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La littérature, que ce soit dans le domaine de la psychanalyse, de la psychologie clinique, sociale ou encore génétique et cognitive, foisonne d’ouvrages prônant l’importance du jeu chez le jeune enfant. Les uns s’attachent par exemple à son rôle d’exutoire qui permet à l’enfant de vivre son identification aux parents à travers le « faire semblant », les autres y voient l’un des instruments de la socialisation de l’enfant, d’autres encore, et nous en sommes, s’intéressent plus particulièrement au jeu, à la fois comme produit et comme outil de la construction de la pensée symbolique. Si les différents points de vue existants ne s’excluent pas forcément les uns les autres, et paraissent même le plus souvent complémentaires, leur diversité nous oblige cependant à définir ici assez précisément celui dans lequel nous nous inscrivons.

Le jeu du « petit sujet épistémique »

Notre cadre de référence est celui de l’épistémologie génétique cognitive de Jean Piaget, dont les caractéristiques essentielles pour nous sont les dimensions constructiviste, interactionniste, et intégrative.

Dès le stade sensori-moteur (de 0 à environ 2 ans), l’intelligence de l’enfant se construit à travers la coordination de deux invariants fonctionnels universels : l’assimilation et l’accommodation. Pour le jeune sujet, l’assimilation consiste à appliquer les moyens dont il dispose (d’abord des réflexes, puis des schèmes, et plus tard des structures) au réel, c’est-à-dire aux objets et aux personnes qui l’entourent. Et bien sûr, parfois le réel résiste : on ne peut pas saisir un gros objet avec une seule main, la peluche qu’on jette par terre ne produit pas l’agréable vacarme du hochet en plastique. Le sujet va donc petit à petit accommoder ses conduites en retour… et se construire de nouveaux moyens.

Piaget (1989) situe la naissance du jeu dès le second stade du niveau sensori-moteur. Lors de celui-ci l’assimilation prime sur l’accommodation, c’est-à-dire que l’enfant répète les schèmes dont il dispose, par pur plaisir fonctionnel (qui n’a jamais observé un bébé s’amuser visiblement à balancer indéfiniment un objet sonore puis le regarder ?). Un peu plus tard ce simple plaisir fonctionnel deviendra plaisir d’être la cause d’un événement. L’enfant va ensuite commencer à ritualiser ses jeux : on approche de la symbolisation à cause du détachement du contexte, mais les objets utilisés appartiennent encore à ce dernier (l’enfant saisissant un oreiller suce son pouce et fait semblant de dormir pendant quelques secondes). Ce n’est qu’entre un an et demi et deux ans qu’apparaissent effectivement des schèmes symboliques par combinaison avec l’imitation interne ou différée (qui, elle, prolonge l’accommodation) et que l’enfant commence à faire « comme si », en détournant un objet de sa fonction pour lui en prêter une autre.

Au stade symbolique (entre 2 et 6 ou 7 ans), le jeu d’imagination sera tout d’abord une transposition symbolique qui soumettra le réel à l’activité du sujet, c’est-à-dire au moi, sans règles ni limitations. C’est la période durant laquelle l’enfant fabule le plus (c’est parfois pour chercher des explications à des problèmes posés par le réel, auquel cas il ne s’agit plus de jeu mais de conduite adaptative) pour le simple plaisir d’exercer son imagination, et tout en étant conscient de le faire. C’est avec la socialisation que le jeu se donnera des règles, quand l’enfant l’accommodera et l’adaptera aux données du réel (Piaget, 1992).

Avec l’avènement de la réversibilité et l’entrée au stade opératoire concret (6/7 à 11/12 ans), les règles du jeu, bien sûr, iront en se complexifiant, et dans de nombreux cas, interviendra une fonction de compétition dans l’exercice du jeu. Celle-ci n’exclut cependant pas le plaisir fonctionnel, ce qui explique la difficulté de classer les différents jeux enfantins. Nous n’avons pas la place nécessaire ici pour développer ce classement, et nous renvoyons notre lecteur à la théorie du grand épistémologue.

Ces quelques jalons posés sont pour nous autant de points de repère pour situer ce que nous pouvons observer sur le terrain.

Le jeu de « l’enfant de Vaulx-en-Velin »

En effet, Piaget avait conçu le développement des connaissances de l’individu dans une constante interaction entre lui-même et le milieu, mais en tant qu’épistémologue, il s’est évidemment assez peu attaché à décrire les composantes de ce milieu, leurs qualités, et la nature des interactions qui pourraient solliciter le sujet d’une manière plus efficace qu’une autre : tel n’était pas l’objectif de sa carrière. C’est cependant exactement le nôtre, en tant que psychologue, puisqu’il s’agit pour nous de remédier aux cas pour lesquels, justement, le développement ne correspond pas à celui du sujet épistémique.

Depuis 4 ans, nous sommes en effet confrontée au terrain des enfants en difficulté d’apprentissage, notamment au sein de la Recherche-Action-Formation du Pot Carron à Vaulx-en-Velin (Zone d’Éducation Prioritaire), mise en place par des enseignants d’écoles primaires et maternels. C’est ainsi que notre équipe (3 psychologues cognitivistes) entreprit, en cycle 1 et 2 (maternelle, CP et CE1), une recherche sous plusieurs formes : observation participante et non participante, ateliers en temps scolaire puis périscolaire, stages et réunions de formation, de régulation, etc.

Le jeu n’a jamais été un sujet particulier d’étude, contrairement à la construction du temps, de l’espace, du poids, des classes, du nombre, etc., cependant, à regarder les contenus des activités enfantines de la maternelle au primaire, le jeu est presque omniprésent.

Dès les plus jeunes classes, les enseignants nous font part de leur désarroi devant certains enfants qui déjà, n’éprouvent plus ce plaisir fonctionnel du jeu, tel que le décrit Piaget. Or, presque systématiquement leurs parents – voire « le » parent – sont en profonde détresse psychologique, et n’ont pas eu les moyens, à quelque niveau que ce soit, d’accorder un grand intérêt aux actions de leur enfant, de communiquer avec lui, précisément sur son activité propre. Ainsi ils n’ont pas participé aux interactions de l’enfant avec les objets, même s’ils ont éventuellement porté beaucoup d’attention à son hygiène ou sa santé (c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas forcément d’une question de mauvaise volonté ou de manque d’amour de la part des parents !). Ceci nous amène à dresser deux constats : d’une part, ces enfants n’ayant sans doute pas été empêchés d’exercer leurs schèmes sensori-moteurs, nous pouvons en déduire que la sollicitation humaine, dans le sens d’un intérêt porté aux actions de l’enfant, est absolument nécessaire à entretenir ce plaisir de l’action. Ceci nous permet de faire avec enthousiasme un lien avec les thèses de la psychologie clinique (Bettelheim, 1989) qui vont dans ce sens (mettons cependant un bémol : pour nous l’action reste première, c’est elle qui apporte le plaisir que la relation affective entretiendra). D’autre part, grâce aux travaux d’analyse des modalités fonctionnelles, c’est-à-dire des procédures des enfants en difficulté d’apprentissage, effectués par l’équipe de Jean-Marie Dolle (Dolle, Bellano, 1989 ; Dolle, 1995), nous pouvons envisager avec les enseignants un mode de sollicitation qui tendrait à permettre à ces enfants de retrouver un intérêt à leurs actions propres et le plaisir du jeu, si ce n’est déjà sur le plan sensori-moteur. C’est-à-dire qu’au lieu d’attendre d’eux une production, un résultat, on centrera notre attention – et la leur ! – sur la moindre transformation qu’ils effectueront sur des objets. Par exemple dans le bac à sable où un enfant, après avoir mis un récipient dans un autre, essaie de faire le contraire : « Oh ! Mais qu’est-ce qui se passe, ça ne marche pas ? », etc. Après plusieurs années de ce genre de sollicitations auprès d’enfants qui, au début, restaient des heures assis bouche bée et bras ballants, le regard dans le vide, nous savons qu’il est possible de leur redonner le goût d’agir. On voit donc l’importance que peut revêtir dès le plus jeune âge l’accompagnement efficace du jeu de l’enfant.

Hormis ces cas alarmants, l’enfant entrant en maternelle à 2 ou 3 ans est en principe capable de représentation, et en pleine phase d’exercice de jeux d’imagination. Ici encore l’intervention de l’adulte ou de la fratrie ou d’autres enfants sera nécessaire pour assurer la construction adéquate du réel en représentation. En effet, comme le montrent les travaux d’équipes brésiliennes comme celle de Zélia Ramozzi-Chiarottino (1989), un enfant qui n’est jamais amené à réélaborer ses actions sur le plan de la représentation, que ce soit à travers le langage, le dessin, le jeu symbolique ou l’imitation différée, ne construira pas, peu ou mal, le réel en représentation. Il risque, par exemple, de continuer à exercer son imagination, sous forme de simple assimilation, c’est-à-dire sans tenir compte de la moindre exigence de la réalité, et ce surtout si cet exercice est entretenu par un contact fréquent avec des représentations comme celles de la télévision. Dans ce cas, ce qui est vrai pour l’enfant est ce qu’il a vu dans le dessin animé ou l’image qui lui passe par la tête, et ce qu’on lui fait constater en actes est faux. De nos jours, ce manque de confrontation avec le réel est d’autant plus vrai dans le jeu, qu’on achète aux enfants de jolis jouets tous « prêts à consommer », qu’il s’agisse d’un horrible monstre en plastique ou même, dans le meilleur des cas, de l’activité dans une cabane en kit que papa a montée dimanche. Le besoin d’accommodations dans ces jeux est tellement pauvre, comparé à celui de l’enfant qui va bricoler l’étendage « Tancarville » avec des ficelles et des tissus pour s’en faire sa maison ! Citons par exemple le cas d’un enfant qui vient de réaliser une mousse au chocolat pour laquelle on a battu les blancs en neige, et qui affirme très sérieusement qu’on est allé acheter la mousse blanche dans un magasin, il s’en rappelle bien… Plus dramatiquement, c’est aussi parfois le cas des enfants qui au lieu justement de jouer à « Batman », sont « Batman », et se jettent par une fenêtre. Ainsi donc pour remédier à cette construction inadéquate ou l’éviter, le rôle de l’adulte est-il encore une fois primordial. Si les parents et autres personnes du milieu de vie de l’enfant sont défaillantes à ce niveau, c’est l’enseignant qui devra veiller à ce que les enfants, non pas « inhibent » leur imagination (ce qui reviendrait à empêcher les mécanismes d’assimilation et déséquilibrerait le jeu des deux invariants fonctionnels), mais au contraire la construisent à travers le jeu, en tant qu’imaginaire, distinct du réel, auquel on se confrontera d’autre part. C’est ainsi seulement que l’enfant de milieu pauvrement sollicitant pourra, comme le sujet épistémique piagétien, subordonner ses productions imaginatives à des contraintes, telles que des règles du jeu, et avoir conscience que quand il fabule c’est « pour de faux ».

À partir de ce moment, on peut alors tout à fait en profiter pour introduire dans ce réel des perturbations visant à préparer ou permettre un apprentissage, et sans pour cela dénaturer le jeu. Nous insistons sur ce fait, car il est souvent entendu que si on vise un apprentissage, il ne s’agit plus d’un jeu, mais d’un travail déguisé. Néanmoins, à partir du cours préparatoire, à l’école des « Grands », la moindre introduction de matériel à manipuler et de situation ludique dans les classes provoque des remous dans beaucoup de milieux (parentaux comme enseignants ou ministériels !) : les enfants ne sont pas là pour jouer, mais pour travailler… et remplir de belles pages de cahier, et compléter proprement leurs fichiers.

À Vaulx-en-Velin, cependant, pour les enseignants avec qui nous travaillons, la part des choses est maintenant faite : ce qui importe est que l’enfant puisse construire ses connaissances d’abord à travers l’expérimentation concrète sur des objets, et ensuite seulement en représentation, de manière conceptualisée (étape papier-crayon). Et si la situation ludique est évidemment privilégiée en maternelle, elle peut conduire à des conduites adaptatives, et persister en primaire, selon le style pédagogique de l’enseignant : aucune frontière n’est établie entre jeu et situation d’apprentissage. Notons d’ailleurs qu’une classe de CP menée sans situations ludiques, où les enfants étaient très actifs dans leurs apprentissages, nous a permis d’observer l’an dernier, avec étonnement, que les enfants s’y « amusaient » à travailler, leur activité les captivant. Et pour conclure, précisons que cette fameuse classe, si à l’aise dans la construction du nombre et des compositions additives, et pour qui l’échange d’une pièce de 10 F contre 10 de 1 F n’a posé aucun problème, avait passé l’année précédente à jouer entre autres à la « marchande », à échanger un nombre variable de pièces ou de jetons contre des fruits et des légumes en plastique, ou fabriquer des immeubles avec des unités de construction différentes…

Mais nous-même qui passons des heures difficiles à exprimer quelques bribes de nos travaux sur une feuille, ne sommes-nous pas en train de jouer, puisque nous tirons toujours une grande satisfaction de notre travail sur le terrain ?

Bibliography

Bettelheim B., Pour être des parents acceptables, France Loisirs, 1989.

Dolle J.-M., « La figurativité : une modalité de pensée très limitée », in Canal Psy, n° 21, p. 7-9, 1995.

Dolle J.-M., Bellano D., Ces enfants qui napprennent pas, Paidos Centurion, 1989.

Piaget J., La formation du symbole chez lenfant, Delachaux et Niestlé, 1989.

Piaget J., Le jugement moral chez lenfant, PUF, 7e éd., Paris, 1992, 1re éd., 1932.

Ramozzi-Chiarottino Z., De la théorie de Piaget à ses applications, Paidos Centurion, 1989.

References

Bibliographical reference

Chantal Lebeau, « Jouer pour apprendre ? », Canal Psy, 28 | 1997, 4-5.

Electronic reference

Chantal Lebeau, « Jouer pour apprendre ? », Canal Psy [Online], 28 | 1997, Online since 01 septembre 2021, connection on 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2698

Author

Chantal Lebeau

Psychologue cognitiviste, chargée de cours à l’Université Lyon 2

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