À la recherche des normes perdues
La multiplication des codes, chartes et autres recommandations1 peut-elle être considérée comme un signe des temps modernes ? Elle se déploie sur fond de recul de la religion, de chute des idéaux, de destitution de la morale traditionnelle. Notre époque, déboussolée, dit-on, a perdu le nord des normes et des repères en vigueur jusque-là. L’évolution sociale et les progrès des techniques bio-médicales ont reculé sans cesse les limites du possible et de l’impossible. « Jusqu’où peut-on aller trop loin ? » se demandent avec effroi nombre de chercheurs devant les perspectives de manipulations génétiques et le risque eugénique. Certains tel le professeur Testard ont préféré arrêter leurs travaux. D’autres cherchent la réponse dans les discours intégristes qui clôturent la question dans la pensée unique. Beaucoup se tournent vers le législateur qui répond toujours en retard et pas à tout, avec le risque que trop de droit tue le droit et la liberté qu’il autorise.
Reposée avec vigueur, la question de la folie et de la raison hante l’humanité depuis toujours, à travers les figures mythiques de Prométhée à Frankenstein2. Les tentatives de maîtrise absolue de la vie et de la mort se heurtent à la complexité du réel et à l’obscurité du désir inconscient. Parce qu’il n’est pas programmé comme une machine ou un animal, l’homme reste soumis à l’aléatoire de « ce qui peut arriver » aujourd’hui ou demain, à la surprise de la rencontre intersubjective. Depuis Copernic nous savons que l’homme n’est pas le centre du monde, et, avec Freud, qu’il n’est pas maître en sa demeure, divisé par sa confrontation aux pulsions et son rapport à la parole.
Devant cet aléatoire, l’homme balise et tente de le réduire par la connaissance scientifique qui permet quelques probabilités, et la mise en place de régulations socioculturelles : lois, us et coutumes, règles professionnelles, qui traduisent notre obéissance à d’autres lois, celles de la parole et du langage. Les limites vivantes des interdits fondateurs de l’humanité (inceste/meurtre) opèrent toujours à l’articulation du possible et de l’impossible : c’est interdit parce que c’est possible ! Si nous savions d’avance que faire parce qu’entièrement programmés, il n’y aurait ni débats autour d’un code de déontologie ni réflexions sur les conditions de l’interprétation au cas par cas supposées par la démarche éthique.
« L’animal universitaire » ne fréquente pas la faculté seulement pour acquérir des connaissances et un diplôme mais aussi pour se poser la question de sa place en interrogeant son rapport au savoir et les conséquences de sa pratique. En psychologie, particulièrement, la rigueur méthodologique relève tout autant du souci de scientificité que de l’exigence minimale de ne pas projeter ses affects, opinions et impressions sur le patient ou le client. Le cadre technique tire son efficace de la position subjective du praticien et non de l’application scolaire d’un schéma pré-établi valable dans n’importe quelle situation. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » prophétisait un certain Rabelais. Sans balises et sans réflexions sur son acte, le « psy » ne risque-t-il pas de « faire de la législation sur le subjectif » comme dit P. Legendre, c’est-à-dire d’entrer y compris à son insu dans toutes sortes de manipulations dont personne ne sort subjectivement indemne ?
L’éthique ne cesse de poser la question des choix, du positionnement subjectif nécessaire à une véritable décision. Codifiée par et pour une profession particulière, la déontologie propose des normes régulant les rapports des psychologues avec les clients, le public, les collègues, quelles que soient les institutions où ils exercent (hôpital, entreprise, cabinet). Son élaboration est étroitement liée à l’histoire de la profession.
La déontologie à l’épreuve de l’histoire d’une profession éclatée
La psychologie naît avec le xxe siècle de la demande sociale. À la suite des lois instaurant l’instruction obligatoire (Jules Ferry) et interdisant le travail des enfants, il s’agit de comprendre, pour les orienter, les inadaptés au système scolaire : graines de délinquance en mal d’éducation ou malades pré-disposés pour la névrose et la folie ? Binet et Simon inventent les premiers tests d’intelligence et le fameux QI. Puis Jean Piaget développe ses travaux. L’essor industriel et économique confronte la société à de nouveaux problèmes (recrutement, ergonomie, relations humaines). Il faut gérer les traumatismes dus à deux guerres mondiales. La psychiatrie s’ouvre à la dimension psycho-dynamique révélée par la psychanalyse freudienne.
Par la diversité de ses modes et de ses lieux d’exercice, par la différence des niveaux d’étude et de ses statuts, la psychologie reste une profession éclatée même si la loi de 1985 sur la protection du titre et la reconnaissance des formations validantes a donné une certaine unité, au moins juridique, rassemblant les « psychologues praticiens » (ayant un DESS ou équivalent), les « psychologues scolaires » (instituteurs spécialisés formés par l’éducation nationale) et les « conseillers d’orientation-psychologues » (ayant une formation universitaire spécifique). Par ailleurs, les psychologues sont réputés pour leur individualisme et ont mis beaucoup de temps pour s’organiser collectivement. Il existe de nombreuses associations et organisations professionnelles dont certaines appartiennent aux grandes centrales syndicales. À l’heure actuelle, on dénombre à peu près 20 000 psychologues en France, dont 70 % de cliniciens, un quart adhérant à une organisation (sources syndicales).
L’élaboration d’un code de déontologie, sa nécessité même, ont fait l’objet de nombreuses discussions et contestations. Elles ont accompagné les avatars historico-judiciaires de la reconnaissance progressive de la profession et de la protection du titre.
Quelques repères historiques
- Les psychologues ont leur place dans les deux grandes conventions collectives nationales, celle de 1951 (établissement d’hospitalisation privé) et celle de 1966 (établissement de l’enfance inadaptée, type IMP, IMPRO).
- En 1958, la Société Française de Psychologie (SFP) présente à ses membres des recommandations. Elles préfigurent la première version d’un code de déontologie proposé en 1961.
- Le décret du 3 décembre 1971 reste pendant longtemps le seul texte juridique de référence pour les cliniciens. Ce n’est qu’un décret d’application et non pas une loi spécifique.
- Il faut attendre la loi du 25 juillet 1985 sur la protection du titre pour que la profession soit officiellement reconnue et définie. Mais les circulaires d’application réglementant l’exercice professionnel dans tel ou tel domaine (par exemple celle du 23 juin 1992 dans la fonction publique hospitalière), sont toujours l’objet de négociations, voire de contestations de certains employeurs. Le flou entretenu jusque-là par le relatif vide juridique avait laissé se développer certains abus, compromis voire compromissions. Dans chaque institution, les psychologues ont eu à s’organiser pour défendre l’application de la loi dans ses conséquences sur l’autonomie technique, la répartition hebdomadaire du temps de travail, etc.
- En 1987, l’ANOP3, une autre association de psychologues, propose son propre code de déontologie. Si chaque organisation élabore le sien, la multiplicité des codes de déontologie peut être considérée comme un indice d’explosion de la profession. Les psychologues interviennent partout et proposent même au public, comme à Lyon en 1986, leur « mode d’emploi ».
- En décembre 1993 ont lieu à Marseille les premières rencontres professionnelles, dites « d’euro-éthique », des psychologues de l’Europe du sud.
- En juillet 1994, la SFP4, l’ANOP et l’AEPU5 créent un groupe de concertation, 73 psychologues travaillent sur le projet d’un code unique, tenant compte de la charte européenne des psychologues votée à Malte la même année, des différents codes étrangers (États-Unis, Allemagne, Espagne), du nouveau code de déontologie médicale français, et des éléments juridiques. Mais d’autres associations professionnelles, comme la CNRSPP6, ne s’y retrouvent pas, critiquant la nécessité même d’un texte normatif se rajoutant à la loi commune et son corporatisme sous-jacent.
Aurélie Desmé
Du début, les débats sur la déontologie ont été mêlés aux discussions sur l’identité du psychologue, enjeux dans les négociations avec les pouvoirs publics. Ainsi, d’une certaine manière, la profession s’est organisée à partir de la divergence d’analyse lors de l’élaboration du statut, notamment sur la question d’un « ordre des psychologues ». On comprend dès lors que dans sa version actuelle, la dixième, le code de déontologie tente de « répondre à un critère fédérateur en éliminant le maximum de mentions particulières à tel ou tel exercice professionnel tout en balayant aussi largement que possible les situations professionnelles des psychologues » (le groupe rédactionnel du code).
Les enjeux : défense de la profession et protection du public
Même s’il travaille sous l’autorité d’un médecin-chef ou d’un directeur d’établissement, le psychologue est maintenant reconnu dans son autonomie professionnelle. Il engage sa responsabilité personnelle. Comme il n’est pas para-médical, il n’y a pas de nomenclature d’actes mais des méthodes spécifiques dont il a le choix de par son indépendance et sa compétence technique. La déontologie est une façon de réglementer l’exercice de la psychologie dans les silences de la loi, même si elle n’en a pas la force et ne tire sa valeur de contrat que pour les adhérents des organisations signataires. Cette absence de réglementation déplorée par certains est applaudie par d’autres. Pour chacun il s’agit d’assumer ses responsabilités pour que la protection du titre ne reste pas lettre morte dans la pratique, en clarifiant les valeurs guidant ses techniques et en définissant ses limites face à la demande sociale.
En rappelant clairement la nécessité du secret professionnel et de l’indépendance technique, en reprenant la notion, éthique, de consentement libre et éclairé du patient-client et celle, juridique, d’assistance à personne en danger, le texte doit servir de référence dans la défense des intérêts des psychologues qui les opposent parfois à des collègues, à des médecins-chefs ou à leur employeur. Certes, il y a eu des affaires de psychologues qui travaillent mal mais beaucoup d’autres où des psychologues ont été sanctionnés abusivement pour avoir voulu accomplir leur mission jusqu’au bout. Certaines de ces affaires suivent leur cours devant les juridictions compétentes.
Il ne s’agit pas seulement de protéger son image mais aussi les conditions de sa pratique. Il y a là un enjeu de crédibilité et de reconnaissance de ses compétences.
Il s’agit aussi de protéger le public, qu’il soit client, patient ou étudiant, contre les abus et mésusages de la psychologie. La multiplication des offres « psy-quelque chose » ne permet pas de différencier les charlatans des autres d’autant plus que la possession d’un diplôme, s’il certifie un niveau de compétences, ne suffit pas à garantir une position éthique. Au nom du principe de libre choix en vigueur dans une société démocratique, le public peut toujours s’adresser à n’importe quel praticien quitte à porter plainte en justice s’il s’estime floué. La référence à la déontologie peut être un des éléments d’appréciation, même si l’appartenance à un syndicat ou à une association ne constitue pas une garantie absolue.
Pour les rédacteurs, la refonte du code de déontologie répond à la fois à un impératif social et à un projet professionnel : à travers ce texte, c’est la question de la fonction sociale des psychologues qui est posée avec la spécificité de leur champ et ses limites.
Aperçu sur le contenu du code (version du 25 mars 1996)7
« Le respect de la personne humaine dans sa dimension psychique est un droit inaliénable. Sa reconnaissance fonde l’action des psychologues » affirme en exergue le préambule, s’appuyant comme la plupart des déontologies sur les valeurs consensuelles des démocraties occidentales : respect de la vie privée, liberté, secret, etc. Il rappelle son but de servir de règles professionnelles pour tous ceux qui portent le titre de psychologues et le rôle des organisations syndicales signataires.
Titre I : principes généraux
Les praticiens sont invités à développer une réflexion éthique et leur capacité de discernement dans la complexité des situations, dans l’observance de grands principes réaffirmés ici : respect des droits juridiques de la personne, compétence théorico-technique et limites, responsabilité dans les choix et leurs conséquences, probité dans les relations professionnelles, qualité scientifique devant pouvoir faire l’objet de débats, respect du but assigné (les moyens ordonnés aux fins), indépendance professionnelle. La « clause de conscience » doit pouvoir permettre à tout praticien de refuser de répondre à une demande s’il estime ne pas pouvoir respecter ces principes.
Titre II : l’exercice professionnel
Sont définis la mission, les droits et les devoirs des psychologues envers ses clients, ses collègues, les médias, en référence à son statut juridique, son niveau de compétence, la spécificité de son champ. Est rappelée la nécessité du travail d’élaboration théorique dans le double but de fonder scientifiquement sa pratique et de l’apprécier de façon critique.
Titre III : la formation du psychologue
Pour les enseignants comme pour les étudiants, les exigences universitaires doivent rester compatibles avec le respect des principes énumérés précédemment. La pluralité des cadres théoriques et l’ouverture sur d’autres disciplines sont prônées comme moyens d’éviter l’endoctrinement et le sectarisme et de prendre la distance nécessaire à la confrontation critique et au choix.
Commentaires pour ouvrir le débat
Un tel code, on l’a vu, émane d’une partie de la profession dans le contexte de la reconnaissance de son statut. Il ne fait donc pas l’unanimité et résulte forcément d’un compromis de négociations. Certains critiquent son aspect normatif voire moralisateur. Il est vrai que le concept de « personne » mériterait une appréciation critique comme l’on fait en leur temps des philosophes comme L. Seve, G. Politzer ou G. Canguilhem8. Ce code a le mérite d’exister mais son existence est contestée. Pourquoi en effet vouloir réglementer ce qui peut, après tout, relever de la loi commune et se résoudre pour certains points, par l’amélioration de la formation universitaire ?
Un tel texte n’a pas force de loi mais a une valeur consensuelle, de portée seulement nationale. Le problème reste entier de son application et de l’instance chargée de son contrôle. Un ordre des psychologues, à l’instar de celui des médecins ne jouerait-il pas très vite celui d’une police professionnelle ? Rien n’est tranché puisque les signataires proposent la création d’une commission inter-associative nationale d’application du code de déontologie. Enfin, le contrôle par des pairs, sans tiers, ne met pas à l’abri d’une dérive dans la complicité ou la duplicité.
La déontologie participe des différents discours normatifs comme le droit, la morale, la religion, la philosophie. Quand l’éthique se réduit à un code, elle devient une déontologie au lieu de rester ce questionnement ouvert par l’inattendu du cas où se pose le problème de l’acte : que faire ? La réflexion éthique nécessite l’articulation de ces discours, dans une vraie pluridisciplinarité, pour répondre, à l’heure du choix, le plus rigoureusement possible, dans une démarche rationnelle visant à éclairer l’acte et ses conséquences, sans oublier la prise en compte de la dimension inconsciente de tout acte. Elle ne consiste jamais à colmater le champ du questionnement mais à œuvrer aux conditions qui autorisent l’interprétation nécessaire pour trancher.
Pour résoudre les problèmes complexes des situations humaines, nous n’avons pas d’autres choix que de nous parler à condition que chacun s’engage dans sa parole et soutienne ce qu’il avance dans un discours non totalitaire. La question éthique ne se pose que pour les êtres parlants. Jamais normative, elle interroge ce qu’il convient de faire et dont chacun a à répondre (respons-abilité). Elle ne propose donc pas de standard mais une référence-loi universelle à trouver à chaque fois dans le singulier du cas9.
Parce qu’ils concernent des métiers relationnels, l’enseignement de la psychologie et la formation des psychologues nécessitent plus que jamais, à côté des enseignements théoriques, des espaces de parole dont les formes sont à créer. Il me semble que ce journal est l’un d’eux. Le débat reste ouvert.