglée.
À l’opposé (dans une distinction sans doute trop schématique), pour d’autres patients, le vécu d’organes en tant que supports d’identité est aussi profond que la conviction de liens indéfectibles psyché-soma. Dans ce cas, plus une intervention médico-chirurgicale agressera le corps, plus elle sera perçue comme dommageable non pas tant au corps lui-même qui se doit d’être mécaniquement réparé qu’à son Image imprégnée de subjectivité et d’affectivité. Les symptômes ont un sens plus large que d’être simples indices pathologiques. Pour cette raison les soins partiels, en général acceptés, sont cependant parfois doublés d’un recours aux médecines douces censées (mieux) considérer le Moi unitaire.
Des explorations somatiques sophistiquées au rapport affectif du sujet à son corps, de la violence faite au soma à l’investissement personnalisé glissé dans la chair, autant de points soulevés qui méritent, pour être pris en compte, de confronter les disciplines médicales et psychologiques… qui s’ignorent plus souvent qu’elles ne se rencontrent. Pourtant la qualité de la prise en charge en dépend. Au risque de voir, par exemple, un médicament localement efficace ou une chirurgie techniquement réussie être mis en échec par un patient qui ne retrouve pas son équilibre psycho-corporel. C’est qu’il n’a pu ni (faire) entendre quelques « cris » du corps, ni amorcer le deuil de sa partie malade ; en fin de compte il ne peut réaménager l’Image du corps pour intégrer l’atteinte somatique.
Il faut alors s’interroger sur la communication médecin-patient, sur la place accordée à l’émotionnel et à la parole qui devraient trouver écho dans la relation de soutien ou dans le transfert d’une psychothérapie complémentaire si besoin. Mais le recours aux autres thérapies est souvent négligé. Pourtant celles à méditation corporelle (relaxation, danse-thérapie…) sont d’autres points d’entrée thérapeutique face aux somatisations (surtout si elle constitue la seule « parole » du malade) en jouant sur le tonus et la kinésique pour mobiliser, grâce aux liens internes pré-existants, l’émotionnel et le psychique. Il existe aussi des programmes de gestion du stress, de (ré)apprentissages comportementaux et cognitifs s’adressant moins à la psychodynamique du sujet qu’aux renforcements de ses mécanismes adaptatifs.
Il faut aussi conforter le dialogue avec le personnel infirmier qui a la charge d’exécuter le traitement prescrit mais aussi celle de soigner ces corps par des gestes de nursing, d’apaisement des besoins, lesquels participent au mieux-être autant que le soulagement procuré par leur écoute empathique et leur attitude de réassurance.
Les médecins, les psychosomaticiens, les psychologues, les divers thérapeutes, le personnel infirmier sont également concernés pour articuler leurs savoirs respectifs. Fonctionner en réseau dans une interaction concertée permet d’optimiser l’efficacité des soins et contribue, considération aujourd’hui importante, à en abaisser le coût économique.