Vocabulaire des agressions sexuelles

DOI : 10.35562/canalpsy.2718

p. 4-6

Plan

Texte

Les diverses prises de position émises à l’occasion de l’annonce faite par le garde des Sceaux d’un projet de loi relatif à une « peine de suivi médico-social » après le temps d’incarcération pour les délinquants sexuels, m’incitent à redéfinir un certain nombre de termes.

L’abord psychanalytique, entendu comme « science du fonctionnement psychique » (R. Angelergues) me permettra de situer les concepts en fonction d’une échelle de processus forcément plus complexes que les références à des solutions miracles qu’on a entendu ici et là.

Sexualité

Souvent les biologistes font preuve d’une extraordinaire simplification : la sexualité est une fonction dont le but est la reproduction. Ils établissent ainsi une équivalence entre sexualité animale – sexualité humaine (cependant plus complexe) – existence et taux d’hormones spécifiques. De là découle l’idée de la castration réelle ou « chimique » comme traitement universel des agressions sexuelles. Traitement dont l’échec est patent dans un grand nombre de cas.

Le comportement humain est évidemment plus complexe. Déjà les neuro-endocrinologues nous montrent que la sécrétion hormonale de testostérone, l’hormone virile dont il est question, sous l’effet de structures neurologiques centrales, est en relation avec les émotions et les affects, où les neuromédiateurs jouent un rôle important.

La vie sexuelle humaine se différencie de la vie animale en ce qu’elle est détachée de la fonction de reproduction. Avec Freud et la notion de pulsion, distincte de l’instinct, on entre véritablement dans le domaine humain. La pulsion exerce une poussée continue, et non liée à des périodes de rut, tendant à l’organisation de phénomènes neuro-psychiques de plus en plus complexes tout au long de la vie. Ce n’est pas rompre avec la biologie, bien au contraire, de dire que la pulsion s’enracine dans des processus primitifs qui se traduiront plus tard par la fonction sexuelle, avec la maturation. Mais la fonction sexuelle ne pourra jamais être réduite à une fonction instrumentale de rapprochement des corps.

Le « sexuel freudien » est avant tout Eros, ou les pulsions de vie, en référence à un principe universel d’attraction, de liaison ; la vie étant faite, on le sait, de combinaisons de plus en plus complexes d’éléments simples. Le nouveau-né qui cherche sa mère, c’est déjà du sexuel. La violence dont il fait preuve précocement préfigure son désir de séparation qui le rendra psychiquement autonome. La capacité de liaison du « sexuel » sait unir violence et désir de rapprochement pour maintenir la mère comme un « objet » d’investissement stable. Ce qui fait la différence profonde avec le petit animal, c’est précisément la réponse de la mère qui donne un sens aux comportements d’attraction ou de répulsion de son enfant. Nous entrons alors dans le domaine de la culture.

On doit donc aborder l’étude des agressions sexuelles en ayant en tête ces bases complexes de la pulsion sexuelle. L’erreur souvent commise est d’établir un rapprochement direct entre désir sexuel, phase évoluée de la sexualité, et comportements violents délictueux qui se réfèrent à des modalités beaucoup plus archaïques de la pulsion sexuelle.

L’inné et l’acquis

Deux idées contradictoires sont émises : « les comportements d’agressions sexuelles sont des perversions, dont l’origine est constitutionnelle » (référence au « pervers instinctif » de Dupré [1912]) – « les agresseurs sexuels ont été eux-mêmes agressés dans leur enfance ». Ce qui conduit certains praticiens à dire, plutôt mezzo voce, que les enfants qui se font agresser n’y sont pas pour rien, étant déjà pervers de naissance. Un peu de clarté s’impose.

Lors d’une recherche sur 176 agresseurs sexuels incarcérés1, nous avons trouvé 30 % de sujets agressés durant leur enfance, ce qui confirme les résultats d’autres enquêtes.

Ce qui ne veut pas dire que les autres agresseurs « pervers » (nous verrons la définition de ce terme plus loin) n’ont pas été victimes de traumatismes plus précoces, pas nécessairement directement sexuels. La lecture de ce qui se passe entre des parents entretenant des relations à caractère pervers, décrites dans le cadre de conseils conjugaux2, est, à cet égard, évocatrice. L’autre, aussi bien l’enfant, est systématiquement déconsidéré dans son identité. Ceci nous amène à comprendre la nature du traumatisme, aussi bien dans ce dernier cas que dans celui d’agression subie plus tardivement.

Traumatisme

L’identité se construit en permanence, grâce à des conduites actives sous l’effet de la poussée pulsionnelle permanente qui cherche à lier des ensembles de plus en plus grands (Freud S., Abrégé de psychanalyse, 1938). Il peut aussi y avoir des situations induisant la passivité (recherche de tendresse – soumission…) ; la pulsion est dite alors à but passif ; mais elle reste fondamentalement active en ce qu’elle cherche à lier toutes ces conduites en leur donnant un sens cohérent.

Le traumatisme a ceci de particulier qu’il détruit le sens. « Rien n’a plus de sens » nous disent les victimes, aussi bien d’accidents graves que d’agressions de toutes sortes. Autrement dit le sujet est acculé à une passivité radicale ; il n’est plus qu’un objet-chose, véritable expérience de non-existence. Il se constitue une sorte de « trou psychique », qu’il faudra circonscrire pour ne pas être envahi par la folie. Ainsi se crée un clivage du Moi : d’un côté une partie touchée par le traumatisme, isolée par des défenses organisées par un déni de réalité, mais prête à « flamber » si une situation vient à réveiller le vécu de non-existence ; de l’autre côté, un fonctionnement quasi normal à la condition que les affects et les émotions soient peu concernés.

Troubles graves de l’identité

Cet état de clivage du Moi rend compte de la fragilité d’identité de ces sujets. Occupé à colmater les brèches par des expédients défensifs, dont le recours à l’acte, le Moi ne peut satisfaire aux nécessités de construire sans relâche le fonctionnement psychique par le travail de liaison.

La fragilité d’identité explique le vécu de menace d’envahissement par l’autre, venant occuper le vide intérieur (reviviscence des premières relations avec la mère, lorsque le bébé n’existe qu’à travers elle). On peut comprendre alors « la peur de l’intimité » (J.R. Stoller), ou « la haine de l’amour » (M. Hurni et G. Stoll) retrouvées dans cette pathologie.

C’est encore le regard du bébé noyé dans celui de la mère qui rend compte du phénomène de fascination, véritable « captation spéculaire », invoqué par les sujets en question pour expliquer le déclenchement de l’acte : viol d’une femme ou d’un enfant, séduction d’un enfant. L’acte est un moyen de reprendre un rôle actif devant la menace d’envahissement bien imagée par la captation spéculaire.

La dynamique de l’acte

L’acte n’est plus alors une simple recherche de plaisir comme on le croit généralement selon un modèle simpliste : sexualité perverse = désir sexuel réprouvé par la morale = passage à l’acte.

Il obéit en fait à plusieurs nécessités :

  • Une force interne de répétition du traumatisme subi, souligné par S. Freud (Au-delà du principe de plaisir, 1920). Tout se passe comme si, par une attitude active de répétition, le sujet cherchait à échapper à la passivité destructrice et à établir des liens, un sens, qui lui a manqué lors de la scène traumatique. L’identification à l’agresseur (S. Ferenczi) est l’un des moyens pour jouer le rôle actif.
  • La deuxième nécessité est précisément chez l’homme, celle de maîtriser l’objet envahissant, en le dominant et en le transformant en objet-chose. D’où le viol, voire le meurtre, ou la séduction, l’initiation précoce au plaisir.

Des degrés d’organisation

Selon la nature et l’importance des blessures traumatiques, ainsi que les possibilités de réaménagement, le recours à l’acte fait appel à plusieurs modes d’organisation :

  • Une fragilité, proche de celle de l’état psychotique, rend compte de la violence de l’acte visant à la décharge. La pulsion, alors au premier niveau du « sexuel », a peu à voir avec le plaisir. Il faut d’urgence dominer, écraser, tuer l’objet menaçant (perversité sexuelle, C. Balier).
  • Une organisation beaucoup plus complexe, où notamment le sujet a acquis la possibilité de se regarder agir, de concevoir un scénario ludique (J. Mac Dougall) dont il tire plaisir, rend compte des états de perversion sexuelle.
  • La recherche de toute-puissance confinant à la mégalomanie, accompagné du sentiment d’être au-dessus de tous les hommes avec plaisir à humilier, à détruire dans quelque domaine que ce soit, donc pas forcément sexuel, caractérise la « perversion narcissique » (P.-C. Racamier).
  • Le refus d’accepter les lois d’organisation sociale et la volonté de faire valoir son propre plaisir sans autre forme de justification est une forme de refuge dans un comportement purement délinquant. Négation des faits, minimisation, accusation de provocation de la part de la victime… en sont les suites logiques.
  • Régression, passivité, alcoolisation, demande de protection, recherche d’excuses, se rencontrent souvent chez les pères incestueux.
  • Enfin des actes d’agression faisant l’objet de rationalisations : vengeance, dépit, perte insupportable, fixation exclusive sur une personne donnée, peuvent se voir dans n’importe quelle organisation pathologique.

Responsabilité

La question habituellement posée est la suivante : « est-ce que ce sont des malades ? » Si oui, le fait qu’ils puissent être considérés comme irresponsables est tout à fait insupportable.

En fait la réponse est plus complexe : il s’agit d’un trouble de la personnalité organisée très précocement. Le problème de la responsabilisation se pose dans la mesure où ce sont des sujets qui, consciemment et inconsciemment, utilisent le plus court chemin pour se défendre de l’angoisse, en recourant au passage à l’acte sans égard pour autrui. Pour ce faire, ils abandonnent leur position de sujet en laissant se dérouler en eux les processus conduisant à l’acte.

Il est clair que l’enjeu de l’intervention pénale aussi bien que celui de l’action thérapeutique va dans le sens d’une resubjectivation, soit une responsabilisation des comportements.

Une action thérapeutique ne peut être entreprise que si le Moi du patient n’adhère pas totalement au comportement d’agression. Sans même parler de culpabilité, il y a alors doute sur la justification des conduites.

Aussi le prononcé d’une obligation de soins est tout à fait justifié, en ce qu’il amène le sujet à se poser des questions sur sa cohérence psychique. « Quelle folie y a-t-il donc en moi ? » est la réflexion qui conduit naturellement à l’acceptation d’un traitement.

Jalons thérapeutiques

Au cours d’une première investigation, voire d’une période d’observation, il faut apprécier les capacités du sujet à s’engager dans une relation. Trois cas de figure se présentent. Naturellement, la propre capacité du thérapeute à s’engager dans une relation est en cause.

  1. L’établissement d’une relation fait apparaître un véritable fonctionnement psychique : réflexion sur soi, rêves, cauchemars, angoisses. Un abord analytique est alors envisageable, dans des conditions particulières, tenant compte notamment du clivage du Moi. Il est possible alors d’atteindre les processus pathologiques les plus profonds ; mais nul ne peut dire, actuellement, si les changements de fonctionnement obtenus sont définitifs ou du moins durables, sans le maintien d’une relation thérapeutique a minima.
  2. Une relation s’établit a minima, sur la base d’une confiance et d’un désir de chercher des solutions, mais sans capacité à se remettre en cause profondément. Une alliance thérapeutique sur la base d’une relation d’étayage du Moi, correspondant au suivi psychiatrique traditionnel où le thérapeute représente symboliquement un substitut parental, est tout à fait apte à éviter le recours à la répétition (récidive). C’est dans ce cas de figure qu’un support médicamenteux pourra être utile, à la condition d’en poser les indications avec pertinence (ex. : l’utilisation d’anti-androgènes lorsque la vie psychique est constamment envahie par des fantasmes à caractère sexuel).
  3. Incapacité à établir une relation – réactions de fuite : les techniques basées sur le comportementalisme et le cognitivisme sont une bonne indication du fait que les problèmes sont volontairement traités de manière extérieure (pseudo-objectivité).

Il faut cependant distinguer deux modes de faire :

  • Le cognitivisme est utilisé pour reconstruire point par point les séquences de l’acte, avec les vécus qui les accompagnent. La méthode est intéressante en ce qu’elle force la levée du déni. Elle oblige le sujet à considérer une partie de lui-même, la partie clivée, de l’extérieur, en faisant corps avec la réprobation sociale. Elle place alors le thérapeute en situation d’accompagnement du travail du juge (psychiatrie légale). En cela, elle a donc ses limites (le clivage est combattu mais n’est pas élaboré) et s’appuie sur des méthodes éducatives (accès aux « habiletés sociales »).
  • La position précédente autorise une attitude volontariste, voire agressive, de la part du thérapeute. Il y a donc un engagement affectif de sa part, même s’il est nié. Une autre méthode consiste à être parfaitement désaffectivé, c’est-à-dire « absent », plutôt que neutre. L’acte, la pulsion, sont traités comme une chose ; les séquences sont écrites au tableau, à la vue de tous, ne soulevant aucune émotion tant chez l’intéressé que chez le thérapeute. C’est toute la vie affective qui est niée, déniée devrait-on dire, substituant un autre clivage à celui qui cachait les faits. Cette façon de faire laisse perplexe.

Ces thérapeutiques diverses, trop souvent présentées comme exclusives, devraient être considérées comme complémentaires les unes des autres, en fonction d’indications précises, de l’évolution des patients, et des capacités des équipes soignantes.

Des modes d’abord particuliers peuvent combiner de façon heureuse des approches variées, à partir d’une technique spécifique :

  • Méthodes de groupe, allant du groupe de parole à la thérapie familiale, psychanalytique ou systémique.
  • Ateliers, qui peuvent utiliser notamment l’art-thérapie.
  • Abord corporel, sous forme de relaxation, sophrologie ; ou bien utilisation de sports de combat.

Prévenir la violence

Exemple d’une réflexion canadienne, avec Andrée Fortin

Au mois de février dernier, l’Université Lumière Lyon 2 recevait Andrée Fortin, professeur de Psychologie à l’Université de Montréal, rattachée à un centre de recherche, le CRIVIF (Centre de Recherche Interdisciplinaire sur la Violence Familiale et la Violence faîte aux Femmes). C’est l’un des cinq centres de recherche canadiens qui a été créé, en 1992, par le gouvernement, pour contrer la violence familiale, et développer la recherche et les actions significatives. C’est une réaction politique qui est notamment survenue à la suite des événements du 6 décembre 1989 à l’Université de Montréal : un tueur fou s’était introduit dans les locaux, a tué 17 jeunes femmes en criant dans son délire que la place des femmes n’était pas à l’université…

Ce centre a de multiples partenaires et a reçu un mandat de prévention. Il s’agit de diminuer les facteurs de risque et de promouvoir les facteurs de prévention. Les recherches portent sur l’analyse de ces facteurs et l’évaluation des interventions. Les travaux d’Andrée Fortin s’intéressent plus particulièrement à la violence faite aux enfants et aux violences conjugales. Il s’agit surtout de la violence physique ou psychologique du parent à l’égard de l’enfant et non des abus sexuels exclusivement. Ainsi plusieurs pistes sont exploitées : les facteurs de protection « un enfant peut s’en tirer mieux que d’autres, quelle analyse peut-on faire ? », le développement d’une série télévisée sur les ondes de l’État canadien pour le facteur prévention… Un autre programme de recherche touche les représentations de la violence.

Andrée Fortin a étudié plus particulièrement la violence faite aux enfants et la justification de cette violence, ou l’ensemble des raisons, des arguments invoqués pour excuser la violence. Sa recherche s’appuie notamment sur un modèle écologique, les contextes étant à prendre en compte. Selon ce cadre d’analyse différents facteurs de risque de violence ont pu être identifiés : économiques, familiaux ou individuels. Par exemple, on valorise encore beaucoup la punition physique dans l’éducation des enfants. Par ailleurs les croyances entretenues autour de la violence sont aussi des objets de recherche d’Andrée Fortin : ce qui contribue à rendre la violence acceptable envers l’enfant.

Au-delà des biais d’attribution à l’occasion d’actes violents, l’étude porte sur les gens ordinaires : comment le tout-venant justifie-t-il la violence envers l’enfant ? Est-ce que la justification est un facteur de risque ? Pourrait-on le mesurer ? Une Mesure de la Justification de la Violence envers L’Enfant, le MJVE, pourrait l’évaluer selon le travail d’Andrée Fortin.

Elle a développé les différents aspects de cette réalisation lors d’une conférence FPP, enregistrée le 8 février 1997, et disponible sur cassette (25 F + port) sur demande au : Secrétariat FPP, 16 quai Cl. Bernard, 69007 LYON Tél. 04 78 69 70 23

Bibliographie

Livres publiés par Claude Balier

Psychanalyse des comportements violents, PUF, coll. Le fil rouge, 1988, 3e éd., 1995.

Psychanalyse des comportements sexuels violents, PUF, coll. Le fil rouge, 1996.

Notes

1 Enquête réalisée par C. Balier, A. Ciavaldini, M. Khayat, pour la Direction Générale de la Santé.

2 Hurni M., Stoll G., La Haine de l’Amour. La perversion du lien, L’Harmattan, 1996.

Citer cet article

Référence papier

Claude Balier, « Vocabulaire des agressions sexuelles », Canal Psy, 29 | 1997, 4-6.

Référence électronique

Claude Balier, « Vocabulaire des agressions sexuelles », Canal Psy [En ligne], 29 | 1997, mis en ligne le 02 septembre 2021, consulté le 06 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2718

Auteur

Claude Balier

Psychanalyste

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