De la construction de la demande de soin en Mission Locale : paradoxes et spécificités

DOI : 10.35562/canalpsy.277

p. 8-9

Texte

Les Missions Locales ont pour vocation l’accompagnement du parcours d’insertion des jeunes de 16 à 25 ans. Nombre de ces jeunes sont dans des situations d’échec et de précarité qui rendent périlleux et fragile le passage vers l’âge adulte, vers une identité sociale stabilisée organisée autour d’un projet de vie personnel et professionnel.

Détresse sociale et détresse psychique se conjuguent et viennent s’alimenter l’une l’autre. Elles ont à être repérées et entendues dans le travail d’accompagnement vers l’emploi.

La place de psychologue au sein d’une Mission Locale interroge et demande de s’inscrire dans un fonctionnement paradoxal à plusieurs titres :

  • Celui qui concerne le jeune, venu faire une démarche d’aide à l’insertion professionnelle et engagé à faire une autre démarche décalée de la demande initiale, mais en lien avec elle ;
  • Celui de proposer au jeune de se mettre dans une temporalité décalée de sa démarche initiale : d’une part demander un emploi, chercher à rapidement s’insérer et par ailleurs prendre le temps de se « poser » pour « explorer », même a minima, une réalité interne qui aujourd’hui compromet, en partie, cette attente première, ce qui constitue une explication complémentaire à la seule réalité externe difficile (enjeux économiques et sociétaux) ;
  • Paradoxe encore dans l’adresse. En effet, c’est au sein de la même institution (Mission Locale) que le conseiller adresse un jeune à un collègue psychologue à la fois dans et hors de l’institution (issu d’une autre institution, la psychiatrie, et mis à disposition de la ML) de qui il accepte de ne pas attendre de réponse concrète pour réaliser sa propre Mission d’accompagnement et la confidentialité des échanges (partage d’un « savoir » au sujet de l’histoire du jeune). Cela signifie aussi pour le conseiller qui adresse vers cet autre que représente le « psy », d’en reconnaître lui-même l’utilité et au-delà, d’être convaincu sur le bien-fondé de la démarche pour autrui, un peu à l’image des parents qui demandent de l’aide pour leur enfant et acceptent par là même de se confronter à la limite de leur « puissance ».

C’est à l’occasion d’un premier entretien ou dans le constat d’une difficulté (répétée ou non) à exercer sa Mission première d’insertion qu’un conseiller va encourager le jeune à faire une démarche de prise de rendez-vous avec le psychologue présent dans l’institution. Les jeunes, en général, ne formulent pas d’emblée de demande de prise en charge alors même que leur souffrance psychologique est patente. En effet, nous constatons que plus le jeune est en souffrance, moins il semble enclin à demander de l’aide et que la question du lien est au centre de la problématique à l’œuvre. Ces jeunes sans demande dénient activement une souffrance pourtant devenue manifeste.

La demande est alors suggérée, encouragée, voire accompagnée par les conseillers de la Mission Locale, et la question du désir du jeune face à ce type de démarche s’impose donc presque systématiquement. Le but premier est d’aider le jeune à comprendre et surmonter ce qui le met en souffrance. C’est souvent l’attitude volontariste de son conseiller qui soutient la formulation d’une demande d’aide. En effet, si demande il y a de la part des jeunes les plus en souffrance, elle n’est possible qu’avec l’incitation d’un tiers engagé dans la contenance quotidienne ; un médiateur en capacité d’identifier cette souffrance et d’accompagner le jeune vers un autre professionnel chargé de s’en préoccuper à ses côtés.

L’accès d’un sujet à une demande d’aide suppose :

  • une capacité à percevoir sa propre souffrance ;
  • une capacité à supporter l’établissement d’un lien avec un autre, le professionnel auquel il s’adresse, dans l’asymétrie de la rencontre et à supporter le déploiement d’un lien psychique suffisamment investi.

Il est souvent difficile de faire l’économie de l’histoire subjective de la personne dans les problématiques d’insertion et d’intégration. Les pratiques ne se substituent pas les unes aux autres, mais se complètent pour accompagner le jeune dans sa globalité.

Les jeunes reçus à la Mission Locale présentent des formes diffuses ou atypiques de la nosographie recoupant les signes cliniques les plus divers et/ou les plus alarmants. La souffrance et le malaise peuvent se donner à voir à travers des formes agies qui traduisent ce que le mot ne peut plus conter.

Lorsque l’expression du conflit ne peut être symbolisée, elle est projetée sur le monde extérieur supposé responsable de ce qui fait souffrir. Pris dans une frilosité, voire une hostilité relationnelle, n’exprimant pas verbalement leur souffrance psychique, il semble alors difficile que les jeunes puissent formuler une demande. Énoncer une demande implique d’être dans la parole, prêt à s’engager dans une rencontre avec un autre différent de soi, dans une temporalité autre que l’immédiateté.

Aussi, l’importance du travail psychique qui sous-tend la démarche est à ne pas sous-estimer. On demande au jeune de penser alors que c’est à tout prix ce qu’il essaye d’éviter.

Certains jeunes honorent difficilement leurs rendez-vous ; ils viennent, puis s’absentent de leurs rendez-vous, puis ils reviennent, en faisant vivre aux professionnels l’attente, l’impuissance, l’agressivité ; à l’instar de l’adolescent vis-à-vis de ses parents. Plus généralement, travailler dans l’insertion demande d’être en capacité de se confronter aux « attaques répétées du lien » de ces jeunes, qui sont souvent, par ailleurs, en rupture familiale et sociale.

Les jeunes se sont coupés de leur psychisme faute de n’avoir pu en décoder les manifestations et, par voie de conséquence, le sens. Ils sont confrontés à leur vie psychique comme autant « d’énigmes impénétrables ».

La non-fréquentation du psychisme serait alors à envisager comme un processus de défense contre des angoisses impensables. Ce processus attaque la fonction de penser (le contenant) pour ne plus avoir à traiter les pensées (le contenu).

C’est un lent travail de mise en représentation que celui qui consiste à reconstruire l’histoire d’un sujet avec ses aléas traumatiques, mais au moyen duquel pourra patiemment advenir une certaine continuité psychique, avec une progressive restauration des contenants de pensée.

Le psychologue est confronté aux dégâts de la déliaison, aux difficultés, voire au vide, de pensée, qui interdisent, chacun à leur manière, au sujet d’élaborer et de comprendre son malaise. C’est une situation paradoxale où ce qui permettrait au sujet de sortir de la crise, c’est-à-dire représenter, penser, lier, est précisément ce qui l’empêche de la résoudre.

En deçà de cette mise en représentation, le travail d’accompagnement psychologique en Mission Locale vise à éveiller la possibilité pour le jeune de figurer ses affects, première marche de ce long travail de symbolisation.

Il s’agit de créer un espace de jeu (avec les mots, les pré-représentations, les ressentis, les émotions, les affects…) qui permette de mettre en œuvre les capacités de symbolisation et d’ouvrir la voie vers un travail de psychothérapie, à envisager dans un second temps, dans un autre cadre et avec une autre personne.

La relation à l’autre peut alors advenir dans cette aire de jeu où s’expérimente le premier temps d’une expérience relationnelle facilitée par un cadre sécurisant où le psychologue peut accompagner sans les contrecarrer les mouvements positifs et négatifs du jeune, entre investissement et repli.

C., 20 ans, me rencontre pour un premier entretien. Il n’a pas de demande précise. Il vient orienté par la conseillère de la Mission Locale. Elle lui a dit que « ce serait bien pour lui ». Il parle aisément de son parcours scolaire et professionnel. Il a obtenu un bac scientifique à l’issue duquel il a recherché des formations en alternance, qui n’ont pu aboutir faute de stage. À l’exception de courtes périodes de travail en intérim, il est inactif depuis deux ans. Il présente une surcharge pondérale importante dont il ne parle pas. Il raconte son histoire sans affects. Il vit seul avec son père et passe son temps sur l’ordinateur, à jouer en réseau. Il ne sort pas et dit ne pas voir « d’intérêt dans les relations humaines » si ce n’est celles qu’il partage en réseau sur le net. Il dit ne ressentir aucun manque, ne pas souhaiter changer et ne pas savoir pourquoi il devrait travailler ou entreprendre une formation. Il recourt au travail en intérim lorsqu’il a besoin d’argent. Venu me rencontrer « par curiosité », il accepte d’autres entretiens où progressivement émerge une demande sous-jacente d’appréhender ce qui le met en difficulté dans le lien social, dans la relation à l’autre qu’il fuit, où face auquel il a le sentiment de jouer un rôle comme dans ses jeux vidéo. Le cadre peu contraignant de nos rencontres dont il a la possibilité de se défaire sans « conséquences » favorise le maintien du lien.

Du côté du psychologue, il s’agit de savoir organiser cette première rencontre d’une façon qui soit supportable par le jeune, c’est-à-dire en aménageant par avance des conditions qui permettent de respecter autant que possible les défenses qu’il a mises en place pour protéger son narcissisme ; respecter sa crainte du lien et des conséquences qu’il lui prête : les risques de répétition d’intrusion ou d’abandon, les risques de dépendance qui rendent la relation à l’autre si menaçante. Si l’expérience nous montre combien il est souvent difficile pour un jeune d’honorer, en particulier, la première rencontre avec le psychologue alors qu’il a pris rendez-vous avec l’appui du conseiller, elle nous apprend aussi à faire avec ce temps indispensable qui permet au jeune de se saisir lui-même de cette demande pour que la rencontre ait lieu.

Nous prenons soin, lors des premiers entretiens, de préciser qu’un nombre limité de rencontres vont avoir lieu à l’issue desquels sera envisagée ensemble, la suite à donner : reconduction d’autres entretiens, mise en route d’une psychothérapie à l’extérieur de la Mission Locale, arrêt des entretiens, autre indication…

Karine, 19 ans, vient rencontrer la psychologue, orientée par la conseillère emploi-formation. Elle a un bac littéraire. Elle se décrit actuellement dans une impasse, ne sachant vers quoi s’orienter. Elle sait seulement, après 4 mois de stage en milieu hospitalier, que ce milieu ne lui convient pas. Karine vient parler en s’appuyant sur une demande d’orientation professionnelle, demande portée par le conseiller et soutenue par la psychologue. Dans un deuxième temps, Karine peut progressivement « se raconter » et aborder un syndrome dépressif survenu à l’adolescence, pour lequel elle a pu consulter ponctuellement et prendre un traitement, mais n’a jamais entrepris de travail psychothérapique, trop inquiétant pour elle. C’est au détour de la question de son orientation qu’elle va pouvoir mettre en représentation une répétition de vécus traumatiques autour de la mort, de la maladie chez ses proches, qui aujourd’hui l’empêche de se projeter dans un avenir et d’être dans des liens satisfaisants avec son groupe de pairs.

La relation peut ainsi perdurer sans enfermer les protagonistes dans une relative fixité programmée, chacun gardant en quelque sorte la possibilité de la faire cesser à tout moment. Cette dimension de malléabilité nous semble tout à fait essentielle, d’une part en raison de la grande frilosité relationnelle décrite plus haut, mais aussi, en ce qu’elle rappelle la nécessaire « adaptation de l’environnement primaire aux besoins de l’enfant ». Cette malléabilité tente de construire un cadre suffisamment bon et suffisamment contenant pour permettre au sujet de déployer l’expérience de la maîtrise de sa pensée, de ses émotions au travers d’une relation à un objet qu’il va pouvoir se donner l’illusion de maîtriser la rencontre, et cela grâce à l’expérience parfois inaugurale d’une relative passivité de l’objet (le clinicien) capable de supporter une mouvance d’investissements sans être détruit. Cette malléabilité vise ainsi à respecter les défenses de sujets pour lesquels la peur du psychique n’a d’égale que la violence de la souffrance qui la génère à l’arrière-plan. Elle tente aussi de circonvenir aux risques de décompensation ou d’agir qu’une confrontation avec le psychique pourrait induire ou provoquer.

Il nous faut prendre ce temps, indispensable au regard de la fragilité de ce public, qui consiste à créer avec l’aide du sujet une « aire d’expérience commune », étayage nécessaire pour ensuite rendre possible la mise en sens et la mise en mots.

Participer d’un « environnement suffisamment bon », c’est laisser la place au manque et mettre des limites. En effet, c’est dans l’expérience même de ce manque que la parole peut advenir.

Il s’agit d’un temps transitionnel, d’un entre-deux où il devient progressivement possible d’étayer, de soutenir le jeune dans ses questionnements, avec une écoute qui tente de se dégager de la prescription sociale tout en y étant étroitement liée et où le travail réside surtout dans l’accompagnement du jeune vers une première mise en sens de ce qui compromet, voire entrave son projet professionnel.

Citer cet article

Référence papier

Maryline Amato, Christel Blanchard, Florence Mollier et Béatrice Wolfrom-Bertier, « De la construction de la demande de soin en Mission Locale : paradoxes et spécificités », Canal Psy, 104 | 2013, 8-9.

Référence électronique

Maryline Amato, Christel Blanchard, Florence Mollier et Béatrice Wolfrom-Bertier, « De la construction de la demande de soin en Mission Locale : paradoxes et spécificités », Canal Psy [En ligne], 104 | 2013, mis en ligne le 10 décembre 2020, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=277

Auteurs

Maryline Amato

Psychologue, Centre Hospitalier Alpes Isère

Christel Blanchard

Psychologue, Centre Hospitalier Alpes Isère

Florence Mollier

Psychologue, Centre Hospitalier Alpes Isère

Béatrice Wolfrom-Bertier

Psychologue, Centre Hospitalier Alpes Isère